Martin Eden



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La sonnerie du réveil arracha brusquement Martin au sommeil. Bien que dormant profondément, il se réveilla instantanément, comme les chats – et tout joyeux que ces cinq heures d’inconscience soient passées. Avant même que la pendule ait terminé son vacarme, sa tête était plongée dans la cuvette et il s’ébrouait sous la morsure de l’eau glacée.

Mais, ce jour-là, il ne suivit pas son programme habituel. Aucune histoire inachevée ne l’attendait ; aucun nouveau poème ne demandait la suprême retouche. Ses études l’avaient mené tard et l’heure du déjeuner approchait. Il essaya de lire un chapitre de Fiske mais son cerveau s’énervait et il ferma le livre. Aujourd’hui commençait une nouvelle bataille et pour quelque temps la littérature serait supprimée. La tristesse qu’il en ressentit fut semblable à celle que l’on éprouve en quittant famille et foyer. Il regarda la pile de manuscrits ; il allait quitter ses pitoyables enfants déshonorés dont personne ne voulait. Il s’approcha d’eux et se mit à les feuilleter, relisant de-ci de-là ses passages favoris. Il relut même « La Marmite », tout haut, ainsi que « L’Aventure ». – « La Joie », son dernier-né de la veille qu’il avait jeté dans le coin, dans sa rage de n’avoir plus de timbres, le transporta d’aise.

– Je ne comprends pas, murmura-t-il. Ou bien ce sont les éditeurs qui ne comprennent pas... Il y a quelque chose de bizarre là-dedans. Sans compter que ce qu’ils publient devient pire tous les mois ! Presque tout est mauvais...

Après le petit déjeuner, il mit la machine à écrire dans sa boîte et l’apporta à Oakland.

– Je vous dois un mois, dit-il à l’employé. Mais vous direz au patron que je vais travailler, que dans un mois environ je serai revenu, et remis à flot.

Il prit le transbordeur pour San Francisco et s’en fut à l’agence de placement.

– N’importe quoi, excepté du commerce, dit-il à l’agent.

Il fut aussitôt interrompu par un nouveau venu, habillé avec la recherche affectée de certains ouvriers attirés d’instinct par l’élégance. L’agent secoua la tête.

– Rien qui puisse aller, hein ? dit l’autre. Il n’y a pas à dire, faut que je trouve quelqu’un aujourd’hui.

S’étant retourné, il vit Martin et Martin à son tour le dévisagea.

L’individu, frêle et beau, avait un visage pâle, bouffi ; on sentait qu’il venait de faire « une fête à tout casser ».

– Vous cherchez un emploi ? interrogea-t-il. Qu’est-ce que vous savez faire ?

– Les plus durs ouvrages ; je sais aussi naviguer, écrire à la machine, monter à cheval : je peux faire n’importe quoi et me mettre à tout, répondit Martin.

L’autre hocha la tête.

– Ça m’irait ! Je m’appelle Dawson, Joe Dawson et je cherche un blanchisseur.

– C’est trop dur pour moi. (Martin, amusé, se vit repassant des dessous de femme. Mais comme l’autre lui plaisait, il ajouta :) Je saurais à la rigueur faire le blanchissage de gros. Sur mer, j’ai appris.

Joe Dawson réfléchit un instant :

– Attendez ! On va voir si on peut s’arranger. Vous écoutez ?

Martin fit signe que oui.

– C’est une petite blanchisserie à la campagne, à Shelly Hot Springs – l’hôtel, vous voyez ? – Deux hommes pour le travail, un patron et un employé. C’est moi le patron. Vous ne travaillez pas pour moi, mais sous mes ordres. Ça vous irait ?

Martin se tut. La perspective le tentait. Quelques mois de ce boulot, assez de temps pour étudier... Il pourrait travailler dur, étudier dur.

– Bonne nourriture et une chambre à vous.

Une chambre à lui, où il pourrait brûler sa lampe jusqu’à minuit ! L’affaire fut décidée.

– Mais un travail d’enfer ! ajouta l’autre.

Martin caressa ses biceps saillants d’un geste significatif.

– Alors, écoutez. (Joe porta la main à sa tête.) J’ai la tête en compote. J’y vois à peine. Hier soir, j’ai fait la foire, une foire carabinée... Voilà l’affaire : pour deux les gages sont de cent dollars, logés et nourris. J’en touche soixante et mon aide quarante. Mais vous êtes novice. Il faudra que je vous apprenne et au début c’est surtout moi qui travaillerai. Supposons que vous commenciez à trente ? Parole ! dès que vous serez à la coule, vous aurez vos quarante dollars.

– Ça va ! répondit Martin en lui tendant la main que l’autre serra. Pas d’avance pour le billet de chemin de fer et les extras ?

– Je l’ai bue ! dit tristement Joe avec un geste expressif, tout ce qui me reste, c’est mon billet de retour.

– Et moi je serai fauché, quand ma pension sera payée.

– Ne la payez pas !

– Impossible. C’est à ma sœur que je la dois.

Joe émit un long sifflement perplexe et parut se creuser la cervelle.

– J’ai encore de quoi boire pour deux, dit-il enfin ; venez, on trouvera peut-être une idée.

Martin déclina l’invitation.

– Vous ne buvez que de l’eau ?

Martin fit signe que oui et Joe gémit :

– Je le voudrais bien aussi ! Mais j’peux pas ! fit-il d’un air désespéré. Quand j’ai travaillé comme un forcené toute la semaine, il faut que je me cuite. Si je ne me cuitais pas, je me couperais la gorge ou je mettrais le feu à la baraque. Mais je suis content que vous buviez de l’eau. Continuez.

Martin, malgré l’énorme gouffre qui le séparait de cet homme, gouffre que les livres avaient creusé, n’éprouvait aucune difficulté à se remettre à son niveau. Toute sa vie il avait vécu dans la classe ouvrière et l’esprit de camaraderie du travail était chez lui une seconde nature. Il trancha le problème du voyage, trop ardu pour la migraine de l’autre : avec le billet de Joe il expédierait sa malle à Shelly Hot Springs et irait à bicyclette. C’était à 75 kilomètres environ ; en partant le dimanche, il serait au travail le lundi matin. En attendant, il allait rentrer faire ses paquets. Pas d’adieux à faire : Ruth et sa famille passaient l’été dans la Sierra, au lac Tahoe.

Le dimanche soir, il arriva à Shelly Hot Springs, las et poussiéreux, et fut reçu à bras ouverts par Joe. Une serviette mouillée autour de sa tête malade, il sortait du travail.

– Le linge de la semaine dernière s’est amoncelé pendant que j’étais allé te chercher et j’ai dû travailler sans arrêt, expliqua-t-il. Ta malle est arrivée sans encombre : elle est dans ta chambre. Mais tu as du toupet d’appeler ça une malle ! Qu’est-ce qu’il y a dedans ?... des lingots d’or ?...

Il s’assit sur le lit, tandis que Martin déballait. La malle n’était autre qu’une vieille caisse à provisions que M. Higginbotham lui avait cédée moyennant un demi-dollar. Deux poignées de corde, fixées par Martin, l’avait transformée en malle. Joe, les yeux ronds, en vit extraire un peu de linge, quelques ustensiles de toilette, puis des livres et encore des livres.

– Il y en a comme ça jusqu’au fond ? interrogea-t-il.

Martin fit signe que oui et continua à ranger ses livres sur la table de la cuisine qui servait de lavabo.

– Zut ! alors, s’écria Joe. (Puis il réfléchit longuement et déclara enfin :) Dis donc, les filles, ça doit pas t’intéresser beaucoup ?

– Non, répondit Martin. Avant de me mettre à la lecture, je cavalais pas mal. Mais depuis, je n’ai pas le temps.

– Et ici tu ne l’auras pas non plus. Tout ce qu’on peut faire c’est travailler et dormir.

Martin pensa à ses cinq heures de sommeil par nuit et sourit. Sa chambre était au-dessus de la blanchisserie, dans le même bâtiment que la machine qui pompait l’eau, produisait l’électricité et faisait marcher la lessiveuse.

Le mécanicien, qui habitait la chambre voisine, vint faire la connaissance du nouvel employé et aida Martin à placer une ampoule électrique au bout d’un fil assez long pour pouvoir aller de la table au lit.

Le lendemain, Martin fut arraché de son lit à six heures moins le quart et stupéfia Joe en prenant une douche froide.

– Ben, mon vieux, t’es réchauffé ! déclara-t-il quand ils s’assirent pour déjeuner à un coin de table dans la cuisine de l’hôtel.

Il y avait aussi le mécanicien, le jardinier, son aide et deux ou trois palefreniers. Ils mangèrent vite, d’un air renfrogné, silencieusement et Martin en les écoutant, se rendit compte combien il s’était éloigné d’eux. Leur basse mentalité le déprima et dès qu’il eut avalé son petit déjeuner, il se leva et soupira d’aise en fermant derrière lui la porte de la cuisine.

La petite blanchisserie à vapeur était parfaitement organisée, les machines les plus modernes y faisaient tout ce qu’il est possible à des machines de faire. Martin après quelques indications, tria les grands tas de linge sale, tandis que Joe mettait la lessiveuse en train et préparait des provisions nouvelles de savon mou dont la composition chimique l’obligeait à se garantir le nez, la bouche et les yeux avec des serviettes, ce qui le faisait ressembler à une momie. Une fois le triage fini, Martin l’aida à tordre le linge, en le plongeant dans une rotative, qui, à raison de quelques milliers de tours à la minute, en exprimait l’eau. Puis Martin alterna entre le séchoir et le tordeur, en secouant entre-temps les bas et les chaussettes. À la fin de l’après-midi, Joe les passant et Martin les empilant, ils ajustèrent bas et chaussettes sur le cylindre pendant que les fers chauffaient.

Puis ce fut du repassage de linge de corps jusqu’à six heures. À ce moment-là Joe hocha la tête d’un air dubitatif.

– On est à la bourre ! dit-il. Faudra travailler après dîner.

Donc, après dîner, ils travaillèrent jusqu’à dix heures sous l’aveuglante électricité et repassèrent jusqu’à la dernière chemise ; ils plièrent ensuite le tout dans une autre salle. C’était une chaude nuit californienne, et, malgré les fenêtres grandes ouvertes, la pièce, avec son fourneau à repasser chauffé à blanc, était une vraie fournaise. Martin et Joe, en gilet de corps, transpiraient et suffoquaient.

– Ça ressemble à l’arrimage d’une cargaison sous les tropiques, dit Martin quand ils remontèrent chez eux.

– Tu feras l’affaire, répondit Joe. Tu n’es pas un tire-au-flanc. Si tu continues, t’auras tes quarante dollars dès le mois prochain. Mais ne me raconte pas que t’as jamais repassé. Je ne suis pas idiot.

– Parole ! je n’ai jamais repassé, même pas un mouchoir, assura Martin.

Il fut surpris d’être aussi fatigué, en entrant dans sa chambre ; il avait oublié qu’il était resté sur ses jambes quatorze heures sans arrêter de travailler. Il mit le réveil à six heures et calcula qu’il pourrait, en se réservant cinq heures de sommeil, lire jusqu’à une heure. Il enleva ses chaussures pour délasser ses pieds enflés, s’assit à la table devant ses livres, ouvrit Fiske qu’il avait commencé deux jours auparavant et se mit à lire. Mais dès les premiers mots, il eut de la peine à concentrer son attention et se mit à les relire. Puis... il se réveilla courbaturé et glacé par le vent de la montagne qui soufflait par la fenêtre. Il regarda la pendule : elle marquait deux heures. Il avait donc dormi quatre heures ! Il se déshabilla au galop, s’écroula sur son lit et s’endormit dès que sa tête eut touché l’oreiller.

Le mardi, ils travaillèrent sans arrêt également. La vitesse avec laquelle Martin abattait la besogne, faisait l’admiration de Joe. Celui-ci était un vrai bourreau de travail. N’ayant que cette préoccupation en tête, il ne perdait jamais une minute, cherchait sans cesse le moyen de gagner du temps, montrait à Martin la façon d’exécuter en trois temps ce qu’il accomplissait en cinq, ou en deux ce qu’il faisait en trois. Procédé d’élimination, disait Martin en le copiant. Il était lui-même un bon travailleur, adroit, rapide et il avait toujours mis son point d’honneur à ne permettre à quiconque de l’aider ou de le surpasser. Il sauta donc avidement sur les conseils de son camarade et désamidonna cols et manchettes, de façon à ce qu’il ne reste la moindre bulle d’air au repassage ; sa rapidité et son adresse lui valurent des compliments de Joe.

Jamais il ne se produisait d’arrêt. Joe n’attendait rien ni personne et bondissait d’une tâche à une autre. Ils amidonnèrent deux cents chemises blanches, cueillant de la main droite, d’un seul mouvement circulaire, la chemise, de façon à faire tomber les poignets, le col et le plastron ; la main gauche élevait le corps, pour le préserver de l’amidon.

Puis la main gauche plongeait dans l’amidon brûlant, tellement brûlant qu’il leur fallait continuellement tremper leurs mains dans une cuve d’eau froide pour en détacher la pâte. Et ce soir-là, ils amidonnèrent jusqu’à dix heures et demie de coquettes et légères fanfreluches de femmes.

– Vivement les tropiques et la feuille de vigne, dit Martin en riant.

– Et moi, vivement des rentes, répondit Joe sérieusement. Je ne connais que ça : le blanchissage.

– Mais ça, tu le connais à fond.

– Ça serait vraiment malheureux. J’ai commencé à la Contra Costa, à Oakland, à onze ans, au secouage des bas pour le cylindre. Il y a dix-huit ans de ça et jamais je n’ai rien fait d’autre. Mais ce boulot-là est le plus dur que j’aie jamais eu. On devrait avoir un homme de plus, au moins. Nous travaillerons la nuit de demain. On cylindre toujours les mercredis soir, les cols et les manchettes.

Martin remonta son réveil, s’assit à sa table et ouvrit Fiske. Il ne put finir le premier paragraphe : les lignes s’enchevêtraient devant ses yeux et sa tête retombait à chaque instant sur sa poitrine. Il marcha de long en large, martela sa tête de grands coups de poing ; tout fut inutile. Il planta le livre devant lui, soutint ses paupières du bout de ses doigts et... s’endormit les yeux grands ouverts. Alors, il s’avoua vaincu et se coucha. Un lourd sommeil de brute le terrassa pendant sept heures, et lorsqu’il en fut brutalement tiré par la sonnerie du réveil, il sentit qu’il n’avait pas assez dormi.

– Beaucoup lu ?... demanda Joe.

Martin secoua la tête.

– Ça ne fait rien ! ce soir on cylindre, mais jeudi nous finirons à six heures et tu pourras t’y remettre.

Ce jour-là, Martin lava des lainages à la main dans une grande cuve, avec du savon doux, à l’aide d’une machine de fortune dont Joe tirait une grande fierté.

– Mon invention ! dit-il orgueilleusement. Ça remplace la planche, économise les genoux, et fait gagner au moins quinze minutes, ce qui n’est pas à dédaigner dans cet enfer.

Le cylindrage des manchettes et des cols était également de l’invention de Joe. Cette nuit-là, pendant leur travail à l’électricité, il le lui expliqua.

– Je suis le seul à le faire. Il le faut bien, si je veux avoir fini samedi après-midi à trois heures. Mais je connais la manière et c’est ça qui fait toute la différence. Il faut la chaleur voulue, la pression voulue, puis on les y passe trois fois. Regarde ça ! (Il leva une manchette en l’air.) À la main on ne ferait pas mieux.

Le jeudi Joe entra dans une rage folle. Un ballot « d’amidonnage fantaisie » supplémentaire était rentré.

– Je m’en vais ! hurla-t-il. J’en ai assez. Je m’en vais, froidement. À quoi ça sert-il de travailler comme un esclave toute la semaine, sans perdre une minute, pour qu’ils viennent me coller un travail de fantaisie par-dessus le marché ?... Nous sommes dans un pays libre, et je vais aller dire à ce gros Hollandais ce que je pense de lui. Et je ne le lui enverrai pas dire ! Je lui en flanquerai, moi, des fantaisies supplémentaires !...

– On travaille ce soir, dit-il un instant après, résigné à son sort.

Et ce soir-là, Martin n’essaya même pas de lutter. De toute la semaine il n’avait pas lu le journal et, chose étrange, cela ne lui manquait pas. Les nouvelles ne l’intéressaient plus. Il était trop fatigué, trop abruti pour s’intéresser à quoi que ce soit, bien qu’il projetât, s’il finissait son travail le samedi à trois heures de partir pour Oakland à bicyclette. Soixante-quinze kilomètres pour aller, autant pour le retour le dimanche après-midi, ne le prépareraient sans doute pas très bien au travail de la semaine suivante. Il aurait été plus pratique de prendre le train – mais le billet coûtait deux dollars cinquante et il voulait faire des économies.



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