DE LA GRAMMATOLOGIE
à travers tous les traits d'appartenance, les séquences généalo-
giques, les circuits plus étroits de causalité qui enchaînent le
texte de Rousseau. Il faut reconnaître, préalablement et pru-
demment, ce qui revient à cette historicité ; faute de quoi,
ce qu'on inscrirait dans une structure plus étroite ne serait pas
un texte et surtout pas le texte de Rousseau. Il ne suffit pas
de comprendre le texte de Rousseau à l'intérieur de cette impli-
cation des époques de la métaphysique ou de l'Occident —
ce que nous ne faisons ici qu'esquisser très timidement. Il
faut aussi savoir que cette histoire de la métaphysique, à
laquelle revient le concept d'histoire lui-même, appartient à
un ensemble auquel le nom d'histoire ne convient sans doute
plus. Tout ce jeu d'implications est si complexe qu'il y aurait
plus que de l'imprudence à vouloir s'assurer de ce qui revient
en propre à un texte, par exemple à celui de Rousseau. Cela
n'est pas seulement difficile, voire impossible en fait : la question
à laquelle on prétendrait ainsi répondre n'a sans doute aucun
sens hors de la métaphysique de la présence, du propre et
du sujet. Il n'y a pas, à rigoureusement parler, de texte dont
l'auteur ou le sujet soit Jean-Jacques Rousseau. De cette pro-
position principale, il reste à tirer les conséquences rigoureuses,
sans brouiller toutes les propositions subordonnées sous pré-
texte que leur sens et leurs limites sont déjà contestées en leur
racine première.
La neume.
On cherchera donc comment opère Rousseau, par exemple,
lorsqu'il tente de définir la limite de possibilité de ce dont il
décrit l'impossibilité : la voix naturelle ou la langue inarti-
culée. Non plus le cri animal, avant la naissance du langage ;
mais pas encore la langue articulée, déjà travaillée par l'absence
et la mort. Entre le pré-linguistique et le linguistique, entre
le cri et la parole, l'animal et l'homme, la nature et la société,
Rousseau cherche une limite « naissante » et il lui donne plu-
sieurs déterminations. Il y en a au moins deux qui ont la même
fonction. Elles ont rapport à l'enfance et à Dieu. Chaque
fois, deux prédicats contradictoires sont réunis : il s'agit d'une
langue pure de toute supplémentarité.
Le modèle de cette impossible « voix naturelle », c'est
d'abord celle de l'enfance. Décrite au conditionnel dans l'Essai
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L « ESSAI SUR L ORIGINE DES LANGUES »
— rappelons-nous l'analyse des « voix naturelles » qui « sont
inarticulées » — la voici dans l'Emile. L'alibi et le in illo
tempore ne sont plus le Chinois ou le Grec, mais l'enfant :
« Toutes nos langues sont des ouvrages de l'art. On a
longtemps cherché s'il y avait une langue naturelle et com-
mune à tous les hommes ; sans doute il y en a une ; et c'est
celle que les enfants parlent avant de savoir parler. Cette
langue n'est pas articulée, mais elle est accentuée, sonore,
intelligible. L'usage des nôtres nous l'a fait négliger au point
de l'oublier tout à fait. Etudions les enfants, et bientôt nous
la rapprendrons auprès d'eux. Les nourrices sont nos maîtres
dans cette langue ; elles entendent tout ce que disent leurs
nourrissons ; elles leur répondent, elles ont avec eux des
dialogues très bien suivis ; et quoiqu'elles prononcent des
mots, ces mots sont parfaitement inutiles ; ce n'est point le
sens des mots qu'ils entendent, mais l'accent dont il est
accompagné. » (P. 45. Nous soulignons.)
Parler avant de savoir parler, telle est la limite vers laquelle
obstinément Rousseau conduit sa répétition d'origine. Cette
limite est bien celle de la non-supplémentarité mais comme il
doit déjà y avoir langage, il faut que le supplément soit annoncé
sans s'être produit, que le manque et l'absence aient commencé
sans commencer. Sans l'appel du supplément, l'enfant ne par-
lerait pas du tout : s'il ne souffrait pas, s'il ne lui manquait
rien, il n'appellerait pas, il ne parlerait pas. Mais si la supplé-
mentarité s'était simplement produite, si elle avait vraiment
commencé, l'enfant parlerait en sachant parler. Or l'enfant
parle avant de savoir parler. Il a le langage, mais ce qui
manque à son langage, c'est de pouvoir se remplacer lui-même,
de pouvoir substituer un signe à un autre, un organe d'expres-
sion à un autre ; ce qui lui manque, c'est, comme le disait
l'Essai, nous nous en souvenons, « une faculté propre à
l'homme, qui lui fait employer ses organes à cet usage, et
qui, si ceux-là lui manquaient, lui en ferait employer d'autres
à la même fin ». L'enfant — le concept d'enfant — est ici le
concept de ce qui n'a qu'un seul langage parce qu'il n'a
qu'un seul organe. Et cela signifie que son manque, son mal-
être lui-même est unique et uniforme, ne se prêtant à aucune
substitution, à aucune opération de suppléance. Tel est l'enfant
de Rousseau. Il n'a pas le langage parce qu'il n'en a qu'un :
« Il n'a qu'un langage, parce qu'il n'a, pour ainsi dire,
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DE LA GRAMMATOLOGIE
qu'une sorte de mal-être : dans l'imperfection de ses organes,
il ne distingue point leurs impressions diverses ; tous les maux
ne forment pour lui qu'une sensation de douleur. » (P. 46.)
L'enfant saura parler lorsque les formes de son mal-être
pourront se substituer les unes aux autres ; alors il pourra
glisser d'un langage à un autre, glisser un signe sous un autre,
jouer avec les substances signifiantes : il entrera dans l'ordre
du supplément, ici déterminé comme ordre humain : il ne
pleurera plus, il saura dire « j'ai mal ».
« Quand les enfants commencent à parler, ils pleurent
moins. Ce progrès est naturel : un langage est substitué à
l'autre... Dès qu'une fois Emile aura dit : j'ai mal, il faudra
des douleurs bien vives pour le forcer de pleurer » (p. 59).
Parler avant de savoir parler : l'enfance est le bien parce que
la parole est le bien, le propre de l'homme. Or l'enfant parle.
L'enfance est le bien parce que le savoir-parler ne va pas sans
le mal d'articulation. Or l'enfant ne sait pas parler. Mais l'en-
fance n'est pas le bien puisque déjà elle parle ; et elle n'est pas
le bien parce qu'elle n'a pas le propre et le bien de l'homme :
le savoir-parler. D'où l'instabilité réglée des jugements sur l'en-
fance : pour le meilleur et pour le pire, celle-ci est tantôt du
côté de l'animalité, tantôt du côté de l'humanité. Que l'enfant
parle sans savoir parler, cela peut être mis à son crédit ; mais
il parle aussi sans savoir chanter : en quoi il n'est plus l'animal
qui ne parle ni ne chante, mais pas encore l'homme qui parle
et chante :
« L'homme a trois sortes de voix, savoir, la voix parlante
ou articulée, la voix chantante ou mélodieuse, et la voix
pathétique ou accentuée, qui sert de langage aux passions,
et qui anime le chant et la parole. L'enfant a ces trois
sortes de voix ainsi que l'homme, sans les savoir allier de
même ; il a comme nous le rire, les cris, les plaintes, l'excla-
mation, les gémissements, mais il ne sait pas en mêler les
inflexions aux deux autres voix. Une musique parfaite est
celle qui réunit le mieux ces trois voix. Les enfants sont
incapables de cette musique-là, et leur chant n'a jamais d'âme.
De même, dans la voix parlante, leur langage n'a point
d'accent ; ils crient, mais ils n'accentuent pas ; et comme
dans leur discours, il y a peu d'accent, il y a peu d'éner-
gie dans leur voix. » (Emile, p. 161-162.)
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