DE LA GRAMMATOLOGIE
permis de penser, dans la langue, des concepts comme ceux
de signe, de technique, de représentation, de langue. Le sys-
tème de langue associé à l'écriture phonétique-alphabétique est
celui dans lequel s'est produite la métaphysique logocentrique
déterminant le sens de l'être comme présence. Ce logocentrisme,
cette époque de la parole pleine a toujours mis entre paren-
thèses, suspendu, réprimé, pour des raisons essentielles, toute
réflexion libre sur l'origine et le statut de l'écriture, toute
science de l'écriture qui ne fût pas technologie et histoire d'une
technique, elles-mêmes adossées à une mythologie et à une
métaphorique de l'écriture naturelle. C'est ce logocentrisme
qui, limitant par une mauvaise abstraction le système interne
de la langue en général, empêche Saussure et la plupart de
ses successeurs
7
de déterminer pleinement et explicitement ce
qui a nom « l'objet intégral et concret de la linguistique »
(p. 23).
Mais inversement, comme nous l'annoncions plus haut, c'est
au moment où il ne traite plus expressément de l'écriture, au
moment où sur ce problème il a cru fermer la parenthèse,
que Saussure libère le champ d'une grammatologie générale.
Qui non seulement ne serait plus exclue de la linguistique géné-
rale, mais la dominerait et la comprendrait en elle. Alors on
s'aperçoit que ce qui était chassé hors frontière, l'errant pros-
crit de la linguistique, n'a jamais cessé de hanter le langage
comme sa première et plus intime possibilité. Alors quelque
chose s'écrit dans le discours saussurien, qui n'a jamais été
dit et qui n'est rien d'autre que l'écriture elle-même comme
origine du langage. Alors de l'usurpation et des pièges
condamnés dans le chapitre VI une explication profonde mais
indirecte est amorcée, qui bouleversera jusqu'à la forme de la
question à laquelle il était trop tôt répondu.
7. « La face signifiante de la langue ne peut consister qu'en des
règles d'après lesquelles est ordonnée la face phonique de l'acte
de parole. » Troubetzkoy, Principes de phonologie, tr. fr., p. 2. C'est
dans Phonologie et phonétique de Jakobson et Halle (première
partie de Fundamentals of language, recueillie et traduite in Essais
de linguistique générale, p. 103) que la ligne phonologiste du projet
saussurien se trouve, sernble-t-il, le plus systématiquement et le
plus rigoureusement défendue, notamment contre le point de vue
« algébrique » de Hjelmslev.
64
LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE
Le dehors
le dedans.
La thèse de
du signe (si mal nommée, et non
seulement pour les raisons que Saussure reconnaît lui-même
8
)
devrait interdire de distinguer radicalement signe linguistique
et signe graphique. Sans doute cette thèse concerne-t-elle seu-
lement, à l'intérieur d'un rapport prétendument naturel entre
la voix et le sens en général, entre l'ordre des signifiants pho-
niques et le contenu des signifiés (« le lien naturel, le seul
véritable, celui du son »), la nécessité des rapports entre des
signifiants et des signifiés déterminés. Seuls ces derniers rap-
ports seraient réglés par l'arbitraire. A l'intérieur du rapport
« nature! » entre les signifiants phoniques et leurs signifiés en
général, le rapport entre chaque signifiant déterminé et chaque
signifié déterminé serait « arbitraire ».
Or à partir du moment où l'on considère la totalité des
signes déterminés, parlés et a fortiori écrits, comme des insti-
tutions immotivées, on devrait exclure tout rapport de subor-
dination naturelle, toute hiérarchie naturelle entre des signifiants
ou des ordres de signifiants. Si « écriture » signifie inscription
et d'abord institution durable d'un signe (et c'est le seul noyau
irréductible du. concept d'écriture), l'écriture en général couvre
tout le champ des signes linguistiques. Dans ce champ peut
apparaître ensuite une certaine espèce de signifiants institués,
« graphiques » au sens étroit et dérivé de ce mot, réglés par
un certain rapport à d'autres signifiants institués, donc « écrits »
même s'ils sont « phoniques ». L'idée même d'institution —
donc d'arbitraire du signe — est impensable avant la possi-
bilité de l'écriture et hors de son horizon. C'est-à-dire tout
simplement hors de l'horizon lui-même, hors du monde comme
espace d'inscription, ouverture à l'émission et à la distribution
8. p. 101. Au-delà des scrupules formulés par Saussure lui-même,
tout un système de critiques intra-linguistiques peut être opposé à
la thèse de « l'arbitraire du signe ». Cf. Jakobson, À la rechercha
de l'essence du langage, Diogène, 51, et Martinet, La linguis-
tique synchronique, p. 34. Mais ces critiques n'entament pas — et
n'y prétendent d'ailleurs pas — l'intention profonde de Saussure
visant la discontinuité et l'immotivation propres à la structure sinon
à l'origine du signe.
65
DE LA GRAMMATOLOGIE
spatiale des signes, au jeu réglé de leurs différences, fussent-elles
« phoniques ».
Persistons pour un temps à nous servir de cette opposition
de la nature et de l'institution, de physis et de nomos (qui
veut dire aussi, ne l'oublions pas, distribution et partage réglé,
précisément par la loi) qu'une méditation de l'écriture devrait
ébranler alors qu'elle fonctionne partout comme allant de soi,
en particulier dans le discours de la linguistique. Alors il nous
faut conclure que seuls les signes dits naturels, ceux que Hegel
et Saussure appellent « symboles », échappent à la sémiologie
comme grammatologie. Mais ils tombent a fortiori hors du
champ de la linguistique comme région de la sémiologie géné-
rale. La thèse de l'arbitraire du signe conteste donc indirec-
tement mais sans appel le propos déclaré de Saussure lorsqu'il
chasse l'écriture dans les ténèbres extérieures du langage. Cette
thèse rend bien compte d'un rapport conventionnel entre le
phonème et le graphème (dans l'écriture phonétique, entre le
phonème, signifiant-signifié, et le graphème, pur signifiant)
mais elle interdit par là-même que celui-ci soit une « image »
de celui-là. Or il était indispensable à l'exclusion de l'écriture,
comme « système externe », qu'elle vînt frapper une « image »,
une « représentation » ou une « figuration », un reflet exté-
rieur de la réalité de la langue.
Peu importe, ici du moins, qu'il y ait en fait une filiation
idéographique de l'alphabet. Cette importante question est très
débattue par les historiens de l'écriture. Ce qui compte ici,
c'est que dans la structure synchronique et dans le principe
systématique de l'écriture alphabétique — et phonétique en
général — aucun rapport de représentation « naturelle » ne
soit impliqué, aucun rapport de ressemblance ou de partici-
pation, aucun rapport « symbolique », au sens hegelien-saussu-
rien, aucun rapport « iconographique » au sens de Peirce.
On doit donc récuser, au nom même de l'arbitraire du signe,
la définition saussurienne de l'écriture comme « image » —
donc comme symbole naturel — de la langue. Outre que le
phonème est l'inimaginable lui-même, et qu'aucune visibilité ne
peut lui ressembler, il suffit de tenir compte de ce que dit
Saussure de la différence entre le symbole et le signe (p. 101)
pour ne plus comprendre comment il peut à la fois dire de
l'écriture qu'elle est « image » ou « figuration » de la langue
et définir ailleurs la langue et l'écriture comme « deux sys-
66
Dostları ilə paylaş: |