qu'il leur porte. Pour la première fois, les sociétés primitives ne sont plus décrites par
leurs manques ou leurs retards par rapport aux sociétés modernes. Elles sont
différentes, toutes deux structurées et porteuses de caractéristiques qui leur sont
propres.
Ensuite, cet évolutionnisme raisonne en terme de systèmes, opposés les uns aux autres
dans une démarche comparative. Le rôle de l'événement, dit A. Testart, n'est pas
ignoré, mais son effet est lié à une structure et il permet « de la faire éclater » et de
laisser « une autre émerger ». Morgan considère la société comme un ensemble
complexe de systèmes. Ces systèmes se transforment à des rythmes différents et les
différences ne doivent donc pas être comprises comme des incohérences. La forme
de la famille, par exemple, évolue plus vite que le système de parenté. Morgan
explique ainsi l'existence de trace « fossiles » de formes anciennes. Enfin, vu les deux
points précédents, l'évolution ne peut plus être considérée, comme elle l'a longtemps
été, comme une progression du simple vers le complexe.
Ce bref résumé des vastes travaux de L. H. Morgan est présenté de façon
volontairement positive. Nous basant sur deux auteurs critiques face à
l'antiévolutionnisme primaire et prônant une lecture plus profonde et moins sensible
aux artifices textuels, nous avons par exemple choisi de ne pas faire grand cas de la
terminologie utilisée, considérant celle-ci comme propre à son époque et non
transposable à la nôtre. R. Makarius comme A. Testart choisissent de ne pas s'en tenir à
certaines « déclarations explicites de l'auteur »
27
et de chercher la théorie derrière ses
atours terminologiques. Il aurait été aisé de montrer une face moins présentable des
théories de Morgan. Si depuis quelque décennies le terme primitif est généralement
affublé de guillemets, l'usage courant par Morgan des mots sauvages et barbares a
de quoi choquer. De plus, si la lecture d'Ancient Society ne permet pas de déceler de
traces d'idéologie ni de véritable jugement moral, on y trouve quelques égarements :
« Nous sommes ainsi conduits à admettre un accroissement du volume du cerveau,
particulièrement de sa partie cérébrale »
28
. Mais il n'y a pas lieu de considérer cette
position comme racialiste puisque Morgan ne laisse pas penser qu'il puisse exister des
races différentes et inégalement perfectibles. A. Testart, en affirmant que
l'évolutionnisme de Morgan est exempt de toute thèse à caractère biologique, ne se
trompe pas. Cette idée occupe un paragraphe sur plus de 600 pages, ce qui en fait
un détail plus qu'un thèse et plaide pour l'erreur de parcours. Encore une fois, ce n'est
pas là que se focalisent les critiques qui nous intéressent.
2 LES CRITIQUES ET LEUR ORIGINE
Les théories de L. H. Morgan sont critiquables à de nombreux égards. Nous avons vu les
problèmes de terminologie et de concepts courant au XIXème siècle et dont Morgan
n'a pas su se débarrasser. En outre, certains points théoriques sont clairement réfutés
par des découvertes archéologiques ultérieures à ses travaux. C'est le cas des thèses
27 M
AKARIUS
, R., loc. cit., p. XXVIII.
28 M
ORGAN
, L. H.,
loc. cit., p. 39. Morgan corrèle « l'apparition des inventions et des découvertes
et le progrès des institutions » avec le développement et l'épanouissement de « l'esprit
humain », auxquels il associe un accroissement du volume cérébral.
Maxime Felder
maxime.felder@unifr.ch
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sur l'apparition de l'État à Athènes ou à Rome, rédigées à une époque où l'on ignorait
l'existence des civilisations étrusques, minoennes ou mycéniennes
29
. Des critiques
peuvent également être formulées contre certains choix arbitraires – celui d'ignorer
l'étude des religions primitives par exemple – ou contre des spéculations hasardeuses.
Mais dès leurs publications et jusqu'au début du XXème siècle, les théories de Morgan
sont critiquées pour de tout autres raisons. Tout d'abord, l'évolutionnisme de Morgan a
de quoi heurter la sensibilité religieuse de l'époque. Ensuite, le rejet puis la psychose
liée au communisme a provoqué un boycott général des thèses de L. H. Morgan.
2.1
Une théorie immorale
Les accusations des conservateurs et des catholiques ne visent pas directement
Morgan. C'est d'ailleurs d'abord au darwinisme qu'on en veut aux États-Unis. Les
conservateurs parviennent même à imposer une loi « contre l'évolution », qui en interdit
l'enseignement. Ce n'est qu'en 1968 que la Cour Suprême abolira cette loi, alors
encore en vigueur dans trois états
30
. L'évolutionnisme biologique est donc considéré
comme « contraire à la religion catholique ». Lorsque celui-ci devient une évidence et
s'impose sur le plan scientifique, ceux qui l'avait combattu se retournent contre
l'évolutionnisme social. Alors qu'avec le darwinisme, on avait découvert avec effroi
que l'être humain avait des origines communes avec le singe, l'évolutionnisme social
affirme une chose tout aussi scandaleuse : l'homme civilisé et le sauvage seraient des
semblables. Pire encore, l'homme civilisé, il y a bien longtemps, fut lui aussi un sauvage.
Et cela ne choque pas seulement le peuple. L'anthropologue britannique H. S. Maine
se serait même exclamé : « que pouvons-nous avoir de commun avec les
sauvages? »
31
. L'évolutionnisme a ceci de dérangeant qu'il remet en cause et relativise
les différences que l'on croyait fondamentales. En posant les sociétés primitives et les
sociétés civilisées sur le même continuum, l'évolutionnisme bouscule l'idée de
supériorité propre aux occidentaux.
Alain Testart affirme que l'hypothèse d'un mariage de groupe ou d'une promiscuité
primitive « n'a jamais choqué personne »
32
, et que ce n'est donc pas là l'origine du
scandale. Ces idées, dit-il, « s'accordent bien avec l'opinion de l'époque sur
l'immoralité et la saleté des peuplades sauvages ». Raoul Makarius, dans sa
présentation de « La société archaïque » rapporte des propos de W. H. R. Rivers qui
laissent penser le contraire. L'idée d'une promiscuité générale « répugne
profondément à la plupart des personnes civilisées »
33
, peut-on lire. Il mentionne
également une correspondance entre Morgan et un de ses disciples dans laquelle ce
dernier lui écrit que la promiscuité « serait terriblement choquante pour beaucoup de
(ses) amis parmi les ecclésiastiques », il avoue aussi à ce propos avoir « déjà eu
quelques ennuis »
34
. En fait, comme le dit Testart, ce qui choque n'est pas l'idée même
de la promiscuité. Tant que cela ne concerne que les sauvages. Le problème survient
lorsque l'on propose que, toute société ayant passé par ce stade, les sociétés
29 M
ORGAN
, L. H.,
loc. cit.,
30 M
AKARIUS
, R., loc. cit.
31 T
ESTAR
, A.,
op. cit.
32 Ibid.
33 R
IVERS
, W. H. R.,
loc. cit.
34 M
AKARIUS
, R., loc. cit., p. XVIII.
Maxime Felder
maxime.felder@unifr.ch
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