LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE
ce jeu de la représentation, le point d'origine devient insaisis-
sable. Il y a des choses, des eaux et des images, un renvoi
infini des unes aux autres mais plus de source. Il n'y a plus
d'origine simple. Car ce qui est reflété se dédouble en soi-même
et non seulement comme addition à soi de son image. Le
reflet, l'image, le double dédouble ce qu'il redouble. L'origine
de la spéculation devient une différence. Ce qui peut se regarder
n'est pas un et la loi de l'addition de l'origine à sa représen-
tation, de la chose à son image, c'est que un plus un font
au moins trois. Or l'usurpation historique et la bizarrerie
théorique qui installent l'image dans les droits de la réalité
sont déterminés comme oubli d'une origine simple. Par Rous-
seau mais aussi pour Saussure. Le déplacement est à peine
anagrammatique : « On finit par oublier qu'on apprend à parler
avant d'apprendre à écrire, et le rapport naturel est inversé »
(p. 47). Violence de l'oubli. L'écriture, moyen mnémotechnique,
suppléant la bonne mémoire, la mémoire spontanée, signifie
l'oubli. C'est très précisément ce que disait Platon dans le
Phèdre, comparant l'écriture à la parole comme Vhypomnesis
à la mnémè, l'auxiliaire aide-mémoire à la mémoire vivante.
Oubli parce que médiation et sortie hors de soi du logos. Sans
l'écriture, celui-ci resterait en soi. L'écriture est la dissimula-
tion de la présence naturelle et première et immédiate du sens
à l'âme dans le logos. Sa violence survient à l'âme comme
inconscience. Aussi, déconstruire cette tradition ne consistera
pas à la renverser, à innocenter l'écriture. Plutôt à montrer
pourquoi la violence de l'écriture ne survient pas à un lan-
gage innocent. Il y a une violence originaire de l'écriture parce
que le langage est d'abord, en un sens qui se dévoilera pro-
gressivement, écriture. L' « usurpation » a toujours déjà com-
mencé. Le sens du bon droit apparaît dans un effet mytholo-
gique de retour.
« Les sciences et les arts » ont élu domicile dans cette
violence, leur « progrès » a consacré l'oubli et « corrompu
les mœurs ». Saussure anagrammatise encore Rousseau : « La
langue littéraire accroît encore l'importance imméritée de l'écri-
ture. L'écriture s'arroge de ce fait une importance à laquelle
elle n'a pas droit » (p. 47). Quand les linguistes s'embarrassent
dans une faute théorique à ce sujet, quand ils se laissent prendre,
ils sont coupables, leur faute est d'abord morale : ils ont cédé
à l'imagination, à la sensibilité, à la passion, ils sont tombés
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DE LA GRAMMATOLOGIE
dans le « piège » (p. 46) de l'écriture, se sont laissés fasciner
par le « prestige de l'écriture » (ibid), de cette coutume, de
cette seconde nature. « La langue a donc une tradition orale
indépendante de l'écriture, et bien autrement fixe ; mais le
prestige de la forme écrite nous empêche de le voir ». Nous
ne serions donc pas aveugles au visible mais aveuglés par le
visible, éblouis par l'écriture. « Les premiers linguistes s'y sont
trompés, comme avant eux les humanistes. Bopp lui-même... Ses
successeurs immédiats sont tombés dans le même piège ». Rous-
seau adressait déjà le même reproche aux Grammairiens :
« Pour les Grammairiens, l'art de la parole n'est presque que
l'art de l'écriture »
3
. Comme toujours, le « piège » est l'arti-
fice dissimulé dans la nature. Cela explique que le Cours de
linguistique générale traite d'abord de cet étrange système
externe qu'est l'écriture. Préalable nécessaire. Pour restituer le
naturel à lui-même, il faut d'abord démonter le piège. On lira
un peu plus loin :
.« Il faudrait substituer tout de suite le naturel à l'artificiel ;
mais cela est impossible tant qu'on n'a pas étudié les sons de
la langue ; car détachés de leurs signes graphiques, ils ne
représentent plus que des notions vagues, et l'on préfère
encore l'appui, même trompeur, de l'écriture. Aussi les pre-
miers linguistes, qui ignoraient tout de la physiologie des
sons articulés, sont-ils tombés à tout instant dans ces pièges :
lâcher la lettre, c'était pour eux perdre pied ; pour nous, c'est
un premier pas vers la vérité » (p. 55. Ouverture du chapitre
sur La phonologie).
Pour Saussure, céder au « prestige de l'écriture », c'est, disions-
nous à l'instant, céder à la passion. C'est la passion — et nous
pesons ce mot — que Saussure analyse et critique ici, en mora-
liste et en psychologue de très vieille tradition. Comme on sait,
la passion est tyrannique et asservissante : « La critique phi-
lologique est en défaut sur un point : elle s'attache trop
3. Manuscrit recueilli dans la Pléiade sous le titre Prononciation
(T. II, p. 1248). On en situe la rédaction aux environs de 1761
(voir la note des éditeurs de la Pléiade). La phrase que nous venons
de citer est la dernière du fragment tel qu'il est publié dans la
Pléiade. Elle n'apparaît pas dans l'édition partielle du même groupe
de notes par Streckeisen-Moultou, sous le titre de Fragment d'un
Essai sur les langues et Notes détachées sur le même sujet, in
Œuvres inédites de J. J. Rousseau, 1861, p. 295.
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LINGUISTIOUE ET GRAMMATOLOGIE
servilement à la langue écrite et oublie la langue vivante »
(p. 14). « Tyrannie de la lettre », dit ailleurs Saussure (p. 53).
Cette tyrannie est en son fond la maîtrise du corps sur l'âme,
la passion est une passivité et une maladie de l'âme, la per-
version morale est pathologique. L'action en retour de l'écriture
sur la parole est « vicieuse », dit Saussure, « c'est là propre-
ment un fait pathologique » (p. 53). L'inversion des rapports
naturels aurait ainsi engendré le culte pervers de la lettre-
image : péché d'idolâtrie, « superstition pour la lettre » dit
Saussure dans les Anagrammes
4
où il a d'ailleurs du mal à
prouver l'existence d'un « phonème antérieur à toute écriture ».
La perversion de l'artifice engendre des monstres. L'écriture
comme toutes les langues artificielles qu'on voudrait fixer et
soustraire à l'histoire vivante de la langue naturelle, participe
de la monstruosité. C'est un écart de la nature. La caractéris-
tique de type leibnizien et l'espéranto seraient ici dans le même
cas. L'irritation de Saussure devant de telles possibilités lui dicte
des comparaisons triviales : « L'homme qui prétendrait com-
poser une langue immuable, que la postérité devrait accepter
telle quelle, ressemblerait à la poule qui a couvé un œuf de
canard » (p. 111). Et Saussure veut sauver non seulement la
vie naturelle de la langue mais les habitudes naturelles de l'écri-
ture. Il faut protéger la vie spontanée. Ainsi, à l'intérieur de
l'écriture phonétique commune, il faut se garder d'introduire
l'exigence scientifique et le gcût de l'exactitude. La rationalité
serait ici porteuse de mort, de désolation et de monstruosité.
C'est pourquoi il faut tenir l'orthographe commune à l'abri
des procédés de notation du linguiste et éviter de multiplier
les signes diacritiques :
« Y a-t-il lieu de substituer un alphabet phonologique
à l'orthographe usuelle ? Cette question intéressante ne peut
être qu'effleurée ici ; selon nous l'écriture phonologique doit
rester au service des seuls linguistes. D'abord, comment
faire adopter un système uniforme aux Anglais, aux Alle-
mands, aux Français, etc. ? En outre un alphabet applicable
à toutes les langues risquerait d'être encombré de signes
diacritiques ; et sans parler de l'aspect désolant que présen-
terait une page d'un texte pareil, il est évident qu'à force de
4. Texte présenté par J. Starobinski dans le Mercure de France
(fév. 1964).
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