DE LA GRAMMATOLOGIE
fait cet usage. Voilà, ce me semble, une différence bien carac-
téristique. Ceux d'entre eux qui travaillent et vivent en com-
mun, les castors, les fourmis, les abeilles, ont quelque langue
naturelle pour s'entre-communiquer, je n'en fais aucun doute.
Il y a même lieu de croire que la langue des castors et celle
des fourmis sont dans le geste et parlent seulement aux yeux.
Quoi qu'il en soit, par cela même que les unes et les autres de
ces langues sont naturelles, elles ne sont pas acquises ; les
animaux qui les parlent les ont en naissant : ils les ont tous
et partout la même ; ils n'en changent point, ils n'y font pas
le moindre progrès. La langue de convention n'appartient
qu'à l'homme. »
La langue animale — et l'animalité en général — repré-
sentent ici le mythe encore vivace de la fixité, de l'incapacité
symbolique, de la non-supplémentarité. Si nous considérons
le concept d'animalité non pas dans son contenu de connais-
sance ou de méconnaissance mais dans la jonction qui lui est
réservée, nous voyons qu'il doit repérer un moment de la vie
qui ignore encore tout ce dont on veut décrire ici l'apparition
et le jeu : le symbole, ]a substitution, le manque et l'addition
supplémentaire, etc. Une vie qui n'ait pas encore entamé le
jeu de la supplémentarité et qui du même coup ne se soit
pas encore laissée entamer par lui : une vie sans différance et
sans articulation.
L'inscription de l'origine.
Ce détour était nécessaire pour ressaisir la fonction du
concept d'articulation. Celle-ci entame le langage : elle ouvre
la parole comme institution née de la passion mais elle menace
le chant comme parole originelle. Elle le lire du côté du besoin
et de la raison — qui sont complices — et par conséquent
se prête mieux à l'écriture. Plus une langue est articulée, moins
elle est accentuée, plus elle est rationnelle, moins elle est musi-
cale, moins elle perd dès lors à être écrite, mieux elle exprime
le besoin. Elle devient nordique.
Ce mouvement, Rousseau voudrait le donner à penser comme
un accident. Il le décrit pourtant dans sa nécessité originaire.
Cet accident malheureux est aussi un « progrès naturel ». Il
ne survient pas à un chant constitué, il ne surprend pas une
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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
musique pleine. Il n'y a pas de parole, donc, nous le savons, pas
de chant, et par conséquent pas de musique, avant l'articulation.
La passion ne saurait donc être exprimée ou imitée sans arti-
culation. Le « cri de la nature » (second Discours), « les simples
sons qui sortent naturellement du gosier » (Essai, IV) ne font
pas une langue parce que l'articulation n'y a pas encore joué.
t Les voix naturelles sont inarticulées » (Essai IV). La conven-
tion n'a de prise que sur l'articulation qui arrache la langue
au cri et s'accroît avec les consonnes, les temps et la quantité.
La langue naît donc du processus de sa dégénérescence. C'est
pourquoi, pour traduire la démarche descriptive de Rousseau
qui ne veut pas restaurer des faits mais mesurer un écart, il
est peut-être imprudent d'appeler degré zero ou origine simple
ce à partir de quoi l'écart est mesuré ou la structure dessinée.
Le degré zéro ou l'origine impliquent que le commencement
soit simple, qu'il ne soit pas aussi l'amorce d'une dégénéres-
cence, qu'il puisse être pensé dans la forme de la présence en
général, qu'elle soit ou non présence modifiée, événement passé
ou essence permanente. Pour parler d'origine simple, il fau-
drait aussi que l'écart puisse se mesurer sur un axe simple
et dans un seul sens. Est-il encore nécessaire de rappeler
que rien dans la description de Rousseau ne nous y auto-
rise ?
Parler d'origine et de degré zéro commente en effet l'in-
tention déclarée de Rousseau et elle corrige sur ce point plus
d'une lecture classique ou précipitée. Mais en dépit de cette
intention déclarée, le discours de Rousseau se laisse contraindre
par une complexité qui a toujours la forme du supplément
d'origine. Son intention déclarée n'en est pas annulée mais
inscrite dans un système qu'elle ne domine plus. Le désir de
l'origine devient une fonction indispensable et indestructible
mais située dans une syntaxe sans origine. Rousseau voudrait
séparer l'originarité de la supplémentarité. Il a pour lui tous
les droits constitués par notre logos : il est impensable et into-
lérable que ce qui a nom origine ne soit qu'un point situé dans
le système de la supplémentarité. Celle-ci arrache en effet la
langue à sa condition d'origine, à son conditionnel ou à son futur
d'origine, à ce qu'elle aura(it) dû être et qu'elle n'a jamais
été : elle n'a pu naître qu'en suspendant son rapport à toute
origine. Son histoire est celle du supplément d'origine : du
suppléant originaire et du suppléant de l'origine. Qu'on observe
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DE LA GRAMMATOLOGIE
le jeu des temps et des modes à la fin du chapitre IV qui
décrit l'idéal de la langue d'origine :
« Comme les voix naturelles sont inarticulées, les mots
auraient peu d'articulations ; quelques consonnes interposées,
effaçant l'hiatus des voyelles, suffiraient pour les rendre cou-
lantes et faciles à prononcer. En revanche, les sons seraient
très-variés, et la diversité des accents multiplierait les mêmes
voix ; la quantité, le rythme, seraient de nouvelles sources de
combinaisons ; en sorte que les voix, les sons, l'accent, le
nombre, qui sont de la nature, laissant peu de chose à
faire aux articulations, qui sont de conventions, l'on chanterait
au lieu de parler ; la plupart des mots radicaux seraient
des sons imitatifs ou de l'accent des passions, ou de l'effet
des objets sensibles : l'onomatopée s'y ferait sentir continuelle-
ment. Cette langue aurait beaucoup de synonymes pour
exprimer le même être par ses différents rapports * ; elle
aurait peu d'adverbes et de mots abstraits pour exprimer ces
mêmes rapports. Elle aurait beaucoup d'augmentatifs, de dimi-
nutifs, de mots composés, de particules explétives pour donner
de la cadence aux périodes et de la rondeur aux phrases ;
elle aurait beaucoup d'irrégularités et d'anomalies ; elle négli-
gerait l'analogie grammaticale pour s'attacher à l'euphonie, au
nombre, à l'harmonie, et à la beauté des sons. Au lieu d'argu-
ments elle aurait des sentences ; elle persuaderait sans
convaincre, et peindrait sans raisonner. » Puis voici, comme
d'habitude, la référence à Tailleurs et à l'archéologique :
« elle ressemblerait à la langue chinoise à certains égards, à
la grecque à d'autres. Etendez ces idées dans toutes leurs
branches, et vous trouverez que he Cratyle de Platon n'est pas
si ridicule qu'il paraît être.
* « On dit que l'arabe a plus de mille mots différents pour
dire un chameau, plus de cent pour dire un glaive, etc. »
Le stade ainsi décrit au conditionnel est déjà celui d'une
langue ayant rompu avec le geste, le besoin, l'animalité, etc.
Mais d'une langue qui n'a pas encore été corrompue par l'arti-
culation, la convention, la supplémentarité. Le temps de cette
langue est la limite instable, inaccessible, mythique, entre ce
déjà et ce pas-encore : temps de la langue naissante, comme
il y avait un temps de la « société naissante ». Ni avant ni après
l'origine.
Après avoir observé ce jeu du mode temporel, que l'on
poursuive la lecture. Aussitôt après, c'est le chapitre De l'écri-
ture. Le titre seul sépare la précédente citation de celle qui
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