DE LA GRAMMATOLOGIE
naturel, ou l'indice au sens husserlien) que culturelle, pas plus
physique que psychique, biologique que spirituelle. Elle est ce à
partir de quoi un devenir-immotivé du signe est possible, et avec
lui toutes les oppositions ultérieures entre la physis et son autre.
Dans son projet de sémiotique, Peirce semble avoir été plus
attentif que Saussure à l'irréductibilité de ce devenir-immotivé.
Dans sa terminologie, c'est d'un devenir-immotivé du symbole
qu'il faut parler, la notion de symbole jouant ici un rôle ana-
logue à celui du signe que Saussure oppose précisément au
symbole :
« Symbols grow. They come into being by development
out of other signs, particulary from icons, or from mixed
signs partaking of the nature of icons and symbols. We think
only in signs. These mental signs are of mixed nature ; the
symbol parts of them are called concepts. If a man makes
a new symbol, it is by thoughts involving concepts. So it
is only out of symbols that a new symbol can grow. Omne
symbolum de symbolo
9
. »
Peirce fait droit à deux exigences apparemment incompa-
tibles. La faute serait ici de sacrifier l'une à l'autre. Il faut
reconnaître l'enracinement du symbolique (au sens de Peirce :
de 1' « arbitraire du signe ») dans le non-symbolique, dans
un ordre de signification antérieur et lié : « Symbols grow.
They come into being by development out of other signs, par-
ticularly from icons, or from mixed signs... ». Mais cet enra-
cinement ne doit pas compromettre l'originalité structurelle du
champ symbolique, l'autonomie d'un domaine, d'une produc-
tion et d'un jeu : « So it is only out of symbols that a new
symbol can grow. Omne symbolum de symbolo. »
Mais dans les deux cas, l'enracinement génétique renvoie
de signe à signe. Aucun sol de non-signification — qu'on l'en-
tende comme insignifiance ou comme intuition d'une vérité
présente — ne s'étend, pour le fonder, sous le jeu et le devenir
des signes. La sémiotique ne dépend plus d'une logique. La
logique, selon Peirce, n'est qu'une sémiotique : « La logique,
en son sens général, n'est, comme je crois l'avoir montré, qu'un
autre nom pour la sémiotique
la doctrine quasi
nécessaire, ou formelle, des signes ». Et la logique au sens
classique, la logique « proprement dite », la logique non-for-
9. Elements of logic, Liv. II, p. 302.
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LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE
melle commandée par la valeur de vérité, n'occupe dans cette
sémiotique qu'un niveau déterminé et non fondamental. Comme
chez Husserl (mais l'analogie, bien qu'elle donne beaucoup à
penser, s'arrêterait là et il faut la manier prudemment), le niveau
le plus bas, la fondation de possibilité de la logique (ou sémio-
tique) correspond au projet de la Grammatica speculativa de
Thomas d'Erfurt, abusivement attribué à Duns Scot. Comme
Husserl, Peirce s'y réfère expressément. Il s'agit d'élaborer, dans
les deux cas, une doctrine formelle des conditions auxquelles
un discours doit satisfaire pour avoir un sens, pour « vouloir
dire », même s'il est faux ou contradictoire. La morphologie
générale de ce vouloir-dire
10
(Bedeutung, meaning) est indé-
pendante de toute logique de !a vérité.
« La science de la sémiotique a trois branches. La première
est nommée par Duns Scot grammatica speculativa. Nous
pourrions l'appeler grammaire pure. Elle a pour tâche de
déterminer ce qui doit être vrai du representamen utilisé
par tout esprit scientifique pour qu'il puisse exprimer
un sens quelconque (any meaning). La seconde est la logique
proprement dite. C'est la science de ce qui est quasi néces-
sairement vrai des representamina de toute intelligence scien-
tifique pour qu'elle puisse avoir un objet quelconque, c'est-à-
dire être vraie. En d'autres termes, la logique proprement
dite est la science formelle des conditions de la vérité des
représentations. La troisième branche, je l'appellerais, en imi-
tant la manière de Kant lorsqu'il restaure de vieilles associa-
tions de mots en instituant une nomenclature pour des concep-
tions nouvelles, rhétorique pure. Elle a pour tâche de
déterminer les lois selon lesquelles, dans toute intelligence
scientifique, un signe donne naissance à un autre signe, et plus
spécialement selon lesquelles une pensée en engendre une
autre »
11
.
Peirce va très loin dans la direction de ce que nous avons
appelé plus haut la dé-construction du signifié transcendantal,
lequel, à un moment ou à un autre, mettrait un terme rassu-
rant au renvoi de signe à signe. Nous avons identifié le logo-
centrisme et la métaphysique de la présence comme le désir
exigeant, puissant, systématique et irrépressible, d'un tel signi-
10. Nous justifions cette traduction de Bedeuten par vouloir-
dire dans La voix et le phénomène.
11. Philosophical writings, ch. 7, p. 99.
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DE LA GRAMMATOLOGIE
fié. Or Peirce considère l'indéfinité du renvoi comme le
critère permettant de reconnaître qu'on a bien affaire à un sys-
tème de signes. Ce qui entame le mouvement de la significa-
tion, c'est ce qui en rend l'interruption impossible. La chose
même est un signe. Proposition inacceptable pour Husserl dont
la phénoménologie reste par là — c'est-à-dire dans son « prin-
cipe des principes » — la restauration la plus radicale et la
plus critique de la métaphysique de la présence. La différence
entre la phénoménologie de Husserl et celle de Peirce est fon-
damentale puisqu'elle concerne les concepts de signe et de
manifestation de la présence, les rapports entre la re-présenta-
tion et la présentation originaire de la chose même (la vérité).
Peirce est sans doute, sur ce point, plus proche de l'inventeur
du mot phénoménologie : Lambert se proposait en effet de
« réduire la théorie des choses à la théorie des signes ». Selon
la « phanéroscopie » ou « phénoménologie » de Peirce, la
manifestation elle-même ne révèle pas une présence, elle fait
signe. On peut lire dans les Principles of phenomenology que
« l'idée de manifestation est l'idée d'un signe »
12
. Il n'y a
donc pas de phénoménalité réduisant le signe ou le représen-
tant pour laisser enfin la chose signifiée briller dans l'éclat
de sa présence. La dite « chose même » est toujours déjà un
representamen soustrait à la simplicité de l'évidence intuitive. Le
representamen ne fonctionne qu'en suscitant un interprétant qui
devient lui-même signe et ainsi à l'infini. L'identité à soi du
signifié se dérobe et se déplace sans cesse. Le propre du repre-
sentamen, c'est d'être soi et un autre, de se produire comme
une structure de renvoi, de se distraire de soi. Le propre du
representamen, c'est de n'être pas propre, c'est-à-dire absolu-
ment proche de soi (prope, proprius). Or le représenté est
toujours déjà un representamen. Définition du signe :
« Anything which determines something else (its interpre-
tant) to refer to an object to which itself refers (its object)
in the same way, the interpretant becoming in turn a sign,
and so on ad infinitum... If the series of successive interpre-
tants comes to an end, the sign is thereby rendered imper-
fect, at least »
13
.
12. p. 93. Rappelons que Lambert opposait La phénoménologie
à l'aléthiologie.
13. Elements of logic, L. 2, p. 302.
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