PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 136
Et cet auguste et merveilleux poème qu’est la tragédie, quel est son dessein ?
Que veut-il et à quoi s’applique-t-il ? Est-ce uniquement à plaire aux
spectateurs, comme je le crois ; ou bien, s’il se présente une idée agréable et
flatteuse pour les spectateurs, mais mauvaise, prend-il à cœur de la taire et de
déclamer et de chanter au contraire l’idée qui est désagréable, mais utile, que
cela plaise ou non ? De ces deux dispositions, quelle est, crois-tu, celle de la
tragédie ?
CALLICLÈS
Il est clair, Socrate, qu’elle tend plutôt à plaire et à flatter le public.
SOCRATE
Or n’avons-nous pas dit tout à l’heure, Calliclès, que tout cela n’était que de la
flatterie ?
CALLICLÈS
Assurément.
SOCRATE
Mais si l’on ôtait de quelque poésie que ce soit la mélodie, le rythme et le
mètre, resterait-il autre chose que des discours ?
CALLICLÈS
Non, certainement.
SOCRATE
502c-503b
Or ces discours s’adressent à la multitude et au peuple ?
CALLICLÈS
Oui.
SOCRATE
La poésie est donc une sorte de discours au peuple ?
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 137
CALLICLÈS
Il y a apparence.
SOCRATE
Donc un discours d’orateur. Ou bien les poètes ne te semblent-ils pas faire
acte d’orateur dans les théâtres ?
CALLICLÈS
Si.
SOCRATE
Nous venons donc de trouver une sorte de rhétorique à l’usage d’un peuple
formé d’enfants, de femmes et d’hommes, d’esclaves et d’hommes libres
confondus ensemble, rhétorique que nous apprécions peu, puisque nous la
tenons pour une flatterie.
CALLICLÈS
Assurément.
SOCRATE
LVIII. — Bon. Mais la rhétorique qui s’adresse au peuple d’Athènes et à celui
des autres États, c’est-à-dire à des hommes libres, quelle idée faut-il en
prendre ? Te paraît-il que les orateurs parlent toujours en vue du plus grand
bien et se proposent pour but de rendre par leurs discours les citoyens aussi
vertueux que possible, ou crois-tu que, cherchant à plaire aux citoyens et
négligeant l’intérêt public pour s’occuper de leur intérêt personnel, ils se
conduisent avec les peuples comme avec des enfants, essayant seulement de
leur plaire, sans s’inquiéter aucunement si par ces procédés ils les rendent
meilleurs ou pires ?
CALLICLÈS
Cette question n’est plus aussi simple. Il y a des orateurs qui parlent dans
l’intérêt des citoyens ; il y en a d’autres qui sont tels que tu dis.
SOCRATE
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 138
Il suffit. S’il y a deux manières de parler au peuple, l’une des deux est une
flatterie et une déclamation honteuse ; l’autre est l’honnête, j’entends celle qui
travaille à rendre les âmes des citoyens les meilleures possible, qui s’applique
à dire toujours le meilleur, que cela plaise ou déplaise à l’auditoire. Mais tu
n’as jamais vu de
503b-504a
rhétorique semblable, ou, si tu peux citer quelque
orateur de ce caractère, hâte-toi de le nommer.
CALLICLÈS
Non, par Zeus, je ne peux t’en nommer aucun, du moins parmi les orateurs
d’aujourd’hui.
SOCRATE
Et parmi les anciens peux-tu en citer un grâce auquel, dès qu’il a commencé à
les haranguer, les Athéniens soient devenus meilleurs, de moins bons qu’ils
étaient auparavant ? Pour moi, je ne vois pas quel est celui-là.
CALLICLÈS
Comment ? N’as-tu pas entendu dire que Thémistocle était un homme de
mérite, ainsi que Cimon, Miltiade et ce Périclès qui est mort récemment et que
tu as entendu toi-même ?
SOCRATE
S’il est vrai, Calliclès, comme tu l’as affirmé précédemment, que la véritable
vertu consiste à contenter ses propres passions et celles des autres, je n’ai rien
à t’objecter. Mais s’il n’en est pas ainsi et si nous avons été contraints
d’avouer par la suite qu’il faut satisfaire ceux de nos désirs qui, réalisés,
rendent l’homme meilleur, mais non ceux qui le rendent pire, et que c’est là
un art, peux-tu soutenir qu’aucun de ces orateurs ait rempli ces conditions ?
CALLICLÈS
Je ne sais trop que te répondre.
SOCRATE
LIX. — Cherche bien et tu trouveras. Allons, examinons comme ceci,
tranquillement, si quelqu’un d’eux les a remplies. Voyons, l’homme vertueux
qui dans tous ses discours a le plus grand bien en vue ne parlera pas au hasard,
n’est-ce pas ? mais avec dessein. Il fera comme tous les autres artisans qui,
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 139
considérant chacun ce qu’ils veulent faire, ne ramassent pas au hasard les
matériaux qu’ils emploient pour leur ouvrage, mais les choisissent de manière
à lui donner une forme particulière. Par exemple, jette les yeux sur les
peintres, les architectes, les constructeurs de vaisseaux et sur tel autre ouvrier
qu’il te plaira, tu verras comment chacun d’eux place en ordre ses matériaux
et force chacun à s’ajuster et à s’harmoniser au voisin, jusqu’à ce qu’il ait
composé un tout bien arrangé et bien ordonné. Il en est ainsi de tous les
artisans et en particulier de ceux que nous avons mentionnés tout à l’heure,
qui s’occupent du corps, je veux dire les maîtres de gymnastique et les
médecins : Ils ordonnent et règlent le corps. Sommes-nous d’accord sur ce
point, ou non ?
CALLICLÈS
Soit, si tu veux.
SOCRATE
Donc si la régularité et l’ordre règnent dans une maison elle est bonne ; si
c’est le désordre, elle est mauvaise.
CALLICLÈS
J’en conviens.
SOCRATE
N’en est-il pas de même d’un vaisseau ?
CALLICLÈS
Si.
SOCRATE
N’en disons-nous pas autant de nos corps ?
CALLICLÈS
Certainement.
SOCRATE
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