DE LA GRAMMATOLOGIE
préciser, cette écriture obscurcirait ce qu'elle veut éciaircir,
et embrouillerait le lecteur. Ces inconvénients ne seraient pas
compensés par des avantages suffisants. En dehors de la
science, l'exactitude phonologique n'est pas très désirable »
(p. 57).
Qu'on ne se méprenne point sur notre intention. Nous pen-
sons que les raisons de Saussure sont bonnes et il ne s'agit
pas de mettre en cause, au niveau où il le dit, la vérité de
ce que dit Saussure avec de tels accents. Et tant qu'une pro-
blématique explicite, une critique des rapports entre parole et
écriture n'est pas élaborée, ce qu'il dénonce comme préjugé
aveugle des linguistes classiques ou de l'expérience commune
reste bien un préjugé aveugle, sur le fond d'une présupposi-
tion générale qui est sans doute commune aux accusés et au
procureur.
Nous voudrions plutôt annoncer les limites et les présupposi-
tions de ce qui semble ici aller de soi et garde pour nous les
caractères et la validité de l'évidence. Les limites ont déjà com-
mencé d'apparaître : pourquoi un projet de linguistique générale,
concernant le système interne en général de la langue en général,
dessine-t-il les limites de son champ en excluant, comme extério-
rité en général, un système particulier d'écriture, si important
soit-il, et fût-il en fait universel
5
- ? Système particulier qui a jus-
tement pour principe ou du moins pour projet déclaré d'être
extérieur au système de la langue parlée. Déclaration de principe,
vœu pieux et violence historique d'une parole rêvant sa pleine
présence à soi, se vivant comme sa propre résumption : soi-disant
langage, auto-production de la parole dite vive, capable, disait
Socrate, de se porter assistance à elle-même, logos qui croit
être à lui-même son propre père, s'élevant ainsi au-dessus du
discours écrit, infans et infirme de ne pouvoir répondre quand
5. En apparence, Rousseau est plus prudent dans le fragment
sur la Prononciation : « L'analyse de la pensée se fait par la parole,
et l'analyse de la parole par l'écriture ; la parole représente la
pensée par des signes conventionnels, et l'écriture représente de
même la parole ; ainsi l'art d'écrire n'est qu'une représentation
médiate de la pensée, au moins quant aux langues vocales, les
seules qui soient en usage parmi nous » (p. 1249). Nous souli-
gnons). En apparence seulement, car si Rousseau s'interdit ici de
parler en général de tout système, comme Saussure, les notions de
médiateté et de « langue vocale » laissent l'énigme intacte. Nous
devrons donc y revenir.
58
LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE
on l'interroge et qui, ayant « toujours besoin de l'assistance
de son père »
forçai
— Phèdre 275 d)
doit donc être né d'une coupure et d'une expatriation premières,
le vouant à l'errance, à l'aveuglement et au deuil. Soi-
disant langage mais parole leurrée de se croire toute vive, et
violente de n'être « capable de se défendre »
qu'en chassant l'autre et d'abord son autre, le
précipitant dehors et en bas sous le nom d'écriture. Mais
si important soit-il, et fût-il en fait universel ou appelé à le
devenir, ce modèle particulier qu'est l'écriture phonétique
n'existe pas : aucune pratique n'est jamais purement fidèle
à son principe. Avant même de parler, comme nous le ferons
plus loin, d'une infidélité radicale et a priori nécessaire, on peut
déjà en remarquer les phénomènes massifs dans l'écriture mathé-
matique ou dans la ponctuation, dans l'espacement en général,
qu'il est difficile de considérer comme de simples accessoires
de l'écriture. Qu'une parole dite vive puisse se prêter à l'es-
pacement dans sa propre écriture, voilà qui la met originaire-
ment en rapport avec sa propre mort.
L' « usurpation » enfin dont parle Saussure, la violence par
laquelle l'écriture se susbtituerait à sa propre origine, à ce qui
devrait non seulement l'avoir engendrée mais s'être engendré
de soi-même, un tel renversement de pouvoir ne peut être une
aberration accidentelle. L'usurpation nous renvoie nécessaire-
ment à une profonde possibilité d'essence. Celle-ci est sans
doute inscrite dans la parole elle-même et il eût fallu l'inter-
roger, peut-être même en partir.
Saussure confronte le système de la langue parlée au sys-
tème de l'écriture phonétique (et même alphabétique) comme
au telos de l'écriture. Cette téléologie conduit à interpréter
comme crise passagère et accident de parcours toute irruption
du non-phonétique dans l'écriture, et l'on serait en droit de la
considérer comme un ethnocentrisme occidental, un primiti-
visme pré-mathématique, et un intuitionnisme préformaliste.
Même si cette téléologie répond à quelque nécessité absolue,
elle doit être problématisée comme telle. Le scandale de
l' « usurpation » y invitait expressément et de l'intérieur. Com-
ment le piège, comment l'usurpation ont-ils été possibles ?
Saussure ne répond jamais à cette question au-delà d'une psy-
chologie des passions ou de l'imagination ; et d'une psychologie
réduite à ses schémas les plus conventionnels. On s'explique
59
DE LA GRAMMATOLOGIE
ici, mieux qu'ailleurs, pourquoi toute la linguistique, secteur
déterminé à l'intérieur de la sémiologie, est placée sous l'au-
torité et la surveillance de la psychologie : « C'est au psycho-
logue à déterminer la place exacte de la sémiologie » (p. 33).
L'affirmation du lien essentiel, « naturel », entre la phonè et
le sens, le privilège accordé à un ordre de signifiant (qui devient
alors le signifié majeur de tous les autres signifiants) relèvent
expressément, et en contradiction avec d'autres niveaux du
discours saussurien, d'une psychologie de la conscience et de
la conscience intuitive. Ce qui n'est pas interrogé ici par Saus-
sure, c'est la possibilité essentielle de la non-intuition. Comme
Husserl, Saussure détermine téléologiquement cette non-intui-
tion comme crise. Le symbolisme vide de la notation écrite
— dans la technique mathématique par exemple — est aussi
pour l'intuitionnisme husserlien ce qui nous exile loin de l'évi-
dence claire du sens, c'est-à-dire de la présence pleine du
signifié dans sa vérité, et ouvre ainsi la possibilité de la crise.
Celle-ci est bien une crise du logos. Néanmoins, cette possi-
bilité reste liée pour Husserl au mouvement même de la vérité
et à la production de l'objectivité idéale : celle-ci a en effet
un besoin essentiel de l'écriture
6
. Par toute une face de son
texte, Husserl nous donne à penser que la négativité de la
crise n'est pas un simple accident. Mais c'est alors le concept
de crise qu'il faudrait suspecter, en ce qui le lie à une déter-
mination dialectique et téléologique de la négativité.
D'autre part, pour rendre compte de 1' « usurpation » et
de l'origine de la « passion », l'argument classique et bien
superficiel de la permanence solide de la chose écrite, pour
n'être pas simplement faux, appelle des descriptions qui pré-
cisément ne sont plus du ressort de la psychologie. Celle-ci ne
pourra jamais rencontrer dans son espace ce par quoi se cons-
titue l'absence du signataire, sans parler de l'absence du réfé-
rent. Or l'écriture est le nom de ces deux absences. Expliquer
l'usurpation par le pouvoir de durée de l'écriture, par la vertu
de dureté de la substance d'écriture, n'est-ce pas contredire
en outre ce qui est ailleurs affirmé de la tradition orale de
la langue qui serait « indépendante de l'écriture et bien autre-
ment fixe » (p. 46) ? Si ces deux « fixités » étaient de même
nature et si la fixité de la langue parlée était supérieure et
6. Cf. L'origine de la géométrie.
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