Martin Eden



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Se rendre dans la salle à manger fut une opération cauchemardesque. Il lui sembla qu’il n’y arriverait jamais – et il n’y parvint qu’avec des haltes soudaines et des trébuchements, des saccades et des embardées. Mais enfin il l’atteignit et se trouva assis à côté d’Elle. Le déploiement de couteaux et de fourchettes l’effraya et lui parut hérissé d’embûches. Il les regarda, fasciné, si bien que leur miroitement devint le fond sur lequel se mouvait une succession d’images. Il se revit dans l’entrepont d’un schooner : lui et ses compagnons mangeaient du bœuf salé avec leurs doigts et des couteaux à cran d’arrêt, ou puisaient avec des cuillers de fer toutes bosselées, une épaisse soupe aux pois dans de grossières gamelles. La puanteur du mauvais bœuf emplissait ses narines, tandis qu’il entendait, accompagnant le crissement des membrures et le gémissement des cloisons étanches, les bruyants claquements des mâchoires. En regardant ses compagnons, il estimait qu’ils mangeaient comme des cochons. Mais ici, il ferait attention de ne pas faire de bruit et toute sa volonté se tendrait vers ce but.

Son regard fit le tour de la table. Arthur et Norman étaient en face de lui. C’étaient ses frères, à Elle. Son cœur eut un chaleureux élan vers eux. Comme cette famille était unie !... Il revit la jeune fille courant au-devant de sa mère, leur baiser, le tableau qu’elles faisaient toutes deux en s’avançant, les bras entrelacés. De pareils témoignages d’affection entre enfants et parents n’existaient pas, dans son milieu. C’était une révélation des choses auxquelles pouvait prétendre ce monde supérieur – et il en fut ébloui. Par sympathie, son cœur fondit de tendresse. Toute sa vie, il avait été affamé d’amour – mais il avait dû s’en passer, et s’était endurci à la tâche. Il avait ignoré que l’amour lui était nécessaire et l’ignorait encore. Mais il en voyait les manifestations qui l’émouvaient profondément.

M. Morse n’était pas là, heureusement. Il était déjà suffisamment ardu de causer avec Elle et sa mère et son frère Norman (Arthur, il le connaissait déjà un peu). De sa vie il n’avait peiné aussi durement, lui sembla-t-il. Les travaux les plus pénibles n’étaient que des jeux d’enfants, comparés à cette épreuve... Sur son front perlaient de minuscules gouttes de sueur et sa chemise était trempée par tant d’exercices inaccoutumés. Il lui fallait manger d’une façon inhabituelle, se servir d’étranges ustensiles, regarder subrepticement autour de lui pour savoir comment accomplir chaque nouveau rite ; de plus, recevoir le flot d’impressions neuves qui l’inondaient, les noter, les classer. Le plus dur, peut-être, était de refréner cet élan vers Elle qui le tenaillait sous la forme d’une inquiétude sourde et douloureuse, d’un désir torturant de l’approcher, de cheminer sur la même route qu’Elle. Mais comment diminuer l’effroyable distance qui les séparait ?... Il lui fallait aussi, furtivement, guetter les autres, pour choisir le couteau ou la fourchette qu’il convenait de prendre pour tel ou tel plat, enregistrer les traits de cette personne, les évaluer et les comparer à ceux de la Femme Esprit. Puis, il lui fallait parler, écouter et répondre au bon moment, en se surveillant sévèrement – lui qui était habitué à un si grand relâchement de langage ! Et, pour ajouter encore à son embarras, il y avait l’incessante menace du maître d’hôtel – terrible sphinx qui apparaissait silencieusement par-dessus son épaule et parlait par énigmes qu’il s’agissait de résoudre immédiatement. Tout le temps du repas, il fut oppressé par l’idée des rince-doigts. Leur spectre ne cessait de le hanter. Quand viendraient-ils ? et à quoi pouvaient-ils bien ressembler ?... Dans quelques minutes, peut-être seraient-ils là et lui, Martin Eden, assis à la même table que les surhommes qui en faisaient usage, s’en servirait comme eux ! Enfin, dominant tout, revenait l’angoissant problème : quelle attitude adopter ? Tantôt, lâchement, il décidait de jouer un rôle, tantôt, plus lâchement encore, il se disait qu’il n’y réussirait pas, qu’il n’était pas fait pour le mensonge et qu’il se rendrait ridicule.

Au début du dîner, il fut très silencieux, tant était grande la tension de tout son être. Il ignorait que son silence donnait un démenti à Arthur, qui la veille leur avait annoncé qu’il allait amener un sauvage à dîner, mais qu’il ne faudrait pas s’en effrayer, parce que ce sauvage les intéresserait sûrement. Jamais Martin Eden n’aurait imaginé le frère de son idole capable d’une telle trahison, étant donné surtout qu’il avait eu la chance de sortir ce frère d’une bagarre dont l’issue menaçait d’être fâcheuse pour lui.

Il était donc installé à cette table, à la fois gêné parce qu’il ne se trouvait pas dans son milieu et charmé de ce qui se passait autour de lui. Pour la première fois il comprenait que l’acte de manger pouvait être autre chose qu’une fonction. Il ignorait d’ailleurs ce qu’il mangeait : c’était de la nourriture, voilà tout ! Il nourrissait son amour de la beauté à cette table où manger devenait esthétique. Son cerveau bouillonnait. Il entendait des mots qui pour lui n’avaient aucun sens, d’autres qu’il n’avait vus que dans les livres et que pas une de ses connaissances passées n’aurait été capable de prononcer. Quand il entendait un de ces mots tomber négligemment des lèvres d’un membre de cette extraordinaire famille – sa famille à Elle – un frisson délicieux le parcourait. Tout le romanesque, toute la beauté des livres se réalisaient. Il se trouvait dans cet état rare et merveilleux, où on voit ses rêves se dégager des limbes de la fantaisie et prendre corps.

Il se tenait donc à l’arrière-plan ; il écoutait, dégustait, et répondait par monosyllabes : « Oui, madame », « Non, madame », « Non, mademoiselle » et « Oui, mademoiselle ». Il avait du mal à ne pas dire comme les marins : « Oui, capitaine » au frère, mais il sentait que ce serait donner une preuve de plus d’infériorité – et que dirait Celle qu’il voulait conquérir ?...

« Bon Dieu ! se disait-il, je vaux autant qu’eux et, s’ils savent un tas de trucs que je ne sais pas, je pourrais leur en apprendre quelques autres dont ils ne se doutent pas.

L’instant d’après, quand Elle ou sa mère l’appelaient M. Eden, son orgueil agressif s’évanouissait et il exultait de joie. Il était un homme civilisé, qui était ce qu’il était et dînait côte à côte avec des héros de romans ; lui-même évoluait dans ce roman et ses faits et gestes seraient un jour imprimés dans un livre.

Cependant, tandis qu’il donnait à Arthur un si flagrant démenti en se révélant agneau bêlant et timide, son cerveau se torturait à élaborer une ligne de conduite, car il n’avait vraiment rien d’un agneau bêlant et un rôle de second plan ne convenait nullement à sa nature orgueilleuse. Il ne parlait que lorsqu’il le fallait absolument et alors sa conversation ressemblait à son entrée dans la salle à manger : remplie de cahots et d’arrêts brusques – tandis qu’il fouillait dans son vocabulaire, à la recherche de l’expression exacte ; il hésitait à se servir des mots qu’il savait être justes, mais qu’il craignait de ne pouvoir prononcer convenablement, en écartait d’autres qu’il jugeait grossiers. Mais il était, pendant tout ce temps, oppressé par le sentiment que cette recherche de langage le rendait stupide et l’empêchait d’exprimer sa pensée intime. Son amour de la liberté, également, se cabrait contre la contrainte – celle de la pensée, comme celle du carcan qui lui encerclait le cou, sous forme de faux col. Et puis, il ne savait pas s’il pouvait tenir le coup. Sa puissance de pensée et de sensibilité était grande autant qu’était opiniâtre et vif son esprit. Emporté par la spontanéité de ses sensations, il lui arrivait d’oublier où il était et il finissait par employer son pauvre langage d’antan.

À un moment donné, un domestique l’ayant interrompu pour lui offrir d’un plat, il refusa d’un « Pouh ! » emphatique, sonore, qui fit la joie du domestique, celle de la table entière et le remplit de honte. Mais il se remit aussitôt et expliqua :

– C’est un mot canaque, qui veut dire « fini ». Il m’est venu tout naturellement. On l’écrit : « p-a-u ».

Puis, comme la jeune fille regardait curieusement ses mains, il continua :

– Je viens de revenir le long des côtes, sur l’un des courriers du Pacifique. Il était en retard et, dans les ports du Puget Sound nous avons trimé comme des nègres, à embarquer la cargaison – du fret mixte... Vous savez ce que c’est ? Voilà pourquoi ma peau est arrachée.

– Oh ! ce n’est pas ça, répondit-elle vivement. Vos mains sont trop petites pour votre corps.

Il rougit, persuadé qu’elle avait découvert en lui une nouvelle tare.

– Oui, dit-il en s’excusant. Elles ne sont pas assez fortes pour le reste. Avec mes bras et mes épaules, je peux taper comme un bœuf. Mais, quand je cogne sur la mâchoire de quelqu’un, mes mains s’abîment aussi.

Il regretta cette phrase aussitôt et se dégoûta lui-même. Il avait parlé sans réflexion, de choses laides.

– C’est bien de votre part d’être venu au secours d’Arthur, comme vous l’avez fait vous, un étranger, dit gentiment la jeune fille, en s’apercevant de son embarras, dont elle ignorait la cause, d’ailleurs.

Il la comprit et la chaude bouffée de reconnaissance qui l’envahit lui fit encore une fois oublier son langage trop familier.

– Ça ne vaut pas la peine d’en parler, dit-il. N’importe quel type en aurait fait autant. Cette bande de voyous cherchait la bagarre. Arthur les laissait tranquilles. Ils lui sont tombés dessus... Alors moi, je leur suis rentré dedans... C’est en leur faisant sauter quelques dents que je me suis arraché la peau des mains... Je n’aurais pas voulu manquer ça ! Quand j’ai vu...

Il s’arrêta net, la bouche ouverte, conscient de l’abîme qui la séparait de lui et le rendait indigne de respirer le même air qu’elle. Et, tandis qu’Arthur, pour la vingtième fois, racontait son aventure avec les ivrognes sur le transbordeur et comment Martin Eden, bondissant à son aide, l’avait secouru – le Martin Eden en question, sourcils froncés, méditait sur son incorrigible vulgarité et réfléchissait une fois de plus au problème ardu de sa tenue vis-à-vis de ces gens-là. Jusqu’alors, il avait certainement gaffé. Il se dit qu’il n’était pas de leur espèce et qu’il était inutile de faire semblant d’en être. Le déguisement ne réussirait pas, et d’ailleurs, toute comédie lui était odieuse. Il ne pouvait pas ne pas être sincère quoi qu’il arrivât. Pour l’instant il ne parlait pas leur langue, mais cela viendrait un jour, il y était décidé. Pour le moment, il fallait parler, quitte à parler sa langue à lui, mise au diapason, bien entendu, de leur compréhension et assagie de façon à ne pas les choquer. Et puis il n’aurait pas l’air – même tacitement – de connaître des choses qui lui étaient totalement inconnues. En foi de quoi, les deux frères, en parlant de leurs études, employèrent à plusieurs reprises le mot « trigo » ; Martin Eden leur demanda :

– Trigo ? Qu’est-ce que c’est ?

– Trigonométrie, répondit Norman. Une forme supérieure de « math ».

– Et qu’est-ce que c’est que « math » ?

– Les mathématiques, l’arithmétique, répondit Norman en riant.

Martin hocha la tête, il entrevoyait des horizons de science infinis, illimités. Et cette pensée devenait tangible, car son anormale puissance de vision lui faisait concrétiser les choses les plus abstraites. Métamorphosées par son cerveau bouillonnant, trigonométrie, mathématiques et tout le vaste champ de savoir qu’elles comportaient, se changèrent en autant de paysages. Il voyait des clairières doucement lumineuses, des échappées de feuillages frais brutalement traversés par les rais d’un soleil ardent. Dans le lointain, l’horizon se perdait dans un brouillard de pourpre. Mais – et il en était certain – derrière ce brouillard de pourpre habitait l’inconnu merveilleux, aux attraits enchanteurs. Il se sentit comme enivré, car là était l’aventure à tenter, le monde à conquérir, et du fond de lui-même, une pensée fulgura : devenir digne d’Elle, le conquérir, ce lis pâle, qui se trouvait à ses côtés.

La vision féerique fut dissipée par Arthur qui, toute la soirée, s’était efforcé de montrer « l’homme sauvage » à son avantage. Martin se rappela sa décision. Pour la première fois il se montra tel qu’il était – avec effort d’abord – mais bientôt il s’oublia lui-même en remarquant combien sa façon de raconter plaisait à son auditoire. Il avait fait partie de l’équipage du contrebandier Alcyon, lors de sa capture par un cotre des Douanes. Et il sut leur faire voir ce que ses yeux avaient vu. Il évoqua la grande mer violente, les bateaux, les marins avec une telle puissance, qu’il leur sembla y être avec lui. D’une touche d’artiste, il choisissait les détails à mettre en valeur, l’image claire, saisissante, et leur donnait ensuite une couleur et une lumière si vivantes, que ses auditeurs étaient emportés par son éloquence irrésistible, son enthousiasme et son pouvoir d’évocation. À certains moments, il les choquait par la crudité, le réalisme de sa parole, mais toujours la brutalité s’accompagnait de beauté, et, souvent, le tragique se tempérait d’humour quand il racontait les étranges saillies et les boutades des matelots.

Et tandis qu’il parlait, la jeune fille ne cessait de le regarder, étonnée. Elle s’animait à cette flamme... Il lui prenait envie de se pencher vers cet homme bouillonnant qui projetait de la force, de la santé, une inépuisable vigueur. Elle se sentait irrésistiblement poussée vers lui. D’autre part, un sentiment contraire la retenait. Ses mains abîmées, tellement encrassées par le travail que toute la souillure du labeur journalier semblait s’y être incrustée, lui causaient une violente répulsion, ainsi que la striure de sa nuque et ses muscles saillants. Sa rudesse l’effrayait. La crudité de son langage insultait son oreille ; les épisodes mouvementés de sa vie insultaient son âme. Et cependant, l’attirance subsistait malgré tout, si bien qu’elle l’imagina doué d’une puissance mauvaise. Tout ce qui était le plus solidement édifié dans son cerveau, tout un monde de conventions sociales chancelait, battu par le souffle héroïque du romanesque et de l’aventure. Devant ses dangers quotidiens et sa constante gaieté, la vie n’était plus un effort et une contrainte ; elle devenait un jouet fait pour s’amuser, pour jouer à pile ou face et pour être jeté ensuite, négligemment. « Donc, amuse-toi ! » lui criait une voix intérieure. « Penche-toi vers lui, puisque ça te plaît, et pose tes deux mains sur sa nuque ! » La hardiesse de cette pensée faillit la faire crier tout haut. En vain elle fit appel à sa propre culture, à son raffinement, opposant tout ce qu’elle valait, à tout ce qu’il ne valait pas. Autour d’elle, les autres le dévoraient des yeux ; elle aurait désespéré, si elle n’avait pas vu de la terreur dans les regards de sa mère – de la terreur admirative, soit, mais de la terreur quand même. Oui ! cet homme venu des ténèbres était un être démoniaque. Sa mère le sentait, et sa mère avait raison. Elle se confierait à elle, en ceci comme en toutes choses. La flamme cessa aussitôt de la brûler et elle cessa de le craindre.

Plus tard, au piano, elle joua pour lui – contre lui, pour ainsi dire – agressive, avec la vague intention d’agrandir l’infranchissable abîme qui les séparait. Elle lui assenait sa musique, brutalement comme à coups de gourdin ; mais, s’il en fut étourdi, presque écrasé, il n’en fut que plus surexcité. Avec une stupeur respectueuse, il la contemplait. Certes, dans son esprit aussi, l’abîme s’élargissait, mais plus vite encore montait en lui l’ambition de le franchir. Il était d’ailleurs d’une sensibilité trop complexe, pour contempler cet abîme toute une soirée, surtout en écoutant de la musique. Il y était remarquablement sensible. Comme un alcool elle s’emparait de son imagination, enflammait ses sens et l’emportait au-delà des hideurs de la vie, dans un infini vaporeux où son esprit volait. La musique qu’elle jouait, il ne la comprenait pas. Elle ne pouvait se comparer au vacarme du piano des bals publics, ni aux bruyants orphéons de village qu’il avait entendus. Ses lectures lui avaient vaguement fait pressentir l’existence de ce genre de musique. Il l’écoutait religieusement, content d’abord des motifs simples et faciles, surpris ensuite quand ces motifs s’arrêtaient. Au moment précis où il en avait compris le rythme et où son imagination s’envolait à leur suite, un chaos de sons les engloutissait – et son imagination, découragée, retombait lourdement sur la terre.

Un instant il crut que tout cela était fait exprès pour le rebuter. Il se rendit compte de l’antagonisme qu’elle provoquait et s’efforça de deviner le langage des mains sur le clavier. Puis, cette idée lui paraissant impossible, indigne d’Elle, il la chassa et se laissa charmer par la musique. De nouveau son esprit s’envola, libéré de son enveloppe charnelle ; devant ses yeux et au-delà, resplendissait une triomphale lumière ; l’entourage extérieur disparut, et il partit vers les mondes inconnus... Il vit des rives étranges inondées de soleil, des campements sauvages et inexplorés, s’enivra de l’arôme épicé des Îles, tel qu’il l’avait respiré, certaines nuits brûlantes, en mer. Il longea des côtes désertiques par des après-midi tropicaux, et, du miroitement des flots turquoise, émergeaient des îlots de corail couronnés de palmes. Les images se succédaient à un rythme accéléré. Tantôt il montait un cheval sauvage et galopait à travers un désert féerique ; l’instant d’après, du sommet d’une montagne, il contemplait, sous une chaude lumière papillotante, le sépulcre blanchi de « la vallée de la Mort » ; ou bien il ramait sur l’océan Arctique, parmi les grandes banquises étincelantes au soleil – ou encore il se revoyait, par une chaude nuit de parfums voluptueux, couché sur le sable satiné d’une plage bordée de cocotiers. À la lueur fantastiquement bleue d’une épave en flammes, les « hulas » dansaient sur des airs de chants d’amour barbares au son de cliquetants « ukelelés » et de sonores tam-tams. À l’horizon, un volcan se profilait contre le ciel étoilé ; au-dessus de lui brûlaient un pâle croissant de lune, et, tout là-bas, la Croix du Sud.

Il vibrait comme une harpe ; les échos de sa vie passée en étaient les cordes. Le flot des mélodies qui passait comme une brise à travers les cordes, en faisait chanter les souvenirs et les rêves. La sensation ne le possédait pas uniquement : elle revêtait des formes, des couleurs, des rayonnements, et les ardeurs de son esprit se contredisaient d’une façon magique. Le Passé, le Présent, l’Avenir se confondaient ; il voguait par-delà les vastes mondes, à travers aventures et nobles actions, il voguait vers Elle... puis avec Elle conquise, il la saisissait dans ses bras, et continuait son vol, emporté par sa fantaisie triomphante.

À la dérobée, elle le regarda – et vit quelque chose de tout cela sur son visage – visage transfiguré, où les grands yeux rayonnants semblaient voir bien au-delà de ce qu’elle jouait, la course et le bondissement de la vie et tous les rêves merveilleux de l’imagination. Elle fut saisie. Le rustre, le marin vulgaire avaient disparu – bien que les vêtements mal coupés, les mains abîmées fussent toujours là – mais ils semblaient être le déguisement terrestre d’une grande âme condamnée au silence par la faute de ces lèvres inhabiles. En un éclair elle vit tout cela, puis, le rustre reparut à ses yeux... et elle se moqua d’elle-même. Cependant l’impression de ce bref éclair lui resta, et quand Martin Eden effectua son départ, aussi maladroit que son arrivée, elle lui prêta deux volumes de Swinburne et de Browning. Elle étudiait Browning en ce moment.

Debout devant la jeune fille, tout rouge et balbutiant ses remerciements, il avait tellement l’air d’un grand enfant timide, qu’une onde de pitié maternelle l’envahit. Elle oublia le rustre, la grande âme déguisée, l’homme dont les regards avides l’avaient effrayée et ravie. Elle ne vit plus qu’un enfant qui lui serrait la main d’une poigne calleuse aussi dure qu’une râpe et qui disait maladroitement :

– La meilleure soirée de ma vie !... Je ne suis pas habitué à ce genre de choses, vous comprenez... (Il regarda autour de lui comme pour appeler à l’aide.) À des gens comme vous autres et à des maisons comme celle-ci... Tout ça est nouveau et ça me plaît.

– J’espère que vous reviendrez, dit-elle, pendant qu’il prenait congé de ses frères.

Il enfonça sa casquette sur sa tête, gagna précipitamment la porte et disparut.

– Eh bien ! que penses-tu de lui ? questionna Arthur.

– Tout ce qu’il y a de plus intéressant !... une bouffée d’ozone ! répondit-elle. Quel âge a-t-il ?

– Vingt ans, près de vingt et un... Je le lui ai demandé cet après-midi. Je ne le croyais pas si jeune.

« ... Et moi, j’ai trois ans de plus !... » se dit-elle en embrassant ses frères.



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