DE LA GRAMMATOLOGIE
la différence dans la formation des langues du Nord et des
langues du Midi. Pourquoi faut-il traiter de ces problèmes
avant de proposer une théorie de la musique ? Pour plusieurs
sortes de raisons.
1. Il n'y a pas de musique avant le langage. La musique naît
de la voix et non du son. Aucune sonorité pré-linguistique ne
peut, selon Rousseau, ouvrir le temps de la musique. A l'origine
il y a le chant.
Cette proposition est absolument nécessaire dans la systéma-
tique de Rousseau. Si la musique s'éveille dans le chant, si elle
est d'abord proférée, vociférée, c'est que, comme toute parole,
elle naît dans la passion. C'est-à-dire dans la transgression du
besoin par le désir et l'éveil de la pitié par l'imagination. Tout
procède de cette distinction inaugurale : « Il est donc à croire
que les besoins dictèrent les premiers gestes, et que les passions
arrachèrent les premières voix. »
Si la musique suppose la voix, elle se forme en même temps
que la société humaine. Parole, elle requiert que l'autre me soit
présent comme autre dans la compassion. Les animaux, dont la
pitié n'est pas éveillée par l'imagination, n'ont pas rapport à
l'autre comme tel. C'est pourquoi il n'y a pas de musique ani-
male. On ne parlerait ainsi de chant animal que par lâcheté
de vocabulaire et projection anthropomorphique. La différence
entre le regard et la voix est la différence entre l'animalité et
l'humanité. En transgressant l'espace, en maîtrisant le dehors,
en mettant les âmes en communication, la voix transcende l'ani-
malité naturelle. C'est-à-dire une certaine mort signifiée par
l'espace. L'extériorité est inanimée. Les arts de l'espace portent
la mort en eux et l'animalité reste la face inanimée de la
vie. Le chant présente la vie à elle-même. En ce sens, il est
plus naturel à l'homme mais plus étranger à la nature qui est
en soi nature morte. On voit ici quelle différence — à la fois
intérieure et extérieure — divise les significations de nature, de
vie, d'animalité, d'humanité, d'art, de parole et de chant. L'ani-
mal, qui, nous l'avons vu, n'a pas rapport à la mort, est du
côté de la mort. La parole, en revanche, est parole vive alors
qu'elle institue le rapport à la mort, etc. C'est la présence en
général qui se divise ainsi. « On voit par-là que la peinture est
plus près de la nature, et que la musique tient plus à l'art
humain. On sent aussi que l'une intéresse plus que l'autre, préci-
sément parce qu'elle rapproche plus l'homme de l'homme et
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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
nous donne quelque idée de nos semblables. La peinture est
souvent morte et inanimée ; elle vous peut transporter au fond
d'un désert : mais sitôt que des signes vocaux frappent votre
oreille, ils vous annoncent un être semblable à vous ; ils sont,
pour ainsi dire, les organes de l'âme ; et s'ils vous peignent aussi
la solitude, ils vous disent que vous n'y êtes pas seul. Les
oiseaux sifflent, l'homme seul chante ; et l'on ne peut entendre
ni chant ni symphonie, sans se dire à l'instant, Un autre être
sensible est ici. » (Chap.XVI.)
Le chant est l'orient de la musique mais il ne se résume pas
plus à la voix que celle-ci au bruit. Dans le Dictionnaire de
musique, Rousseau avoue son embarras à l'article chant. Si le
chant est bien « une sorte de modification de la voix humaine »,
il est bien difficile de lui assigner une modalité absolument
propre. Après avoir proposé le « calcul des intervalles », Rous-
seau avance le critère fort équivoque de la « permanence »,
puis celui de la mélodie comme « imitation... des accents de la
voix parlante et passionnante ». La difficulté tient à ce qu'il faut
trouver ici les concepts d'une description interne et systématique.
Pas plus que la voix
34
, le chant ne livre son essence à une
description anatomique. Mais les intervalles vocaux sont aussi
étrangers au système des intervalles musicaux. Rousseau hésite
donc, dans le Dictionnaire autant que dans l'Essai, entre deux
nécessités : marquer la différence entre le système des inter-
valles vocaux et celui des intervalles musicaux, mais réserver
aussi dans la voix originelle toutes les ressources du chant. La
notion d'imitation réconcilie ces deux exigences dans l'ambi-
guïté. Le premier chapitre de l'Essai répond en partie à ce pas-
sage de l'article chant :
« Il est très difficile de déterminer en quoi la voix qui
forme la parole diffère de la voix qui forme le chant. Cette
différence est sensible, mais on ne voit pas bien clairement
en quoi elle consiste ; et, quand on veut le chercher, on ne
le trouve pas. M. Dodard a fait des observations anatomiques,
à la faveur desquelles il croit, à la vérité, trouver dans les
différentes situations du larynx la cause de ces deux sortes
34. A propos de la distinction entre langage animal et langage
humain, que l'Essai égale à la distinction entre non-perfectibilité
et perfectibilité, on peut lire ceci : « Cette seule distinction paraît
mener loin : on l'explique, dit-on, par la différence des organes.
Je serais curieux de voir cette explication » (Fin du chapitre I.)
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DE LA GRAMMATOLOGIE
de voix ; mais je ne sais si ces observations, ou les consé-
quences qu'il en tire, sont bien certaines. 11 semble ne manquer
aux sons qui forment la parole que la permanence pour
former un véritable chant : il paraît aussi que les diverses
inflexions qu'on donne à la voix en parlant forment • des
intervalles qui ne sont point harmoniques, qui ne font pas
partie de nos systèmes de musique, et qui, par conséquent,
ne pouvant être exprimés en notes, ne sont pas proprement du
chant pour nous. Le chant ne semble pas naturel à l'homme.
Quoique les sauvages de l'Amérique chantent, parce qu'ils
parlent, le vrai sauvage ne chanta jamais. Les muets ne
chantent point ; ils ne forment que des voix sans permanence,
des mugissements sourds que le besoin leur arrache ; je dou-
terais que le sieur Pereyre, avec tout son talent, pût jamais
tirer d'eux aucun chant musical. Les enfants crient, pleurent
et ne chantent point. Les premières expressions de la nature
n'ont rien en eux de mélodieux ni de sonore, et ils apprennent
à chanter, comme à parler, à notre exemple. (Le chant mélo-
dieux et appréciable n'est qu'une imitation paisible et artifi-
cielle des accents de la voix parlante ou passionnante : on crie
et l'on se plaint sans chanter ; mais on imite en chantant les
cris et les plaintes ; et comme de toutes les imitations la
plus intéressante est celle de la passion humaine, de toutes
les manières d'imiter, la plus agréable est le chant. » (Seul
le mot chant est souligné par Rousseau.) i
« On peut analyser sur cet exemple le fonctionnement subtil des
notions de nature et d'imitation. A plusieurs paliers, la nature
est le sol, le degré inférieur : il faut le franchir, l'excéder mais
aussi le rejoindre. Il faut y faire retour mais sans annuler la
différence. Celle-ci doit être presque nulle : celle qui sépare l'imi-
tation de ce qu'elle imite. Il faut par la voix transgresser la
nature animale, sauvage, muette, infante ou criante ; par le
chant transgresser ou modifier la voix. Mais le chant doit imiter
les cris et les plaintes. D'où une deuxième détermination polaire
de la nature : celle-ci devient l'unité — comme limite idéale —
de l'imitation et de ce qui est imité, de la voix et du chant. Si
cette unité était accomplie, l'imitation deviendrait inutile : l'unité
de l'unité et de la différence serait vécue dans l'immédiateté.
Telle est la définition archéo-téléologique de la nature selon
Rousseau. Ailleurs est le nom et le lieu, le nom du non-lieu
de cette nature. Ailleurs dans le temps, in illo tempore ; ailleurs
dans l'espace, alibi. L'unité naturelle du cri, de la voix et du
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