L « ESSAI SUR L ORIGINE DES LANGUES »
peut au moins en conclure que, dans l'esprit de Rousseau,
l'Essai, primitivement conçu comme un appendice au second
Discours, se détachait en tout cas nettement des premiers
écrits sur la musique. Nous sommes alors en 1761 :
« Outre ces deux livres et mon Dictionnaire de Musique,
auquel je travaillais toujours de temps en temps, j'avais quel-
ques autres écrits de moindre importance, tous en état de
paraître et que je me proposais de donner encore, soit séparé-
ment, soit avec mon recueil général si je l'entreprenais jamais.
Le principal de ces écrits dont la plupart sont encore en
manuscrit dans les mains de Du Peyrou, était un Essai sur
l'origine des langues que je fis lire à M. de Malesherbes et au
chevalier de Lorenzy, qui m'en dit du bien. Je comptais
que toutes ces productions rassemblées me vaudraient au moins
tous frais faits un capital de huit à dix mille francs, que
voulais placer en rente viagère tant sur ma tête que sur
celle de Thérèse ; après quoi nous irions, comme je l'ai dit,
vivre ensemble au fond de quelque Province... » (P. 560.)
Malesherbes lui avait conseillé de publier l'Essai à part
25
.
Tout cela se passe à l'époque de la publication de l'Emile,
en 1761.
Du point de vue externe, le problème paraît donc simple et
nous pouvons le considérer comme clos depuis près d'un demi-
siècle, par Masson, dans un article de 1913
26
. La polémique
avait été ouverte par Espinas
27
. S'attachant à ce qu'il considé-
rait comme des contradictions à l'intérieur de la pensée de
Rousseau, il insistait déjà sur ce qui lui semblait opposer le
second Discours à l'Essai et même à l'article Economie poli-
tique de
l'Encyclopédie (article qui pose des problèmes ana-
logues de datation et de rapports internes au second Discours).
Ainsi, par exemple, le Discours, qui commence par « écarter
tous les faits » pour décrire une structure ou une genèse idéales,
serait incompatible avec l'Essai qui fait un certain appel à la
Genèse, nomme Adam, Caïn, Noé, et manie un certain contenu
factuel qui est aussi bien celui de l'histoire que celui du mythe.
Bien entendu, il faudra étudier soigneusement l'usage que Rous-
25. Cf. les notes 3 et 4 des éditeurs des Confessions dans la
« Pléiade », p. 560.
26. Questions de chronologie rousseauiste, Annales Jean-Jacques
Rousseau, IX. 1913, p. 37.
27. Revue de l'enseignement supérieur, 1895.
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DE LA GRAMMATOLOGIE
seau fait de ce contenu factuel et si, s'en servant comme d'index
de lecture ou d'exemples conducteurs, il ne les neutralise pas déjà
en tant que faits, ce qu'il j'autorise à faire aussi dans le Dis-
cours : notamment dans les notes du
Discours parmi lesquelles
l'Essai, nous le savons, était peut-être destiné à prendre place.
Quoi qu'il en soit, de cette prétendue contradiction, Espinas
ne concluait pas, comme le fera Starobinski, à l'antériorité de
l'Essai. Tenant compte des citations de Duclos, il en tire la
conclusion inverse : l'Essai serait postérieur au Discours
28
28. C'était aussi la conclusion de H. Baudouin (La vie et les
oeuvres de Jean-Jacques Rousseau, Paris, 1891). La page qu'il
consacre à l'Essai laisse entrevoir ce que pouvait être alors la lecture
de Rousseau et notamment de l'Essai, et permet de mesurer le
chemin à parcourir : « Entre le Discours sur les Sciences et le
Discours sur l'inégalité, on doit placer
l'Essai sur l'Origine des
langues. Rousseau lui donna aussi le titre d'Essai sur le
Principe
de la mélodie. Il y traite également en effet du langage et de la
musique ; ce qui ne l'empêche pas d'y parler beaucoup aussi de la
société et de ses origines... La date où il fut composé n'est même
pas parfaitement connue ; mais elle est suffisamment indiquée par
le contexte. Les passages où Rousseau y parle du rôle pernicieux des
arts et des sciences montrent que son opinion était alors arrêtée
sur ce point ; or on sait qu'il hésitait encore au moment de
composer son discours. Il ne fit donc l'Essai que postérieurement.
D'un autre côté, il est facile de voir qu'il n'avait pas encore sur la
société les idées radicales qu'il professa dans son livre sur l'Inégalité
(La citation de la Lettre sur les spectacles, dans une note du ch. 1
er
,
n'est pas une objection bien sérieuse. Rien de plus simple, en effet,
qu'une note ajoutée après coup). Tel qu'il est, l'Essai offre un
mélange assez singulier de vrai et de faux, de retenue et d'audace.
La méthode y est constamment hypothétique, les preuves nulles, les
doctrines sur la société pour le moins médiocres. Souvent on se
croirait en pleine Inégalité : même style, même coupe de phrase,
mêmes procédés d'examen, même enchaînement de raisonnements
et d'idées. Mais au milieu de tout cela, il y a de telles réserves dans
les conclusions, un tel respect pour l'Ecriture Sainte et la tradition,
une telle foi dans la Providence, une telle horreur pour les philo-
sophes matérialistes que, pour ainsi dire, on se sent désarmé. En
somme, donc, Rousseau a fait ici une œuvre de transition, qui
présage le mal, plutôt qu'elle ne le produit au grand jour. Le bien
qu'il y a mis eût pu le ramener à des idées plus saines, s'il en avait
su tirer parti ; malheureusement aussi il y a déposé le germe des
erreurs qu'il développa plus tard dans ses ouvrages subséquents.
Exemple mémorable du soin qu'on doit apporter à bien orienter,
en quelque sorte, son talent et sa vie, et du chemin que peut faire
un principe poussé à ses conséquences extrêmes par une logique à
outrance. » (T. I, pp., 323-324.)
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