Martin Eden



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C’était un admirable après-midi de l’été indien, languide et chaud ; le soleil n’était pas très fort et de légères brises erraient, sans troubler la somnolence de l’air. D’aériennes nuées pourpres se cachaient au creux des vallées qui dominent San Francisco impénétrablement enveloppé de fumée. La baie, pareille à une terne nappe de métal fondu, était semée de bateaux immobiles, ou mollement bercés par la marée nonchalante. Au loin, à peine percevait-on le Tamalpaïs, dont l’immense silhouette se perdait dans le brouillard près de la Porte d’Or, que le soleil couchant rendait semblable à un sentier d’or pâle. Au-delà, le Pacifique se confondait avec de lourds nuages, avant-coureurs menaçants des premiers souffles de l’hiver.

L’été allait finir. Cependant, sur les collines il s’attardait encore, doucement tendre, il se couchait, voluptueux, dans la pourpre des vallons et tissait, dans les brumes pâlissantes, le linceul saturé de beauté où il allait mourir, heureux d’avoir vécu et bien vécu. Et, sur la colline, à leur place favorite, Ruth et Martin côte à côte étaient assis, penchés tous deux sur le même livre ; Martin lisait à haute voix des sonnets d’amour : ceux que Browning a dédiés à la femme qui fut aimée comme peu de femmes le furent.

Mais la lecture languissait. Autour d’eux, le charme de la beauté mourante était trop puissant. La saison vermeille s’évanouissait comme elle avait vécu, splendide et voluptueuse, et le souvenir de ses ivresses alourdissait l’air. Elle pénétrait en eux, avec ses rêves et ses langueurs, amollissait leurs nerfs, enveloppait leur volonté, leur raison, d’un brouillard vaporeux. Martin se fondait de tendresse et parfois des ondes brûlantes le parcouraient. Leurs têtes étaient bien près l’une de l’autre et, lorsque l’haleine d’une imperceptible brise faisait voltiger vers son visage les cheveux d’or, les lignes dansaient aussitôt devant ses yeux.

– Je ne crois pas que vous ayez compris un mot de ce que vous venez de lire, dit-elle, quand il eut complètement perdu le passage qu’il récitait.

Il l’observa de ses yeux dévorants, mais cette fois, au lieu de s’intimider, la réponse lui vint tout naturellement.

– Vous non plus, d’ailleurs. De quoi parlait le dernier sonnet ?...

– Je ne sais pas ! avoua-t-elle en riant. J’ai déjà oublié. Ne lisons plus : la journée est trop belle.

– C’est notre dernière sur la colline, d’ici quelque temps, dit-il gravement. Un orage s’amasse à l’horizon.

Le livre glissa sur l’herbe et ils restèrent silencieux, immobiles, perdant vers la baie dormante leurs yeux rêveurs qui ne voyaient pas. Ruth, quelquefois, glissait un regard vers son cou. Une force impérieuse l’attirait vers lui, inévitable comme le destin. Sans qu’elle l’ait voulu, son épaule effleura l’autre épaule, aussi légèrement qu’un papillon frôle une fleur. Elle sentit le frisson qui répondait à ce contact ; il n’était que temps qu’elle s’écarte. Mais sa volonté ne lui obéissait plus et elle ne pensa même pas à vouloir résister, envahie par une enivrante folie.

Il glissa son bras autour d’elle. Délicieusement torturée, elle en suivit les gestes lents. Elle attendait – elle ne savait trop quoi – haletante, les lèvres sèches et brûlantes, le cœur bondissant, une fièvre dans les veines. Doucement, d’un mouvement infiniment caressant, le bras remonta et l’attira vers lui. Elle n’attendit plus. Avec un grand soupir las, elle laissa tomber sa tête sur la poitrine de Martin ; il se pencha, tendant vers elle ses lèvres, et celles de Ruth firent la moitié du chemin.

« Voilà, c’est l’amour ! se dit-elle, dans une lueur de raison. Si ce n’est pas l’amour, je n’ai plus qu’à mourir de honte. » Mais ce ne pouvait être que l’amour. Elle aimait cet homme dont les bras l’enserraient, dont les lèvres pressaient les siennes. Elle se pelotonna contre lui, d’un mouvement câlin de tout son corps. Et soudain s’arrachant à son étreinte, elle posa ses deux mains sur le cou hâlé de Martin. La sensation de ce désir réalisé fut si violente, qu’avec un sourd gémissement elle laissa retomber ses mains et s’affaissa à demi évanouie dans ses bras.

Pas un mot n’avait été dit, pas un mot ne fut échangé pendant de longues minutes. Par deux fois, il se pencha pour l’embrasser ; chaque fois ses lèvres recevaient timidement le baiser et elle se nichait davantage contre lui. Elle ne pouvait s’éloigner de lui ; et lui, la tenant serrée contre son cœur, regardait la grande cité perdue dans la fumée, au-delà de la baie, sans la voir. Pour une fois, dans son cerveau ne flottait aucun rêve. La lumière, la couleur, toute la beauté du monde étaient là, resplendissantes comme le jour, brûlantes comme son amour. Il se pencha vers elle. Elle murmura :

– Depuis quand m’aimez-vous ?...

– Depuis toujours. Depuis le jour où je vous ai vue pour la première fois. Je suis parti fou d’amour et depuis ce temps, ma folie n’a fait qu’augmenter. Et maintenant, chérie, je suis plus fou que jamais. Je ne sais plus où j’en suis... ma tête tourne de joie.

– Je suis heureuse, Martin... chéri, dit-elle avec un long soupir.

Il la serra contre sa poitrine à l’étouffer, puis demanda :

– Et vous ? quand vous en êtes-vous doutée ?

– Oh ! mais je l’ai su tout de suite ! presque tout de suite.

– Et je n’ai rien vu ! s’écria-t-il, vexé. Je ne m’en suis aperçu que... que maintenant, quand je vous ai embrassée.

– Ce n’est pas ça que je voulais dire. (Elle se redressa un peu et le regarda.) Je voulais dire que dès le début j’ai su que vous m’aimiez.

– Et vous, quand m’avez-vous aimé ?

– C’est venu subitement. (Elle parlait très lentement, dans ses yeux luisait une flamme vacillante et douce, une roseur exquise animait ses joues.) Je n’en ai rien su jusqu’au moment où... vous m’avez prise dans vos bras. Et je n’avais pas l’intention de vous épouser, Martin... jusqu’à ce moment-là. Qu’avez-vous fait pour que je vous aime ?

– Je n’en sais rien, dit-il en riant, à moins que ce ne soit à force de vous aimer, car l’immensité de mon amour aurait attendri une pierre – à plus forte raison votre cœur, chérie.

– L’idée que je me faisais de l’amour était absolument différente, dit-elle brusquement.

– Quelle idée vous en faisiez-vous ?

– Je ne le croyais pas ainsi. (Elle baissa les yeux et continua :) Je ne me doutais pas de ce que c’était.

Il resserra l’étreinte de ses bras autour d’elle avec l’appréhension de se montrer trop empressé. Mais son corps s’abandonna et, cette fois encore, leurs lèvres se rencontrèrent.

– Que va dire ma famille ? fit-elle ensuite avec une soudaine crainte.

– Je n’en sais rien. Mais ce ne sera pas difficile de connaître leur opinion.

– Mais si maman fait des objections ?... j’ai peur de lui dire.

– Laissez-moi faire, proposa Martin courageusement. Je crois que votre mère ne m’aime pas, mais je tâcherai de la gagner. L’homme qui a pu vous conquérir peut prétendre à tout. Et, si nous ne réussissons pas...

– Eh bien ?

– Nous nous appartiendrons quand même. Mais il est impossible que votre mère ne consente pas à notre mariage : elle vous aime trop.

– Je ne veux pas lui briser le cœur, dit Ruth, pensive.

Il eut envie de la rassurer en lui disant qu’un cœur de mère ne se brise pas si facilement que ça, mais se borna à ajouter :

– L’amour est la plus belle chose du monde.

– Savez-vous, Martin, que vous m’effrayez, parfois ? Vous me faites peur en ce moment, quand je pense à ce que vous avez été ! Il faudra être très, très bon avec moi. Souvenez-vous que je ne suis qu’une enfant après tout. Je n’ai jamais aimé.

– Ni moi. Nous sommes deux enfants. Et nous avons de la chance, car nous avons trouvé, l’un par l’autre, notre premier amour.

– Mais c’est impossible ! s’écria-t-elle en le repoussant d’un mouvement passionné. C’est impossible pour vous ! Vous avez été marin et on m’a dit que les marins étaient... avaient...

Elle s’arrêta, hésitante, bouleversée.

– Avaient nécessairement une femme dans chaque port, acheva-t-il. C’est ça que vous voulez dire ?

– Oui, dit-elle tout bas.

– Mais ça, ce n’est pas de l’amour. (Le ton de sa voix était autoritaire.) J’ai touché bien des ports, mais jamais avant de vous connaître, l’amour ne m’a seulement effleuré. Savez-vous que le soir où je vous ai quittée pour la première fois, j’ai failli être arrêté ?

– Arrêté ?...

– Oui. L’agent de police m’a cru ivre. Je l’étais... mais de vous.

– Mais vous disiez que nous étions des enfants, et je prétendais que pour vous c’était impossible et nous avons parlé d’autre chose.

– Je disais que je n’avais jamais aimé personne que vous, répondit-il. Vous êtes mon premier, mon seul amour.

– Et pourtant, vous étiez marin, insista-t-elle.

– Mais ça n’empêche pas que vous soyez quand même la seule que j’aie aimée.

– Mais il y a eu des femmes... d’autres femmes, oh !...

Et à la grande surprise de Martin, elle éclata en sanglots qu’il fallut bien des baisers, bien des caresses pour apaiser. Et tout le temps lui revenait cette phrase de Kipling : Et la femme du colonel et Judy O’Grady sont sœurs par la peau. C’est vrai, se dit-il, quoique bien des lectures l’aient conduit à penser autrement. Il croyait – et cette erreur était imputable aux romans – que, dans les classes élevées, seules les demandes en mariage officielles avaient cours, que ce n’était guère que dans son milieu d’autrefois, que les jeunes gens et les jeunes filles s’obtenaient par le contact physique. Les romans avaient tort, la preuve en était là. Les mêmes moyens, les mêmes caresses, les mêmes baisers, les mêmes mots qui séduisaient les ouvrières étaient également efficaces auprès des femmes comme Ruth. Toutes, elles étaient faites de la même chair, « sœurs par la peau » ; il aurait dû le savoir s’il s’était souvenu de Spencer. Et, tout en serrant Ruth dans ses bras et en la calmant, il trouva une grande consolation dans cette pensée que la femme du colonel et Judy O’Grady se ressemblaient d’étrange façon. Ruth lui en parut plus proche de lui, plus accessible. Sa chair était pareille à toutes les autres chairs, à sa chair à lui. Il n’y avait aucun empêchement à leur mariage. La différence de classe, soit, et une classe est une chose extrinsèque, dont on peut se débarrasser. Un esclave, avait-il lu, s’était élevé à la pourpre romaine. Donc, il pouvait s’élever jusqu’à Ruth. Avec toute sa culture, sa pureté, son infinie beauté d’âme, elle demeurait humaine, exactement comme Lizzie Connelly et toutes ses semblables. Tout ce qu’elles ressentaient, Ruth pouvait le ressentir. Elle pouvait aimer et haïr, avoir ses nerfs, sans doute, sûrement être jalouse comme elle l’était en ce moment, étouffant ses derniers sanglots dans ses bras.

– Et puis, je suis plus vieille que vous, dit-elle, en ouvrant les yeux et en le regardant. De trois ans.

– Chut !... vous n’êtes qu’une petite fille et j’ai quarante ans de plus que vous par l’expérience, répondit-il.

Par le fait, en ce qui concernait l’amour, ils n’étaient tous deux que des enfants, bien qu’elle fût bourrée d’éducation universitaire, bien qu’il fût farci de philosophie scientifique et des dures leçons de la vie.

Ils restèrent ainsi, dans les feux du jour mourant ; ils parlaient comme parlent les amoureux, s’émerveillaient de leur amour et de la destinée qui les avait jetés si étrangement sur la route l’un de l’autre, persuadés qu’ils s’aimaient comme jamais personne n’avait aimé avant eux. Et toujours, ils revenaient à leurs premières impressions et s’évertuaient en vain à analyser exactement la nature et la profondeur de leurs sentiments réciproques.

Le soleil se coucha derrière les nuages menaçants, vers la Porte d’Or, l’horizon devint rose, tout le ciel s’embrasa. Une lumière pourprée les inonda, tandis que Ruth chantait : « Adieu, douce journée. » Elle chantait d’une voix douce, entre les bras de Martin, ses mains dans les siennes, son cœur contre son cœur.



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