puisque Morgan n'a probablement pas eu vent de son succès auprès des auteurs du
Manifeste du parti communiste – a conditionné le devenir de l'héritage laissé par
Morgan. Les deux théories furent rapidement assimilées l'une à l'autre, au désavantage
de Morgan qui fit les frais de l'anticommunisme. Enfin, nous verrons comment le
matérialisme historique, en tant que première doctrine marxiste, considère l'évolution
et le devenir des sociétés. Ceci devrait nous permettre de comprendre pourquoi
l'ouvrage de Morgan Ancient Society a suscité tant d'intérêt pour Marx et Engels. Nous
analyserons également l'interprétation qu'a livrée Engels de ce livre dans The Origin of
the Family, private property and the state.
1 L. H. MORGAN, UN PIONNIER
Quoi qu'on pense de ses idées, de la pertinence de ses théories ou de son soit-disant
ethnocentrisme, L. H. Morgan restera toujours un pionnier. Père fondateur de
l'anthropologie, premier anthropologue de terrain, premier scientifique à considérer la
parenté comme un système, voilà quelques façon de le présenter. Afin de
comprendre les circonstances qui l'ont amené à s'intéresser au fonctionnement des
tribus indiennes, puis aux questions de parenté et d'organisation familiale et enfin à
publier son magnus opus, Ancient Society, penchons-nous sur son parcours de vie, puis
sur les théories pour lesquelles on retient son nom.
1.1
Éléments biographiques
Lewis Henry Morgan nait en 1818 dans l'État de New-York. Il étudie le droit et s'établit à
Rochester où il travaille comme avocat. En 1855, il est engagé comme conseiller
juridique par une compagnie de chemin de fer. Dans le même temps, L. H. Morgan se
lance en politique. Il devient député puis sénateur républicain. Outre ses activités
politiques et professionnelles, il est actif dans le domaine scientifique. Il devient
membre de la National Academy of Sciences en 1875 et président de l'American
Association for the Advancement of Science en 1879. Il crée au sein même de cette
dernière une section d'anthropologie. Il décède en 1881 à Rochester, « dans la foi
presbytérienne »
3
.
Son intérêt pour l'anthropologie remonte à une rencontre, au sein d'un club littéraire,
d'un Indien iroquois. Ce dernier devient un ami proche de Morgan et est nommé plus
tard commissaire des États-Unis pour les Affaires indiennes puis général lors de la guerre
de Sécession. Lorsque le club littéraire en question, lui-même organisé selon le modèle
de la confédération iroquoise, décide d'organiser une enquête sur la « ligue des
Iroquois », Morgan prend la tête des opérations. Puis, pour avoir défendu la cause des
Indiens à Washington, Morgan est adopté, selon ses voeux, par le clan du Faucon,
« sous le nom de Tayadawahguh, « Celui qui se tient au travers », celui qui pouvait servir
de trait d'union entre les Indiens et les Blancs »
4
. Morgan contribue à plusieurs reprise au
3 G
ODELIER
, M., « Morgan (Lewis Henry) » in Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia
Universalis, 2001.
4 Ibid.
Maxime Felder
maxime.felder@unifr.ch
4
développement d'un intérêt scientifique et historique pour les Indiens. Il rédige par
exemple trois rapports « de très haute valeur, consacrés à la culture matérielle
iroquoise »
5
. Mais c'est en 1851 qu'il réalise la première analyse scientifique de l'histoire
sur l'organisation d'une tribu indienne.
Ce n'est toutefois que le début d'une carrière qu'il voue à l'étude des peuples indiens. Il
s'intéresse particulièrement à « cette remarquable façon de désigner des parents ».
C'est le début de l'intérêt de la science anthropologique naissante pour les questions
de parenté. Etudiant d'abord la ligue iroquoise, Morgan publie en 1857 Laws of
Descent of the Iroquois. Il se lance dans un recueil des terminologies de parenté dans
près de septante tribus. Désireux d'étendre ses recherches, il prépare un questionnaire
– le premier du genre – qu'il envoie à travers le monde. Les résultats de cette
ambitieuse recherche sont publiés en 1871 : Systems of Consanguinity and Affinity of
the Human Family. Cet ouvrage pose définitivement L. H. Morgan comme le
précurseur de l'étude des systèmes de parenté. Poussant son étude jusqu'à la
comparaison « des institutions sociales de l'antiquité occidentale classique avec celles
des peuples primitifs contemporains »
6
, il corrèle l'évolution de la parenté à celle des
techniques et des institutions sociales. Le fruit de cette réflexion novatrice débouche
sur la publication en 1877 de son oeuvre majeure : Ancient Society, or Researches in
the Line of Human Progress from Savagery through Barbarism to Civilization. Morgan
développe dans ce livre une théorie complète de l'évolution des sociétés humaines, se
basant sur ses recherches sur la parenté, mais élargissant sa réflexion aux autres
domaines de la vie sociale. On en retiendra notamment un tableau dans lequel il
résume l'évolution en trois étapes principales. Si ce n'est pas le coeur de sa réflexion,
c'est pour le rejet que provoquent les noms des étapes en question (sauvagerie,
barbarie et civilisation) que ce tableau est resté célèbre. Jusqu'à sa mort en 1881, L. H.
Morgan s'attache à étudier la culture et l'organisation sociale des Indiens d'Amérique.
Il faut encore noter son ouvrage publié en 1868 sur le castor américain The American
Beaver and His Works, qui marque le début des recherches en éthologie aux États-Unis.
Une fois de plus, Morgan se distingue en pionnier. Malgré cette carrière scientifique
remarquable, Morgan ne bénéficiera pas d'une aura digne de son oeuvre. Pour
plusieurs raisons que ce travail a pour but d'éclairer, il fut immédiatement critiqué par
de nombreux milieux. Pire, selon certains auteurs occupés à développer une véritable
critique scientifique de l'évolutionnisme, l'apport de Morgan aurait été volontairement
ignoré et oublié pour le caractère subversif qu'on lui prêtait.
1.2
Les apports théoriques de Morgan
Les apports théoriques de L. H. Morgan et ce que l'anthropologie moderne en retient
se situent à deux niveaux. D'abord, ce sont ses travaux sur la parenté qui ont fait date.
Depuis Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family (1871), l'étude de la
parenté est un domaine central de l'anthropologie. Ensuite, on retient sa théorie
évolutionniste et particulièrement pour ses détracteurs, son idée de classement des
peuples en trois stades de progrès humain. D'autres anthropologues contemporains
soutiennent que ce dernier point n'est qu'accessoire au regard de l'apport qu'a
5 G
ODELIER
, M.,
op. cit.
6 Ibid.
Maxime Felder
maxime.felder@unifr.ch
5