LA FIN DU LIVRE ET LE COMMENCEMENT DE I.'ÉCRITURE
milieu étroit, réservée à une minorité, elle est le principe de mort
et de différence dans le devenir de l'être. Elle est à la parole ce
que la Chine est à l'Europe :
« C'est seulement à l'exégétisme
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de la culture spirituelle
chinoise que convient l'écriture hiéroglyphique de ce peuple.
Ce type d'écriture est d'ailleurs la part réservée à la frac-
tion la plus étroite d'un peuple, celle qui détient le domaine
exclusif de la culture spirituelle »... « Une écriture hiérogly-
phyque exigerait une philosophie aussi exégétique que l'est en
général la culture des Chinois » (ibid).
Si le moment non-phonétique menace l'histoire et la vie de
l'esprit comme présence à soi dans le souffle, c'est qu'il menace
la substantialité, cet autre nom métaphysique de la présence,
de Vousia. D'abord sous la forme du substantif. L'écriture non-
phonétique brise le nom. Elle décrit des relations et non des
appellations. Le nom et le mot, ces unités du souffle et du
concept, s'effacent dans l'écriture pure. A cet égard, Leibniz
est inquiétant comme le Chinois en Europe :
« Cette situation, la notation analytique des représentations
dans l'écriture hiéroglyphique, qui a séduit Leibniz jusqu'à lui
faire préférer à tort cette écriture à l'écriture alphabétique, con-
tredit plutôt l'exigence fondamentale du langage en général, à
savoir le nom... » « ... toute différence (Abweichung) dans
l'analyse produirait une autre formation du substantif écrit. »
L'horizon du savoir absolu, c'est l'effacement de l'écriture
dans le logos, la resumption de la trace dans la parousie, la
réappropriation de la différence, l'accomplissement de ce que
nous avons appelé ailleurs
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la métaphysique du propre.
Et pourtant, tout ce que Hegel a pensé dans cet horizon,
c'est-à-dire tout sauf l'eschatologie, peut être relu comme médi-
tation de l'écriture. Hegel est aussi le penseur de la différence
irréductible. Il a réhabilité la pensée comme mémoire pro-
ductrice de signes. Et il a réintroduit, comme nous essaierons
de le montrer ailleurs, la nécessité essentielle de la trace écrite
dans un discours philosophique — c'est-à-dire socratique —
qui avait toujours cru pouvoir s'en passer : dernier philosophe
du livre et premier penseur de l'écriture.
14. dem Statarischen, mot de vieil allemand qu'on avait été
tenté de traduire jusqu'ici par « immobile », « statique » (cf. Gibe-
lin, pp. 255-257)
15. La parole soufflée, in L'écriture et la différence (Ed. du
Seuil, 1967.)
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chapitre 2
linguistique et grammatologie
L'écriture n'est que la représentation de la
parole ; il est bizarre qu'on donne plus de
soin à déterminer l'image que l'objet.
J.-J. Rousseau, Fragment inédit d'un essai
sur les langues.
Le concept d'écriture devrait définir le champ d'une science.
Mais peut-il être fixé par les savants hors de toutes les pré-dé-
terminations historico-métaphysiques que nous venons de situer
fort sèchement ? Que peut signifier d'abord une science de
l'écriture, s'il est acquis :
1° que l'idée même de science est née à une certaine époque
de l'écriture ;
2° qu'elle a été pensée et formulée, en tant que tâche, idée,
projet, dans un langage impliquant un certain type de rapports
déterminés — structurellement et axiologiquement — entre
parole et écriture ;
3° que, dans cette mesure, elle a d'abord été liée au concept
et à l'aventure de l'écriture phonétique, valorisée comme le telos
de toute écriture, alors même que ce qui fut constamment le
modèle exemplaire de la scientificité — la mathématique — n'a
jamais cessé de s'en éloigner ;
4° que l'idée plus étroite d'une science générale de l'écriture
est née, pour des raisons qui ne sont pas fortuites, à une cer-
taine époque de l'histoire du monde (qui s'indique autour du
XVIII
6
siècle) et dans un certain système déterminé des rap-
ports entre la parole « vive » et l'inscription ;
5° que l'écriture n'est pas seulement un moyen auxiliaire au
service de la science — et éventuellement son objet — mais
d'abord, comme l'a en particulier rappelé Husserl, dans L'ori-
gine de la géométrie, la condition de possibilité des objets idéaux
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LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE
et donc de l'objectivité scientifique. Avant d'être son objet,
l'écriture est la condition de l'epistémè.
6° que l'historicité elle-même est liée à la possibilité de l'écri-
ture : à la possibilité de l'écriture en général, au-delà de ces
formes particulières d'écriture au nom desquelles on a longtemps
parlé de peuples sans écriture et sans histoire. Avant d'être
l'objet d'une histoire — d'une science historique — l'écriture
ouvre le champ de l'histoire — du devenir historique. Et
celle-là (Historie, dirait-on en allemand) suppose celle-ci (Ges-
chichte).
La science de l'écriture devrait donc aller chercher son objet
à la racine de la scientificité. L'histoire de l'écriture devrait se
retourner vers l'origine de l'historicité. Science de la possibilité
de la science ? Science de la science qui n'aurait plus la forme
de la logique mais de la grammatique ? Histoire de la possibilité
de l'histoire qui ne serait plus une archéologie une philosophie
de l'histoire ou une histoire de la philosophie ?
Les sciences positives et classiques de l'écriture ne peuvent que
réprimer ce type de question. Jusqu'à un certain point, cette
répression est même nécessaire au progrès de l'enquête positive.
Outre qu'elle serait encore prise dans la logique philosophante,
la question onto-phénoménologique sur l'essence, c'est-à-dire sur
l'origine de l'écriture, ne pourrait, à elle seule, que paralyser
ou stériliser la recherche historique et typologique des faits.
Aussi notre intention n'est-elle pas de mettre cette question
préjudicielle, cette sèche, nécessaire et, d'une certaine facilité,
facile question de droit, en balance avec la puissance et l'effi-
cacité des recherches positives auxquelles il nous est donné
d'assister aujourd'hui. Jamais la genèse et le système des écri-
tures n'avaient donné lieu à des explorations aussi profondes,
étendues et assurées. Il s'agit d'autant moins de mettre la ques-
tion en balance avec le poids des découvertes que les questions
sont impondérables. Si celle-ci ne l'est pas tout à fait, c'est
peut-être parce que son refoulement a des conséquences effec-
tives dans le contenu même de recherches qui, dans le cas
présent et par privilège, s'ordonnent toujours autour de pro-
blèmes de définition et de commencement.
Moins qu'un autre, le grammatologue peut éviter de s'inter-
roger sur l'essence de son objet sous la forme d'une question
d'origine : « Qu'est-ce que l'écriture ? » veut dire « où et quand
commence l'écriture ? » Les réponses viennent en général très
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