LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE
Il n'y a donc que des signes dès lors qu'il y a du sens.
We think only in signs. Ce qui revient à ruiner la notion de
signe au moment même où, comme chez Nietzsche, son exigence
est reconnue dans l'absolu de son droit. On pourrait appeler jeu
l'absence du signifié transcendantal comme illimitation du jeu,
c'est-à-dire comme ébranlement de l'onto-théologie et de la
métaphysique de la présence. Il n'est pas surprenant que la
secousse de cet ébranlement, travaillant la métaphysique depuis
son origine, se laisse nommer comme telle à l'époque où, refu-
sant de lier la linguistique à la sémantique (ce que font encore
tous les linguistes européens, de Saussure à Hjelmslev), expul-
sant le problème du meaning hors de leurs recherches, certains
linguistes américains se réfèrent sans cesse au modèle du jeu.
Il faudra ici penser que l'écriture est le jeu dans le langage.
(Le Phèdre (277 e) condamnait précisément l'écriture comme
jeu — paidia — et opposait cet enfantillage à la gravité sérieuse
et adulte (spoudè) de la parole). Ce jeu, pensé comme l'absence
du signifié transcendantal, n'est pas un jeu dans le monde,
comme l'a toujours défini, pour le contenir, 1?. tradition phi-
losophique et comme le pensent aussi les théoriciens du jeu
(ou ceux qui, à la suite et au-delà de Bloomfield, renvoient la
sémantique à la psychologie ou à quelque autre discipline
régionale). Pour penser radicalement le jeu, il faut donc d'abord
épuiser sérieusement la problématique ontologique et transcen-
dantale, traverser patiemment et rigoureusement la question du
sens de l'être, de l'être de l'étant et de l'origine transcendantale
du monde — de la mondanité du monde — suivre effective-
ment et jusqu'au bout le mouvement critique des questions
husserlienne et heideggerienne, leur conserver leur efficace et
leur lisibilité. Fût-ce sous rature, et faute de quoi les concepts;
de jeu et d'écriture auxquels on aura recours resteront pris
dans des limites régionales et dans un discours empiriste, posi-
tiviste ou métaphysique. La parade que les tenants d'un tel
discours opposeraient alors à la tradition pré-critique et à la
spéculation métaphysique ne serait que la représentation mon-
daine de leur propre opération. C'est donc le jeu du monde
qu'il faut penser d'abora : avant de tenter de comprendre
toute les formes de jeu dans le monde
14
.
14. C'est bien évidemment à Nietzsche que nous renvoient encore
ces thèmes présents dans la pensée de Heidegger (cf. La chose,
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DF LA GRAMMATOLOGIE
Nous sommes donc d'entrée de jeu dans le devenir-immo-
tivé du symbole. Au regard de ce devenir, l'opposition du dia-
chronique et du synchronique est aussi dérivée. Elle ne saurait
commander avec pertinence une grammatologie. L'immotiva-
tion de la trace doit être maintenant entendue comme une
opération et non comme un état, comme un mouvement actif,
une dé-motivation, et non comme une structure donnée. Science
de 1' « arbitraire du signe », science de l'immotivation de la
trace, science de l'écriture avant la parole et dans la parole,
la grammatologie couvrirait ainsi le champ le plus vaste à l'in-
térieur duquel la linguistique dessinerait par abstraction son
espace propre, avec les limites que Saussure prescrit à son sys-
tème interne et qu'il faudrait réexaminer prudemment dans
chaque système parole/écriture à travers le monde et l'histoire.
Par une substitution qui ne serait rien moins que verbale,
on devrait donc remplacer sémiologie par grammatologie dans
le programme du Cours de linguistique générale :
« Nous la nommerons [grammatologie]... Puisqu'elle n'existe
pas encore, on ne peut dire ce qu'elle sera ; mais elle
a droit à l'existence, sa place est déterminée d'avance. La
linguistique n'est qu'une partie de cette science générale, les
lois que découvrira la [grammatologie] seront applicables à
la linguistique » (p. 33).
L'intérêt de cette substitution ne sera pas seulement de donner
à la théorie de l'écriture l'envergure requise contre la répression
logocentrique et la subordination à la linguistique. Elle libérera
le projet sémiologique lui-même de ce qui, malgré sa plus
grande extension théorique, restait commandé par la linguis-
tique, s'ordonnait à elle comme à son centre à la fois et à
son telos. Bien que la sémiologie fût en effet plus générale et
plus compréhensive que la linguistique, elle continuait de se
régler sur le privilège de l'une de ses régions. Le signe lin-
guistique restait exemplaire pour la sémiologie, il la dominait
comme le maître-signe et comme le modèle générateur : le
« patron ».
1950. tr. fr. in Essais et conférences, p. 214 sq. Le principe de
raison, 1955-1956, tr. fr. p. 240 sq.), de Fink f Le jeu comme
symbole du monde, 1960) et, en France, de K. Axelos (Vers la
pensée planétaire. 1964 et Einführung in ein künftiges Denken
1966).
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LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE
« On peut donc dire, écrit Saussure, que les signes entiè-
rement arbitraires réalisent mieux que les autres l'idéal du
procès sémiologique ; c'est pourquoi la langue, le plus com-
plexe et le plus répandu des systèmes d'expression, est aussi
le plus caractéristique de tous ; en ce sens la linguistique peut
devenir le patron général de toute sémiologie, bien que la
langue ne soit qu'un système particulier » (p. 101. Nous
soulignons).
Aussi, reconsidérant l'ordre de dépendance prescrit par Saus-
sure, inversant en apparence le rapport de la partie au tout,
Barthes accomplit-il en vérité la plus profonde intention du
Cours :
« Il faut en somme admettre dès maintenant la possibilité
de renverser un jour la proposition de Saussure : la linguis-
tique n'est pas une partie, même privilégiée, de la science
générale des signes, c'est la sémiologie qui est une partie de
la linguistique »
15
.
Ce renversement cohérent, soumettant la sémiologie à une
« trans-linguistique », conduit à sa pleine explication une lin-
guistique historiquement dominée par la métaphysique logocen-
trique, pour laquelle en effet il n'y a, il ne devrait y avoir
« de sens que nommé » (ibid.). Dominée par la soi-disant
« civilisation de l'écriture » que nous habitons, civilisation de
l'écriture soi-disant phonétique, c'est-à-dire du logos où le sens
de l'être est, en son telos, déterminé comme parousie. Pour
décrire le fait et la vocation de la signification dans la clôture
de cette époque et de cette civilisation en voie de disparaître
dans sa mondialisation elle-même, le renversement barthésien
est fécond et indispensable.
Essayons maintenant d'aller au-delà de ces considérations
formelles et architectoniques. Demandons-nous, de façon plus
intérieure et plus concrète, en quoi la langue n'est pas seule-
ment une espèce d'écriture, « comparable à l'écriture » —
dit curieusement Saussure (p. 33) — mais une espèce de l'écri-
ture. Ou plutôt, car les rapports ne sont plus ici d'extension
et de frontière, une possibilité fondée dans la possibilité géné-
rale de l'écriture. En le montrant, on rendrait compte, du même
coup, de la prétendue « usurpation » qui n'a pu être un
malheureux accident. Elle suppose au contraire une racine com-
15. Communications, 4, p. 2.
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