Martin Eden



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Le lendemain matin, à son réveil, les senteurs enivrantes de ses rêves d’or s’étaient dissipées, pour faire place à une lourde odeur de lessive et de linge sale qui était la manifestation même d’une vie misérable. En sortant de sa chambre il entendit un clapotement d’eau, une exclamation irritée et le bruit sonore d’une gifle dont sa sœur gratifiait l’un ou l’autre de sa nombreuse nichée. Le braillement de l’enfant lui tapa désagréablement sur les nerfs. Il se rendit compte que tout cela, l’air même qu’il respirait, était sordide et répugnant. Combien différente était l’atmosphère paisible de la maison de Ruth ! Là-bas, tout était élevé. Ici, tout était matière, et bassement matériel.

– Viens ici, Alfred, dit-il à l’enfant qui pleurait, tout en explorant la poche de son pantalon, où, selon son habitude, il portait son argent. (Il en sortit vingt-cinq cents, qu’il mit dans la main du petit, après l’avoir dorloté un instant.) Va-t’en vite à présent, cours acheter des sucres d’orge et n’oublie pas d’en donner aussi à tes frères et sœurs. Surtout achète de ceux qui durent très longtemps !

Sa sœur releva la figure empourprée qu’elle penchait au-dessus de la lessiveuse et le regarda.

– Deux cents auraient suffi, dit-elle. C’est bien toi, ça ! Aucune idée de la valeur de l’argent. Le gosse va s’en donner une indigestion.

– Ça va bien, Sis, répondit gaiement Martin. Il trouvera bien à les dépenser. Si tu n’étais pas si occupée, je t’embrasserais.

Il avait envie d’être affectueux envers sa sœur, qui était bonne et qui l’aimait à sa manière. Mais, plus les années passaient, plus elle changeait, plus elle le déroutait. Il songea que c’était la faute du travail si dur, des nombreux enfants, des éternelles taquineries de son mari et il lui parut tout à coup, qu’elle ressemblait un peu à ces légumes passés, à cette lessive, et à toute cette monnaie sale qu’elle tripotait du matin au soir.

– Allez ! va prendre ton petit déjeuner ! dit-elle avec mauvaise humeur, mais dans le fond contente, car de toute sa couvée de frères nomades, celui-ci avait toujours été son préféré. Après tout, je vais t’embrasser ! ajouta-t-elle, le cœur un peu remué.

Du revers de sa main, elle essuya la mousse de savon qui dégoulinait de ses bras. Et quand, ayant enlacé sa taille massive, il l’eut embrassée sur les deux joues, il vit des larmes remplir ses yeux, non pas tant de tendresse que de lassitude. Elle le repoussa tout de suite.

– Tu trouveras le petit déjeuner dans le four, dit-elle précipitamment. Jim doit être levé à présent. Il a fallu que je me lève tôt pour laver. Maintenant va... et arrange-toi pour sortir de bonne heure. La maison ne va pas être drôle aujourd’hui : Tom est parti et Bernard est obligé de conduire la voiture.

Martin gagna la cuisine, avec un poids sur le cœur ; la vue du visage congestionné de sa sœur et de son corps avachi le préoccupait beaucoup. Il conclut qu’elle l’aimerait bien si elle avait le temps – mais voilà : elle travaillait à en crever. Bernard Higginbotham était une brute de l’éreinter ainsi. D’autre part il ne put s’empêcher de trouver que ce baiser l’avait un peu dégoûté. Il est vrai qu’il était très inhabituel : depuis longtemps il ne l’embrassait que lorsqu’il partait ou revenait de voyage. Ce baiser à la mousse de savon manquait de charme, car c’était celui d’une femme fatiguée, depuis si longtemps, qu’elle a oublié ce que c’est qu’un baiser. Il se souvint d’elle jeune fille, quand elle dansait toute la nuit, avec les meilleurs danseurs, après une dure journée de blanchissage, sans se préoccuper du dur lendemain. Puis il pensa à Ruth et imagina la douceur de ses lèvres. Son baiser devait ressembler à sa poignée de main et à son regard – il devait être appuyé et doux à la fois. Oui, il osa évoquer la vision de sa bouche sur la sienne, et cela si vivement, qu’un vertige le saisit et qu’il lui sembla tourbillonner dans un nuage de pétales de roses embaumées.

À la cuisine, il trouva Jim, l’autre pensionnaire, qui mangeait de la bouillie d’un air dolent, les yeux lointains et vagues. Jim était apprenti plombier ; son menton mou et son tempérament lymphatique joints à une certaine apathie nerveuse n’indiquaient pas qu’il dût arriver bon premier dans la course à l’assiette au beurre.

– Pourquoi ne manges-tu pas ? dit-il, tandis que Martin trempait avec dégoût sa cuiller dans la bouillie d’avoine froide et mal cuite. Tu étais encore soûl, hier soir ?

Martin secoua la tête. Il était écœuré par la sordidité qui l’entourait. Ruth Morse lui semblait de plus en plus lointaine.

– Moi, je l’étais, poursuivit Jim avec un ricanement bruyant... mais alors soûl comme une vache ! Oh ! quelle gentille fille ! Billy m’a ramené à la maison.

Martin fit un signe affirmatif – c’était une habitude de toujours écouter qui lui parlait – et se servit une tasse de café tiède.

– Tu vas danser au club des Lotus, ce soir ? demanda Jim. Ils auront de la bière, et si la bande des Temescal vient, il va y avoir du chahut. Je m’en fous d’ailleurs. J’emmène en tout cas ma copine ! Zut ! j’ai la bouche amère !

Il fit la grimace et but du café pour chasser le mauvais goût.

– Tu connais Julie ?

Martin fit signe que non.

– C’est ma copine, expliqua Jim, un amour ! Je te présenterais bien, mais tu me la faucherais. Je ne sais pas ce que tu leur fais... mais la façon dont tu les chipes à tes potes est décourageante.

– Je ne t’ai jamais enlevé personne, répondit Martin indolemment, pour dire quelque chose.

– Parfaitement ! affirma l’autre avec chaleur. Tu m’as fauché Maggie.

– Il ne s’est rien passé entre nous. Je n’ai dansé avec elle que cette nuit-là.

– Justement ! c’est à cause de ça ! s’écria Jim. Tu as dansé avec elle, et tu l’as regardée, tout simplement, et ça a été fini. Bien sûr, toi, tu n’avais rien à en foutre, mais moi, elle m’a plaqué ! Elle ne m’a plus adressé un seul regard. Elle me demandait toujours après toi. Tu n’aurais eu qu’à te baisser pour la prendre, si tu avais voulu.

– Mais je ne voulais pas.

– Quand même, elle m’a plaqué. (Jim le regarda avec admiration.) Comment tu te débrouilles, dis, Mart ?...

– Je m’en fiche, répondit-il.

– Tu leur fais croire que tu t’en fiches ? questionna Jim vivement.

Martin réfléchit une seconde, puis répondit :

– C’est sans doute le bon système, mais pour moi, c’est différent. Je ne m’en suis jamais soucié... enfin pas beaucoup... Si tu peux faire semblant, ça marchera, j’en suis sûr.

– Tu aurais dû venir, à la grange de Riley, déclara Jim, dont les idées manquaient de suite. Un tas de mecs ont passé les gants de boxe. Il y avait là un type épatant de West-Oakland, qu’on appelle « le Rat ». Souple comme une anguille. Personne n’a pu le tomber. On t’a regretté. Où étais-tu donc, au fait ?

– À Oakland, répondit Martin.

– Au spectacle ?...

Martin repoussa son assiette et se leva.

– Tu viendras danser ce soir ? lui cria l’autre.

– Non, je ne pense pas, répondit-il.

Il sortit et respira l’air à grandes bouffées. Cette atmosphère l’avait suffoqué et le bavardage de l’apprenti l’avait exaspéré. À certains moments, il avait dû se retenir pour ne pas lui fourrer la tête dans sa bouillie. Plus l’autre bavardait, plus Ruth semblait s’éloigner de lui. Comment pourrait-il, parmi ce troupeau de brutes, devenir jamais digne d’elle ? La tâche qu’il s’était donnée le terrifiait, tant il se sentait handicapé par l’atavisme de sa classe. Tout se coalisait pour l’empêcher de s’élever, sa sœur, la maison de sa sœur et sa famille, Jim, l’apprenti, toutes ses connaissances, ses moindres attaches. Et il trouva un goût amer à l’existence. Jusqu’alors il l’avait acceptée telle qu’elle était et trouvée bonne. Il ne l’avait jamais interrogée, excepté dans les livres ; mais ces livres étaient pour lui des contes de fées parlant d’un monde impossible et magnifique. À présent qu’il avait vu ce monde possible et réel, dont cette femme-fleur, Ruth, était le centre, tout le reste n’était qu’amertume, désirs douloureux et désespoirs exaspérés par l’espoir même.

Il avait hésité entre la Bibliothèque populaire de Berkeley et celle d’Oakland ; il se décida pour cette dernière parce que Ruth habitait Oakland. Qui sait ?... Une bibliothèque était bien un endroit pour elle et il pouvait l’y rencontrer. Comme il ignorait la façon de s’y prendre, il erra parmi d’innombrables rayons de romans, jusqu’au moment où la gentille fille à l’air français qui semblait être la préposée du lieu, lui dit que le service des renseignements était en haut. Il n’était pas assez fixé pour s’adresser à l’homme au pupitre et s’élança dans la salle réservée à la philosophie. Il avait entendu parler de philosophie, mais ne s’était pas figuré qu’on ait pu écrire tant d’ouvrages sur ce sujet. Les hauts rayons ployant sous les lourds volumes l’humilièrent et le stimulèrent en même temps. Quelle bonne besogne pour son cerveau vigoureux ! Il tomba sur des livres de trigonométrie dans la section des mathématiques, les feuilleta et contempla, médusé, des formules et des figures incompréhensibles... Certes, il comprenait l’anglais, mais cet anglais-là lui sembla de l’hébreu. Norman et Arthur savaient cette langue : ils l’avaient parlée devant lui. Et c’étaient les frères de Ruth ! Il quitta la salle de philosophie, désespéré. De tous côtés les livres semblaient se rapprocher de lui pour le narguer, l’écraser. Jamais il ne s’était imaginé que la science humaine pût constituer une masse aussi imposante de livres, et cela l’effrayait. Comment son cerveau pourrait-il emmagasiner tout cela ?... Puis il se souvint que d’autres, beaucoup d’autres, l’avaient fait ; et, tout bas, ardemment, il se jura de faire rendre à son cerveau ce que d’autres avaient su faire rendre au leur.

Il erra de nouveau, tantôt déprimé, tantôt espérant, à la vue des rayons bourrés de science. Dans une section de « divers » il tomba sur un Épitomé de Nerrie et le parcourut avec déférence. Cette langue il la comprenait enfin : comme lui cet homme parlait de la mer. Puis il trouva un Bowditch et des livres de Leckey et de Marshall. Voilà ! il allait apprendre la navigation. Il allait cesser de boire, travailler et devenir capitaine. Ruth, à ce moment-là, parut très près de lui. Une fois capitaine, il pourrait l’épouser – si elle voulait de lui. Et si elle ne voulait pas, eh bien ! il vivrait une vie meilleure parmi les hommes, à cause d’Elle, et n’en cesserait pas moins de boire. Puis il se souvint des assureurs et des armateurs – maîtres obligés du capitaine – qui pourraient le brimer et dont les intérêts étaient diamétralement opposés aux siens. Il lança un regard à travers la salle et baissa les yeux devant les dix mille volumes. Non, plus de mer pour lui. Il y avait d’infinies richesses dans tous ces livres et s’il parvenait à en tirer de grandes choses, c’est sur terre qu’il les accomplirait. D’ailleurs, un capitaine ne peut emmener sa femme avec lui.

Midi vint, puis l’après-midi. Il oublia de manger et continua à chercher des livres sur les bonnes manières ; car, en plus du choix d’une carrière, son esprit était tourmenté par un problème plus immédiat : quand une jeune fille vous demande de venir la voir, quand pouvez-vous y aller ? Mais quand il tomba sur le rayon en question, il chercha en vain une réponse. Les mille et une subtilités du savoir-vivre l’ahurirent, et il se perdit dans le labyrinthe des cas variés où l’on échange des cartes de visite entre gens de bonne société. Il abandonna la partie sans avoir trouvé ce qu’il cherchait, mais en découvrant qu’un homme n’a pas assez de toute sa vie pour être poli, et que lui, personnellement, devrait vivre une existence préparatoire pour apprendre à le devenir.

– Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ? lui demanda l’homme au pupitre quand il sortit.

– Oui, monsieur, dit-il. Vous avez une excellente bibliothèque.

L’homme fit un signe d’assentiment.

– Nous serons heureux de vous revoir souvent. Vous êtes marin ?

– Oui, monsieur, je suis marin, répondit Martin. Je reviendrai.

« Comment a-t-il vu ça ? » se demanda-t-il en descendant l’escalier.

Et dans la rue pendant quelques minutes, il s’efforça à une démarche raide, et gauche, mais, bientôt perdu dans ses pensées, il reprit le gracieux balancement qui lui était habituel.


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