DE LA GRAMMATOLOGIE
de l'origine transcendantale du système lui-même, comme sys-
tème des objets d'une science, et, corrélativement, du système
théorique qui l'étudie : ici du système objectif et « déductif »
que veut être la glossématique. Sans cela, le progrès décisif
accompli par un formalisme respectueux de l'originalité de son
objet, du « système immanent de ses objets », est guetté par
l'objectivisme scientiste, c'est-à-dire par une autre métaphysique
inaperçue ou inavouée. Qu'on reconnaît souvent à l'œuvre dans
l'Ecole de Copenhague. C'est pour éviter de retomber dans
cet objectivisme naïf que nous nous référons ici à une trans-
cendantalité que nous mettons ailleurs en question. C'est qu'il
y a, croyons-nous, un en-deçà et un au-delà de la critique
transcendantale. Faire en sorte que l'au-delà ne retourne pas
dans l'en-deçà, c'est reconnaître dans la contorsion la nécessité
d'un parcours. Ce parcours doit laisser dans le texte un sillage.
Sans ce sillage, abandonné au simple contenu de ses conclu-
sions, le texte ultra-transcendantal ressemblera toujours à s'y
méprendre au texte précritique. Nous devons former et méditer
aujourd'hui la loi de cette ressemblance. Ce que nous appelons
ici la rature des concepts doit marquer les lieux de cette médi-
tation à venir. Par exemple, la valeur d'archie transcendantale
doit faire éprouver sa nécessité avant de se laisser raturer
elle-même. Le concept d'archi-trace doit faire droit et à cette
nécessité et à cette rature. Il est en effet contradictoire et
irrecevable dans la logique de l'identité. La trace n'est pas
seulement la disparition de l'origine, elle veut dire ici — dans le
discours que nous tenons et selon le parcours que nous suivons
— que l'origine n'a même pas disparu, qu'elle n'a jamais été
constituée qu'en retour par une non-origine, la trace, qui devient
ainsi l'origine de l'origine. Dès lors, pour arracher le concept
de trace au schéma classique qui la ferait dériver d'une pré-
sence ou d'une non-trace originaire et qui en ferait une marque
empirique, il faut bien parler de trace originaire ou d'archi-
trace. Et pourtant nous savons que ce concept détruit son nom
et que, si tout commence par la trace, il n'y a surtout pas de
trace originaire
28
. Nous devons alors situer, comme un simple
28. Quant à cette critique du concept d'origine en général (empi-
rique et/ ou transcendantale) nous avons tenté ailleurs d'indiquer le
schéma d'une argumentation (Introduction à L'origine de la géo-
métrie de Husserl, 1962, p. 60).
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LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE
moment du discours, la réduction phénoménologique et la réfé-
rence de style husserlien à une expérience transcendantale.
Dans la mesure où le concept d'expérience en général — et
d'expérience transcendantale, chez Husserl, en particulier —
reste commandé par le thème de la présence, il participe au
mouvement de réduction de la trace. Le Présent Vivant (leben-
dige Gegenwart) est la forme universelle et absolue de l'expé-
rience transcendantale à laquelle nous renvoie Husserl. Dans
les descriptions du mouvement de la temporalisation, tout ce
qui ne tourmente pas la simplicité et la domination de cette
forme nous paraît signaler l'appartenance de la phénoméno-
logie transcendantale à la métaphysique. Mais cela doit com-
poser avec des forces de rupture. Dans la temporalisation ori-
ginaire et le mouvement du rapport à autrui, tels que Husserl
les décrit effectivement, la non-présentation ou la dé-présen-
tation est aussi « originaire » que la présentation. C'est pour-
quoi une pensée de la trace ne peut pas plus rompre avec
une phénoménologie transcendantale que s'y réduire. Ici comme
ailleurs, poser le problème en termes de choix, obliger ou se
croire d'abord obligé d'y répondre par un oui ou un non,
concevoir l'appartenance comme une allégeance ou la non-
appartenance comme un franc-parler, c'est confondre des hau-
teurs, des chemins et des styles bien différents. Dans la décons-
truction de l'archie, on ne procède pas à une élection.
Nous admettons donc la nécessité de passer par le concept
d'archi-trace. Comment cette nécessité nous conduit-elle depuis
le dedans du système linguistique ? En quoi le chemin qui va
de Saussure à Hjelmslev nous interdit-il de contourner la trace
originaire ?
En ce que son passage par la forme est un passage par
l'empreinte. Et le sens de la différance en général nous
serait plus accessible si l'unité de ce double passage nous appa-
raissait plus clairement.
Dans les deux cas, il faut partir de la possibilité de neu-
traliser la substance phonique.
D'une part, l'élément phonique, le terme, la plénitude qu'on
appelle sensible, n'apparaîtraient pas comme tels sans la diffé-
rence ou l'opposition qui leur donnent forme. Telle est la portée
la plus évidente de l'appel à la différence comme réduction
de la substance phonique. Or ici l'apparaître et le fonctionne-
ment de la différence supposent une synthèse originaire qu'au-
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DE LA GRAMMATOLOGIE
cune simplicité absolue ne précède. Telle serait donc la trace
originaire. Sans une rétention dans l'unité minimale de l'expé-
rience temporelle, sans une trace retenant l'autre comme autre
dans le même, aucune différence ne ferait son œuvre et aucun
sens n'apparaîtrait. Il ne s'agit donc pas ici d'une différence
constituée mais, avant toute détermination de contenu, du mou-
vement pur qui produit la différence. La trace (pure) est la
différance. Elle ne dépend d'aucune plénitude sensible, audible
ou visible, phonique ou graphique. Elle en est au contraire
la condition. Bien qu'elle n'existe pas, bien qu'elle ne soit
jamais un étant-présent hors de toute plénitude, sa possibilité
est antérieure en droit à tout ce qu'on appelle signe (signi-
fié/signifiant, contenu/expression, etc.), concept ou opération,
motrice ou sensible. Cette différance n'est donc pas plus sen-
sible qu'intelligible et elle permet l'articulation des signes entre
eux à l'intérieur d'un même ordre abstrait — d'un texte pho-
nique ou graphique par exemple — ou entre deux ordres d'ex-
pression. Elle permet l'articulation de la parole et de l'écriture
— au sens courant — comme elle fonde l'opposition méta-
physique entre le sensible et l'intelligible, puis entre signifiant
et signifié, expression et contenu, etc. Si la langue n'était pas
déjà, en ce sens, une écriture, aucune « notation » dérivée
ne serait possible ; et le problème classique des rapports entre
parole et écriture ne saurait surgir. Bien entendu les sciences
positives de la signification ne peuvent décrire que l'œuvre et
le fait de la différance, les différences déterminées et les pré-
sences déterminées auxquelles elles donnent lieu. Il ne peut
y avoir de science de la différance elle-même en son opéra-
tion, non plus que de l'origine de la présence elle-même, c'est-à-
dire d'une certaine non-origine.
La différance est donc la formation de la forme. Mais elle est
d'autre part l'être-imprimé de l'empreinte. On sait que Saussure
distingue entre 1' « image acoustique » et le son objectif (p. 98).
Il se donne ainsi le droit de « réduire », au sens phénoméno-
logique du mot, les sciences de l'acoustique et de la physio-
logie au moment où il institue la science du langage. L'image
acoustique, c'est la structure de l'apparaître du son qui n'est
rien moins que le son apparaissant. C'est l'image acoustique
qu'il appelle le signifiant, réservant le nom de signifié non à
la chose, bien entendu (elle est réduite par l'acte et l'idéalité
même du langage), mais au « concept », notion sans doute
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