LA FIN DU LIVRE ET LE COMMENCEMENT DE L'ÉCRITURE
écriture première
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: plus fondamentale que celle qui, avant
cette conversion, passait pour le simple « supplément à la
parole » (Rousseau). Ou bien l'écriture n'a jamais été un simple
« supplément », ou bien il est urgent de construire une nouvelle
logique du « supplément ». C'est cette urgence qui nous gui-
dera plus loin dans la lecture de Rousseau.
Ces déguisements ne sont pas des contingences historiques
qu'on pourrait admirer ou regretter. Le mouvement en fut abso-
lument nécessaire, d'une nécessité qui ne peut comparaître, pour
être jugée, devant aucune autre instance. Le privilège de la
phonè ne dépend pas d'un choix qu'on aurait pu éviter. Il
répond à un moment de l'économie (disons de la « vie » de
l' « histoire » ou de l' « être comme rapport à soi »). Le système
du « s'entendre-parler » à travers la substance phonique — qui
se donne comme signifiant non-extérieur, non-mondain, donc
non empirique ou non-contingent — a dû dominer pendant
toute une époque l'histoire du monde, a même produit l'idée
de monde, l'idée d'origine du monde à partir de la différence
entre le mondain et le non-mondain, le dehors et le dedans,
l'idéalité et la non-idéalité, l'universel et le non-universel, le
transcendantal et l'empirique, etc.
2
.
Avec un succès inégal et essentiellement précaire, ce mouve-
ment aurait en apparence tendu, comme vers son telos, à
confiner l'écriture dans une fonction seconde et instrumentale :
traductrice d'une parole pleine et pleinement présente (présente
à soi, à son signifié, à l'autre, condition même du thème de
la présence en général), technique au service du langage, porte-
1. Parler ici d'une écriture première ne revient pas à affirmer
une priorité chronologique de fait. On connaît ce débat : l'écriture
est-elle, comme l'affirmaient par exemple Metchnaninov et Marr,
puis Loukotka, « antérieure au langage phonétique » ? (Conclu-
sion assumée par la première édition de la Grande Encyclo-
pédie Soviétique, puis contredite par Staline. Sur ce débat, cf.
V. Istrine, Langue et écriture, in Linguistique, op. cit., pp. 35, 60.
Ce débat s'est aussi fixé autour des thèses du P. van Ginneken. Sur
la discussion de ces thèses, cf. J. Février, Histoire de l'écriture.
Payot, 1948-1959, p. 5 sq.). Nous essaierons de montrer plus
loin pourquoi les termes et les prémisses d'un tel débat appellent
la suspicion.
2. C'est un problème que nous abordons plus directement dans
La voix et le phénomène. (P.U.F. 1967.)
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DE LA GRAMMATOLOGIE
parole, interprète d'une parole originaire elle-même soustraite
à l'interprétation.
Technique au service du langage : nous ne faisons pas ici
appel à une essence générale de la technique qui nous serait
déjà familière et nous aiderait à comprendre, comme un
exemple, le concept étroit et historiquement déterminé de l'écri-
ture. Nous croyons au contraire qu'un certain type de ques-
tion sur le sens et l'origine de l'écriture précède ou au
moins se confond avec un certain type de question sur le sens
et l'origine de la technique. C'est pourquoi jamais la notion
de technique n'éclairera simplement la notion d'écriture.
Tout se passe donc comme si ce qu'on appelle langage n'avait
pu être en son origine et en sa fin qu'un moment, un mode
essentiel mais déterminé, un phénomène, un aspect, une espèce
de l'écriture. Et n'avait réussi à le faire oublier, à donner le
change, qu'au cours d'une aventure : comme cette aventure
elle-même. Aventure en somme assez courte. Elle se confon-
drait avec l'histoire qui associe la technique et la métaphysique
logocentrique depuis près de trois millénaires. Et elle s'appro-
cherait maintenant de ce qui est proprement son essoufflement.
En l'occurrence, et ce n'est qu'un exemple parmi d'autres, de
cette mort de la civilisation du livre, dont on parle tant et qui
se manifeste d'abord par la prolifération convulsive des biblio-
thèques. Malgré les apparences, cette mort dû livre n'annonce
sans doute (et d'une certaine manière depuis toujours) qu'une
mort de la parole (d'une parole soi-disant pleine) et une
nouvelle mutation dans l'histoire de l'écriture, dans l'histoire
comme écriture. L'annonce à quelques siècles de distance, c'est
à cette échelle qu'il faut ici calculer, tout en se gardant de
négliger la qualité d'une durée historique fort hétérogène :
l'accélération est telle, et tel son sens qualitatif, qu'on se trom-
perait aussi bien à évaluer prudemment selon des rythmes
passés. « Mort de la parole » est sans doute ici une métaphore :
avant de parler de disparition, il faut penser à une nouvelle
situation de la parole, à sa subordination dans une structure
dont elle ne sera plus l'archonte.
Affirmer ainsi que le concept d'écriture excède et comprend
celui de langage, cela suppose, bien entendu, une certaine défi-
nition du langage et de l'écriture. Si nous ne tentions pas de
la justifier, nous céderions au mouvement d'inflation que nous
venons de signaler, qui s'est aussi emparé du mot « écriture »
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LA FIN DU LIVRE ET LE COMMENCEMENT DE L'ÉCRITURE
et ne l'a pas fait fortuitement. Depuis quelque temps, en effet,
ici et là, par un geste et selon des motifs profondément néces-
saires, dont il serait plus facile de dénoncer la dégradation que
de déceler l'origine, on disait « langage » pour action, mou-
vement, pensée, réflexion, conscience, inconscient, expérience,
affectivité, etc. On tend maintenant à dire « écriture » pour tout
cela et pour autre chose : pour désigner non seulement les
gestes physiques de l'inscription littérale, pictographique ou idéo-
graphique, mais aussi la totalité de ce qui la rend possible ;
puis aussi, au-delà de la face signifiante, la face signifiée elle-
même ; par là, tout ce qui peut donner lieu à une inscription
en général, qu'elle soit ou non littérale et même si ce qu'elle
distribue dans l'espace est étranger à l'ordre de la voix : ciné-
matographie, chorégraphie, certes, mais aussi « écriture » pic-
turale, musicale, sculpturale, etc. On pourrait aussi parler d'écri-
ture athlétique et plus sûrement encore, si l'on songe aux
techniques qui gouvernent aujourd'hui ces domaines, d'écriture
militaire ou politique. Tout cela pour décrire non seulement le
système de notation s'attachant secondairement à ces activités
mais l'essence et le contenu de ces activités elles-mêmes. C'est
aussi en ce sens que le biologiste parle aujourd'hui d'écriture
et de pro-gramme à propos des processus les plus élémentaires
de l'information dans la cellule vivante. Enfin, qu'il ait ou non
des limites essentielles, tout le champ couvert par le programme
cybernétique sera champ d'écriture. A supposer que la théorie
de la cybernétique puisse déloger en elle tous les concepts méta-
physiques — et jusqu'à ceux d'âme, de vie, de valeur, de choix,
de mémoire — qui servaient naguère à opposer la machine à
l'homme
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, elle devra conserver, jusqu'à ce que son apparte-
nance historico-métaphysique se dénonce aussi, la notion
d'écriture, de trace, de gramme ou de graphème. Avant même
d'être déterminé comme humain (avec tous les caractères dis-
tinctifs qu'on a toujours attribués à l'homme et tout le système
de significations qu'ils impliquent) ou comme an-humain, le
gramme — ou le graphème — nommerait ainsi l'élément. Elé-
3. On sait que Wiener, par exemple, tout en abandonnant à la
« sémantique », l'opposition jugée par lui trop grossière et trop
générale entre le vivant et le non-vivant, etc., continue néanmoins
à se servir d'expressions comme « organes des sens », « organes
moteurs », etc., pour qualifier des parties de la machine.
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