L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
suit : on y soulignera le sens de certains verbes et le mode
de tous les verbes :
« Quiconque étudiera l'histoire et le progrès des langues
verra que plus les voix deviennent monotones, plus les
consonnes se multiplient, et qu'aux accents qui s'effacent,
aux quantités qui s'égalisent, on supplée par des combinai-
sons grammaticales et par de nouvelles articulations : mais ce
n'est qu'à force de temps que se font ces changements. A
mesure que les besoins croissent, que les affaires s'embrouillent,
que les lumières s'étendent, le langage change de carac-
tère ; il devient plus juste et moins passionné ; il substitue
aux sentiments les idées ; il ne parle plus au coeur, mais à
la raison. Par là-même l'accent s'éteint, l'articulation s'étend ;
la langue devient plus exacte, plus claire, plus traînante, plus
sourde, et plus froide. Ce progrès me paraît tout à fait
naturel. »
La supplémentarité rend donc possible tout ce qui fait le
propre de l'homme : la parole, la société, la passion, etc. Mais
qu'est-ce que ce propre de l'homme ? D'une part, il est ce
dont il faut penser la possibilité avant l'homme et hors de
lui. L'homme se laisse annoncer à lui-même depuis la supplé-
mentarité qui n'est donc pas un attribut, accidentel ou essen-
tiel, de l'homme. Car d'autre part, la supplémentarité qui n'est
rien, ni une présence ni une absence, n'est ni une substance
ni une essence de l'homme. Elle est précisément le jeu de la
présence et de l'absence, l'ouverture de ce jeu qu'aucun concept
de la métaphysique ou de l'ontologie ne peut comprendre.
C'est pourquoi ce propre de l'homme n'est pas le propre de
l'homme : il est la dislocation même du propre en général,
l'impossibilité — et donc le désir — de la proximité à soi ;
l'impossibilité et donc le désir de la présence pure. Que la
supplémentarité ne soit pas le propre de l'homme, cela ne signifie
pas seulement et de manière aussi radicale qu'elle n'est pas
un propre ; mais aussi que son jeu précède ce qu'on appelle
l'homme et s'étend hors de lui. L'homme ne s'appelle l'homme
qu'en dessinant des limites excluant son autre du jeu de la sup-
plémentarité : la pureté de la nature, de l'animalité, de la
primitivité, de l'enfance, de la folie, de la divinité. L'approche
de ces limites est à la fois redoutée comme une menace de
mort et désirée comme accès à la vie sans différance. L'his-
toire de l'homme s'appelant l'homme est l'articulation de
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DE LA GRAMMATOLOGIE
toutes ces limites entre elles. Tous les concepts déterminant
une non-supplémentarité (nature, animalité, primitivité, enfance,
folie, divinité, etc.) n'ont évidemment aucune valeur de vérité.
Ils appartiennent — d'ailleurs avec l'idée de vérité elle-même —
à une époque de la supplémentarité. Ils n'oat de sens que dans
une clôture du jeu.
L'écriture nous apparaîtra de plus en plus comme un autre
nom de cette structure de supplémentarité. Si l'on tient compte
de ce que l'articulation, selon Rousseau lui-même, rend possibles
et la parole et l'écriture (une langue est nécessairement arti-
culée et plus elle est articulée, plus elle se prête à l'écriture),
on doit être assuré de ce que Saussure semblait hésiter à dire
dans ce que nous connaissons des Anagrammes, à savoir qu'il
n'y a pas de phonèmes avant le graphème. C'est-à-dire avant
ce qui opère comme un principe de mort dans la parole.
Peut-être saisit-on mieux ici la situation du discours de Rous-
seau au regard de ce concept de supplément, et du même coup,
le statut de l'analyse dont nous faisons l'essai. Il ne suffit pas
de dire que Rousseau pense le supplément sans le penser,
n'accorde pas son dit à son vouloir-dire, ses descriptions à ses
déclarations. Il faut encore organiser cet écart ou cette contra-
diction. Rousseau se sert du mot et décrit la chose. Mais nous
savons maintenant que ce à quoi nous avons ici affaire n'est
ni du mot ni de la chose. Le mot et la chose sont des limites
référentielles que seule la structure supplémentaire peut pro-
duire et marquer.
Se servant du mot et décrivant la chose, Rousseau déplace
et déforme d'une certaine manière le signe « supplément »,
l'unité du signifiant et du signifié, telle qu'elle s'articule entre
les noms (supplément, suppléant), les verbes (suppléer, se
substituer, etc.) les adjectifs (supplémentaire, supplétif) et fait
jouer les signifiés dans le registre du plus ou du moins. Mais
ces déplacements et ces déformations sont réglées par l'unité
contradictoire — ou elle-même supplémentaire — d'un désir.
Comme dans le rêve, tel que Freud l'analyse, des incompa-
tibles sont simultanément admis dès lors qu'il s'agit d'accom-
plir un désir, en dépit du principe d'identité ou du tiers exclu,
c'est-à-dire du temps logique de la conscience. En se servant
d'un autre mot que celui de rêve, en inaugurant une concep-
tualité qui ne serait plus celle de la métaphysique de la pré-
sence ou de la conscience (opposant, encore à l'intérieur du
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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
discours de Freud, la veille et le rêve)," il faudrait donc définir
un espace dans lequel cette « contradiction » réglée a été
possible et peut être décrite. Ce qu'on appelle « histoire des
idées » devrait commencer par dégager cet espace avant d'arti-
culer son champ sur d'autres champs. Ce sont là, bien entendu,
des questions que nous pouvons seulement poser.
Quelles sont les deux possibilités contradictoires que Rous-
seau veut sauver simultanément ? Et comment s'y prend-il ?
Il veut d'une part affirmer, lui accordant une valeur positive,
tout ce dont l'articulation est le principe ou tout ce avec quoi
elle fait système (la passion, la langue, la société, l'homme,
etc.). Mais il entend affirmer simultanément tout ce qui est
biffé par l'articulation (l'accent, la vie, l'énergie, encore la pas-
sion, etc.). Le supplément étant la structure articulée de ces
deux possibilités, Rousseau ne peut alors que le décomposer
et le dissocier en deux simples, logiquement contradictoires
mais laissant au négatif et au positif une pureté inentamée.
Et pourtant Rousseau, pris, comme la logique de l'identité,
dans le graphique de la supplémentarité, dit ce qu'il ne veut
pas dire, décrit ce qu'il ne veut pas conclure : que le positif
(est) le négatif, la vie (est) la mort, la présence (est) l'absence
et que cette supplémentarité répétitive n'est comprise en aucune
dialectique, si du moins ce concept est commandé, comme il
l'a toujours été, par un horizon de présence. Aussi Rousseau
n'est-il pas le seul à être pris dans le graphique de la supplé-
mentarité. Tout sens et par suite tout discours y est pris. En
particulier, et par un tour singulier, le discours de la métaphy-
sique à l'intérieur de laquelle se déplacent les concepts de Rous-
seau. Et lorsque Hegel dira l'unité de l'absence et de la pré-
sence, du non-être et de l'être, la dialectique ou l'histoire
continueront d'être, du moins dans cette couche du discours que
nous appelions le vouloir-dire de Rousseau, un mouvement
de médiation entre deux présences pleines. La parousie escha-
tologique est aussi présence de la parole pleine, résumant toutes
ses différences et ses articulations dans la conscience (de) soi
du logos. Par conséquent, avant de poser les questions néces-
saires sur la situation historique du texte de Rousseau, il faut
repérer tous les traits de son appartenance à la métaphysique
de la présence, de Platon à Hegel, rythmée par l'articulation
de la présence en présence à soi. L'unité de cette tradition
métaphysique doit être respectée dans sa permanence générale
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