DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE
de la police. Le telos de l'aliénation scripturale a bien aux
yeux de Rousseau la figure de l'écriture scientifique ou
technique, partout où elle peut agir, c'est-à-dire même hors
des domaines réservés à la « science » ou à la « technique ».
Ce n'est pas un hasard si dans la mythologie, l'égyptienne en
particulier, le dieu des sciences et des techniques est aussi le
dieu de l'écriture ; et si c'est lui (Thot, Theuth, Teuthus ou
son homologue grec Hermès, dieu de la ruse, du commerce
et des voleurs) que Rousseau incrimine dans le Discours sur
les sciences et les arts. (Platon, déjà, dénonçait son invention
de l'écriture, à la fin du Phèdre) :
« C'était une ancienne tradition passée de l'Egypte en
Grèce, qu'un dieu ennemi du repos des hommes était l'inven-
teur des sciences *... En effet, soit qu'on feuillette les annales
du monde, soit qu'on supplée à des chroniques incertaines
par des recherches philosophiques, on ne trouvera pas aux
connaissances humaines une origine qui réponde à l'idée qu'on
aime à s'en former... Le défaut de leur origine ne nous est
que trop retracé dans leurs objets...
* On voit aisément l'allégorie de la fable de Prométhée ;
et il ne paraît pas que les Grecs qui l'ont cloué sur le Cau-
case, en pensassent guère plus favorablement que les Egyp-
tiens de leur Dieu Teuthus » (p. 12).
Le supplément d'origine.
Dans les dernières pages du chapitre De l'écriture, la critique,
la présentation appréciative de récriture et de son histoire
déclare l'extériorité absolue de l'écriture mais décrit l'intériorité
du principe d'écriture au langage. Le mal du dehors (qui vient
du dehors mais aussi qui attire au-dehors, comme on dit éga-
lement ou inversement, le mal du pays) est au cœur de la
parole vivante comme son principe d'effacement et son rapport
à sa propre mort. Autrement dit, il ne suffit pas, il ne s'agit
pas, au vrai, de montrer l'intériorité de ce que Rousseau aurait
cru extérieur ; plutôt de donner à penser la puissaace d'exté-
riorité comme constitutive de l'intériorité : de la parole, du
sens signifié, du présent comme tel ; au sens où nous disions
à l'instant que le mortel redoublement-dédoublement représen-
tatif constituait le présent vivant, sans s'ajouter simplement à
441
DE LA GRAMMATOLOGIE
lui ; ou plutôt le constituait, paradoxalement, en s'ajoutant à
lui. Il s'agit donc d'un supplément originaire, si cette expres-
sion absurde peut être risquée, tout irrecevable qu'elle est dans
une logique classique. Supplément d'origine plutôt : qui supplée
l'origine défaillante et qui pourtant n'est pas dérivé ; ce sup-
plément est, comme on dit d'une pièce, d'origine.
On rend compte ainsi de ce que l'altérité absolue de l'écriture
puisse néanmoins affecter, du dehors, en son dedans, la parole
vive : l'altérer. Tout en ayant une histoire indépendante,
comme nous l'avons vu, et malgré les inégalités de développe-
ment, le jeu des corrélations structurelles, l'écriture marque
l'histoire de la parole. Bien qu'elle naisse des « besoins d'une
autre nature » et « selon des circonstances tout à fait indé-
pendantes de la durée des peuples », bien que ces besoins
eussent pu « n'avoir jamais eu lieu », l'irruption de cette
contingence absolue a déterminé le dedans d'une histoire essen-
tielle et affecté l'unité intérieure d'une vie, l'a littéralement
infectée. Or c'est bien l'essence étrange du supplément que
de n'avoir pas d'essentialité : il peut toujours n'avoir pas lieu.
A la lettre, il n'a d'ailleurs jamais lieu : il n'est jamais pré-
sent, ici, maintenant. S'il l'était, il ne serait pas ce qu'il est,
un supplément, tenant le lieu et maintenant la place de l'autre.
Ce qui altère le nerf vivant de la langue (« L'écriture, qui
semble devoir fixer la langue, est précisément ce qui l'altère ;
elle n'en change pas les mots mais le génie ») n'a donc sur-
tout pas lieu. Moins que rien et pourtant, à en juger par ses
effets, beaucoup plus que rien. Le supplément n'est ni une
présence ni une absence. Aucune ontologie ne peut en penser
l'opération.
Comme le fera Saussure, Rousseau veut à la fois maintenir
l'extériorité du système de l'écriture et l'efficience maléfique
dont on relève les symptômes sur le corps de la langue. Mais
disons-nous autre chose ? Oui, dans la mesure où nous mon-
trons l'intériorité de l'extériorité, ce qui revient à annuler la
qualification éthique et à penser l'écriture au-delà du bien et
du mal ; oui surtout, dans la mesure où nous désignons l'im-
possibilité de formuler le mouvement de la supplémentarité
dans le logos classique, dans la logique de l'identité, dans l'onto-
logie, dans l'opposition de la présence et de l'absence, du posi-
tif et du négatif, et même dans la dialectique, si du moins
on la détermine, comme l'a toujours fait la métaphysique, spi-
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DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE
ritualiste ou matérialiste, dans l'horizon de la présence et de
la réappropriation. Bien entendu, la désignation de cette impos-
sibilité n'échappe au langage de la métaphysique que par une
pointe. Elle doit pour le reste puiser ses ressources dans la
logique qu'elle déconstruit. Et par là même y trouver ses prises.
On ne peut plus voir le mal dans la substitution dès lors
qu'on sait que le substitut est substitué à un substitut. Or
n'est-ce pas ce que décrit l'Essai ? « L'écriture substitue l'exac-
titude à l'expression. » L'expression est l'expression de l'affect,
de la passion qui est à l'origine du langage, d'une parole qui
fut d'abord substituée à un chant, marqué par le ton et la
force. Le ton et la force signifient la voix présente : ils sont
antérieurs au concept, ils sont singuliers, et ils sont d'autre part
attachés aux voyelles, à l'élément vocal et non consonantique
de la langue. La force d'expression ne revient qu'au son voca-
lique, au moment où le sujet est là, en personne, pour pro-
férer sa passion. Quand le sujet n'est plus là, la force, l'into-
nation, l'accent se perdent dans le concept. Alors on écrit, on
« supplée » en vain à l'accent par « les accents », on se sou-
met à la généralité de la loi : « En écrivant, on est forcé
de prendre tous les mots dans l'acception commune ; mais
celui qui parle varie les acceptions par les tons, il les déter-
mine comme il lui plaît ; moins gêné pour être clair, il donne
plus à la force ; et il n'est pas possible qu'une langue qu'on
écrit garde longtemps la vivacité de celle qui n'est que parlée. »
L'écriture est donc toujours atonale. La place du sujet y est
prise par un autre, elle est dérobée. La phrase parlée, qui
ne vaut qu'une fois et reste « propre seulement au lieu où
elle est », perd son lieu et son sens propre dès qu'elle est
écrite. « Les moyens qu'on prend pour suppléer à celui-là
étendent, allongent la langue écrite, et, passant des livres dans
le discours, énervent la parole même. »
Mais si Rousseau a pu dire qu'on « écrit les voix et non
les sons », c'est que les voix se distinguent des sons par cela
même qui permet l'écriture, à savoir la consonne et l'articu-
lation. Celles-ci ne remplacent qu'elles-mêmes. L'articulation,
qui remplace l'accent, est l'origine des langues. L'altération par
l'écriture est une extériorité originaire. Elle est l'origine du lan-
gage. Rousseau le décrit sans le déclarer. En contrebande.
Une parole sans principe consonantique, c'est-à-dire, selon
Rousseau, une parole abritée de toute écriture, ne serait pas
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DE LA GRAMMATOLOGIE
une parole
35
: elle se tiendrait à la limite fictive du cri inar-
ticulé et purement naturel. Inversement, une parole qui serait
de pure consonne, de pure articulation, deviendrait une pure
écriture, algèbre ou langue morte. La mort de la parole est
donc l'horizon et l'origine du langage. Mais une origine et un
horizon qui ne se tiendraient pas sur ses bordures extérieures.
Comme toujours, la mort, qui n'est ni un présent à venir ni
un présent passé, travaille le dedans de la parole comme sa
trace, sa réserve, sa différance intérieure et extérieure : comme
son supplément.
Mais Rousseau ne pouvait pas penser cette écriture qui a
lieu avant et dans la parole. Dans la mesure de son apparte-
nance à la métaphysique de la présence, il rêvait de l'extério-
rité simple de la mort à la vie, du mal au bien, de la repré-
sentation à la présence, du signifiant au signifié, du représen-
tant au représenté, du masque au visage, de l'écriture à la
parole. Mais toutes ces oppositions sont irréductiblement enra-
cinées dans cette métaphysique. En s'en servant, on ne peut
opérer que par renversements, c'est-à-dire par confirmation. Le
supplément n'est aucun de ces termes. En particulier, il n'est
pas plus un signifiant qu'un signifié, un représentant qu'une
présence, une écriture qu'une parole. Aucun des termes de cette
série ne peut, y étant compris, dominer l'économie de la diffé-
rance ou de la supplémentarité. Le rêve de Rousseau a consisté
à faire entrer de force le supplément dans la métaphysique.
Mais qu'est-ce à dire ? L'opposition du rêve à la vigilance,
n'est-ce pas aussi une représentation de la métaphysique ? Et
35. Rousseau rêve d'une langue inarticulée mais il décrit l'origine
des langues comme passage du cri à l'articulation. La consonne qui
pour lui va de pair avec l'articulation, est le devenir-langue du
son, le devenir phonétique de la sonorité naturelle. C'est elle qui,
pourrait-on dire, inscrivant le son dans une opposition, lui donne
la possibilité d'une pertinence linguistique. Jakobson a montré,
contre le préjugé courant, que « dans l'acquisition du langage, la
première opposition vocalique est postérieure aux premières oppo-
sitions consonantiques ; il y a donc un stade où les consonnes rem-
plissent déjà une fonction distinctive, tandis que la voyelle unique
ne sert encore que d'appui à la consonne et de matière pour les
variations expressives. Donc nous voyons les consonnes prendre
la valeur de phonèmes avant les voyelles. » (Les lois phoniques
du langage enfantin et leur place dans la phonologie générale, in
Selected writings, I. p. 325.)
444
DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE
que doit être le rêve, que doit être l'écriture si, comme nous
le savons maintenant, on peut rêver en écrivant ? Et si la
scène du rêve est toujours une scène d'écriture ? Au bas d'une
page de l'Emile, après nous avoir, une fois de plus, mis en
garde contre les livres, l'écriture, les signes (« Que sert d'ins-
crire dans leur tête un catalogue de signes qui ne représentent
rien pour eux ? »), après avoir opposé la « gravure » de ces
signes artificiels aux « caractères ineffaçables » du livre de la
nature, Rousseau ajoute une note : « ... on nous donne gra-
vement pour de la philosophie les rêves de quelques mauvaises
nuits. On me dira que je rêve aussi ; j'en conviens : mais ce
que les autres n'ont garde de faire, je donne mes rêves pour
des rêves, laissant chercher s'ils ont quelque chose d'utile aux
gens éveillés. »
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Table des matières
Avertissement 7
PREMIERE PARTIE : L'ÉCRITURE AVANT LA LETTRE
Exergue 11
Chapitre 1. La fin du livre et le commencement de l'écri-
ture 15
Le programme 15
Le signifiant et la vérité 21
L'être écrit 31
Chapitre 2. Linguistique et grammatologie 42
Le dehors et le dedans 46
Le dehors
le dedans 65
La brisure 96
Chapitre 3. De la grammatologie comme science positive 109
L'algèbre : arcanum et transparence 111
La science et le nom de l'homme 121
Le rebus et la complicité des origines 131
DEUXIÈME PARTIE : NATURE, CULTURE, ÉCRITURE
Introduction à 1' « époque de Rousseau » 145
Chapitre 1. La violence de la lettre : de Lévi-Strauss à
Rousseau 149
La guerre des noms propres 157
L'écriture et l'exploitation de l'homme par l'homme. 173
TABLE DES MATIERES
Chapitrer2. « ... Ce dangereux supplément... » 203
De l'aveuglement au supplément 207
La chaîne des suppléments 219
L'exorbitant. Question de méthode 226
Chapitre 3. Genèse et structure de l'Essai sur l'origine
des langues 235
I. La place de 1' « Essai »
L'écriture, mal politique et mal linguistique.... 2 3 8
Le débat actuel : l'économie de la Pitié 243
Le premier débat et la composition de l ' E s s a i . . . . 2 7 2
II. L'imitation
L'intervalle et le supplément 279
L'estampe et les ambiguités du formalisme 286
Le tour d'écriture 309
III. L'articulation
« Ce mouvement de baguette... » 327
L'inscription de l'origine 344
La neume 350
Ce « simple mouvement de doigt ». L'écriture et la
prohibition de l'inceste 361
Chapitre 4. Du supplément à la source : la théorie de
l'écriture 379
La métaphore originaire 381
Histoire et système des écritures 397
L'alphabet et la représentation absolue 416
Le théorème et le théâtre 428
Le supplément d'origine 441
CET OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ D'IMPRIMER
LE QUINZE JANVIER MIL NEUF CENT
SOIXANTE-QUATORZE SUR LES PRESSES
DE L'IMPRIMERIE DE LA MANUTENTION
ET INSCRIT DANS LES REGISTRES DE
L'ÉDITEUR SOUS LE NUMÉRO 1031
1031
Imprimé en France
COLLECTION
dirigée par
JACQUES
DE LA GRAMMATOLOGIE
« Les langues sont faites pour être parlées, l'écriture ne sert que
de supplément à la parole... L'écriture n'est que la représentation de
la parole, il est bizarre qu'on donne plus de soin à déterminer l'image
que l'objet. » ROUSSEAU.
Ce livre est donc voué à la bizarrerie. Mais c'est qu'à accorder tout
son soin à récriture, il la soumet à une réévaluation radicale. Et les
voies sont nécessairement extravagantes lorsqu il importe d'excéder,
pour en penser la possibilité, ce qui se donne pour la logique elle-
même : celle qui doit déterminer les rapports de la parole et de
l'écriture en se rassurant dans l'évidence du sens commun, dans les
catégories de « représentation » ou d' « image », dans l'opposition
du dedans et du dehors, du plus et du moins, de l'essence et de
l'apparence, de l'originaire et du dérivé.
Analysant les investissements dont notre culture a chargé le signe
écrit, Jacques Derrida en démontre aussi les effets les plus actuels et
parfois les plus inaperçus. Cela n'est possible que par un déplacement
systématique des concepts : on ne saurait en effet répondre à la ques-
tion « qu'est-ce que l'écriture ? » par un appel de style « phénomé-
nologique » à quelque expérience sauvage, immédiate, spontanée.
L'interprétation occidentale de l'écriture commande tous les champs
de l'expérience, de la pratique et du savoir, et jusqu'à la forme ultime
de la question (« qu'est-ce que ? ») qu'on croit pouvoir libérer de
cette prise. L'histoire de cette interprétation n'est pas celle d'un
préjugé déterminé,
erreur localisée, d'une limite accidentelle.
forme une structure finie mais nécessaire dans le mouvement qui
se trouve ici reconnu sous le nom de
MARGES DE LA PHILOSOPHIE
POSITIONS
ÉDITIONS
MINUIT
7, rue
Paris
MI ISBN 2-7073-0012-8
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