Montaigne les Essais livre III



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CHAPITRE IX
De la vanité


IL n'en est à l'avanture aucune plus expresse, que d'en escrire si vainement. Ce que la divinité nous en a si divinement exprimé, debvroit estre soigneusement et continuellement medité, par les gens d'entendement.

Qui ne voit, que j'ay pris une route, par laquelle sans cesse et sans travail, j'iray autant, qu'il y aura d'ancre et de papier au monde ? Je ne puis tenir registre de ma vie, par mes actions : fortune les met trop bas : je le tiens par mes fantasies. Si ay-je veu un gentil-homme, qui ne communiquoit sa vie, que par les operations de son ventre : Vous voyiez chez luy, en montre, un ordre de bassins de sept ou huict jours : C'estoit son estude, ses discours : Tout autre propos luy puoit. Ce sont icy, un peu plus civilement, des excremens d'un vieil esprit : dur tantost, tantost lasche : et tousjours indigeste. Et quand seray-je à bout de representer une continuelle agitation et mutation de mes pensees, en quelque matiere qu'elles tombent, puisque Diomedes remplit six mille livres, du seul subject de la grammaire ? Que doit produire le babil, puisque le begaiement et desnouement de la langue, estouffa le monde d'une si horrible charge de volumes ? Tant de paroles, pour les paroles seules. O Pythagoras, que n'esconjuras-tu cette tempeste !

On accusoit un Galba du temps passé, de ce qu'il vivoit oyseusement : Il respondit, que chacun devoit rendre raison de ses actions, non pas de son sejour. Il se trompoit : car la justice a cognoissance et animadversion aussi, sur ceux qui chaument.

Mais il y devroit avoir quelque coërction des loix, contre les escrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabons et faineants : On banniroit des mains de nostre peuple, et moy, et cent autres. Ce n'est pas moquerie : L'escrivallerie semble estre quelque symptome d'un siecle desbordé : Quand escrivismes nous tant, que depuis que nous sommes en trouble ? quand les Romains tant, que lors de leur ruyne ? Outre-ce que l'affinement des esprits, ce n'en est pas l'assagissement, en une police : cet embesongnement oïsif, naist de ce que chacun se prent laschement à l'office de sa vacation, et s'en desbauche. La corruption du siecle se fait, par la contribution particuliere de chacun de nous : Les uns y conferent la trahison, les autres l'injustice, l'irreligion, la tyrannie, l'avarice, la cruauté, selon qu'ils sont plus puissans : les plus foibles y apportent la sottise, la vanité, l'oisiveté : desquels je suis. Il semble que ce soit la saison des choses vaines, quand les dommageables nous pressent. En un temps, où le meschamment faire est si commun, de ne faire qu'inutilement, il est comme louable. Je me console que je seray des derniers, sur qui il faudra mettre la main : Ce pendant qu'on pourvoira aux plus pressans, j'auray loy de m'amender : Car il me semble que ce seroit contre raison, de poursuyvre les menus inconvenients, quand les grands nous infestent. Et le medecin Philotimus, à un qui luy presentoit le doigt à penser, auquel il recognoissoit au visage, et à l'haleine, un ulcere aux poulmons : Mon amy, fit-il, ce n'est pas à cette heure le temps de t'amuser à tes ongles.

Je vis pourtant sur ce propos, il y a quelques annees, qu'un personnage, de qui j'ay la memoire en recommandation singuliere, au milieu de nos grands maux, qu'il n'y avoit ny loy, ny justice, ny magistrat, qui fist son office : non plus qu'à cette heure : alla publier je ne sçay quelles chetives reformations, sur les habillemens, la cuisine et la chicane. Ce sont amusoires dequoy on paist un peuple mal-mené, pour dire qu'on ne l'a pas du tout mis en oubly. Ces autres font de mesme, qui s'arrestent à deffendre à toute instance, des formes de parler, les dances, et les jeux, à un peuple abandonné à toute sorte de vices execrables. Il n'est pas temps de se laver et decrasser, quand on est atteint d'une bonne fiévre. C'est à faire aux seuls Spartiates, de se mettre à se peigner et testonner, sur le poinct qu'ils se vont precipiter à quelque extreme hazard de leur vie.

Quant à moy, j'ay cette autre pire coustume, que si j'ay un escarpin de travers, je laisse encores de travers, et ma chemise et ma cappe : je desdaigne de m'amender à demy : Quand je suis en mauvais estat, je m'acharne au mal : Je m'abandonne par desespoir, et me laisse aller vers la cheute, et jette, comme lon dit, le manche apres la coignee. Je m'obstine à l'empirement : et ne m'estime plus digne de mon soing : Ou tout bien ou tout mal.

Ce m'est faveur, que la desolation de cet estat ; se rencontre à la desolation de mon aage : Je souffre plus volontiers, que mes maux en soient rechargez, que si mes biens en eussent esté troublez. Les paroles que j'exprime au mal-heur, sont paroles de despit. Mon courage se herisse au lieu de s'applatir. Et au rebours des autres, je me trouve plus devost, en la bonne, qu'en la mauvaise fortune : suyvant le precepte de Xenophon, sinon suyvant sa raison. Et fais plus volontiers les doux yeux au ciel, pour le remercier, que pour le requerir : J'ay plus de soing d'augmenter la santé, quand elle me rit, que je n'ay de la remettre, quand je l'ay escartee. Les prosperitez me servent de discipline et d'instruction, comme aux autres, les adversitez et les verges. Comme si la bonne fortune estoit incompatible avec la bonne conscience : les hommes ne se rendent gents de bien, qu'en la mauvaise. Le bon heur m'est un singulier aiguillon, à la moderation, et modestie. La priere me gaigne, la menace me rebute, la faveur me ploye, la crainte me roydit.

Parmy les conditions humaines, cette-cy est assez commune, de nous plaire plus des choses estrangeres que des nostres, et d'aymer le remuement et le changement.



Ipsa dies ideo nos grato perluit haustu,
Quód permutatis hora recurrit equis
.

J'en tiens ma part. Ceux qui suyvent l'autre extremité, de s'aggreer en eux-mesmes : d'estimer ce qu'ils tiennent au dessus du reste : et de ne recognoistre aucune forme plus belle, que celle qu'ils voyent : s'ils ne sont plus advisez que nous, ils sont à la verité plus heureux. Je n'envie point leur sagesse, mais ouy leur bonne fortune.

Cette humeur avide des choses nouvelles et incognues, ayde bien à nourrir en moy, le desir de voyager : mais assez d'autres circonstances y conferent. Je me destourne volontiers du gouvernement de ma maison. Il y a quelque commodité à commander, fust ce dans une grange, et à estre obey des siens. Mais c'est un plaisir trop uniforme et languissant. Et puis il est par necessité meslé de plusieurs pensements fascheux. Tantost l'indigence et l'oppression de vostre peuple : tantost la querelle d'entre vos voysins : tantost l'usurpation qu'ils font sur vous, vous afflige :

Aut verberatæ grandine vineæ,
Fundusque mendax, arbore nunc aquas
Culpante, nunc torrentia agros
Sydera, nunc hyemes iniquas
.

Et qu'à peine en six mois, envoyera Dieu une saison, dequoy vostre receveur se contente bien à plain : et que si elle sert aux vignes, elle ne nuyse aux prez.



Aut nimiis torret fervoribus ætherius sol,
Aut subiti perimunt imbres, gelidæque pruinæ,
Flabráque ventorum violento turbine vexant
.

Joinct le soulier neuf, et bien formé, de cet homme du temps passé, qui vous blesse le pied. Et que l'estranger n'entend pas, combien il vous couste, et combien vous prestez, à maintenir l'apparence de cet ordre, qu'on voit en vostre famille : et qu'à l'avanture l'achetez vous trop cher.

Je me suis pris tard au mesnage. Ceux que nature avoit fait naistre avant moy, m'en ont deschargé long temps. J'avois des-ja pris un autre ply, plus selon ma complexion. Toutesfois de ce que j'en ay veu, c'est un'occupation plus empeschante, que difficile. Quiconque est capable d'autre chose, le sera bien aysément de celle là. Si je cherchois à m'enrichir, cette voye me sembleroit trop longue : J'eusse servy les Roys, trafique plus fertile que toute autre. Puis que je ne pretens acquerir que la reputation de n'avoir rien acquis, non plus que dissipé : conformément au reste de ma vie, impropre à faire bien et à faire mal qui vaille : Et que je ne cherche qu'à passer, je le puis faire, Dieu mercy, sans grande attention.

Au pis aller, courez tousjours par retranchement de despence, devant la pauvreté. C'est à quoy je m'attends, et de me reformer, avant qu'elle m'y force. J'ay estably au demeurant, en mon ame, assez de degrez, à me passer de moins, que ce que j'ay. Je dis, passer avec contentement. Non æstimatione census, verùm victu atque cultu, terminatur pecuniæ modus. Mon vray besoing n'occupe pas si justement tout mon avoir, que sans venir au vif, fortune n'ait où mordre sur moy.

Ma presence, toute ignorante et desdaigneuse qu'elle est, preste grande espaule à mes affaires domestiques : Je m'y employe, mais despiteusement : Joinct que j'ay cela chez moy, que pour brusler à part, la chandelle par mon bout, l'autre bout ne s'espargne de rien.

Les voyages ne me blessent que par la despence, qui est grande, et outre mes forces : ayant accoustumé d'y estre avec equippage non necessaire seulement, mais aussi honneste : Il me les en faut faire d'autant plus courts, et moins frequents : et n'y employe que l'escume, et mareserve, temporisant et differant, selon qu'elle vient. Je ne veux pas, que le plaisir de me promener, corrompe le plaisir de me retirer. Au rebours, j'entens qu'ils se nourrissent, et favorisent l'un l'autre. La fortune m'a aydé en cecy : que puis que ma principale profession en cette vie, estoit de la vivre mollement, et plustost laschement qu'affaireusement ; elle m'a osté le besoing de multiplier en richesses, pour pourvoir à la multitude de mes heritiers. Pour un, s'il n'a assez de ce, dequoy j'ay eu si plantureusement assez, à son dam. Son imprudence ne meritera pas, que je luy en desire d'avantage. Et chascun, selon l'exemple de Phocion, pourvoid suffisamment à ses enfants, qui leur pourvoid, entant qu'ils ne luy sont dissemblables. Nullement seroy-je d'advis du faict de Crates. Il laissa son argent chez un banquier, avec cette condition : Si ses enfants estoient des sots, qu'il le leur donnast ; s'ils estoient habiles, qu'il le distribuast aux plus sots du peuple. Comme si les sots, pour estre moins capables de s'en passer, estoient plus capables d'user des richesses.

Tant y a, que le dommage qui vient de mon absence, ne me semble point meriter, pendant que j'auray dequoy le porter, que je refuse d'accepter les occasions qui se presentent, de me distraire de cette assistance penible. Il y a tousjours quelque piece qui va de travers. Les negoces, tantost d'une maison, tantost d'une autre, vous tirassent. Vous esclairez toutes choses de trop pres : Vostre perspicacité vous nuit icy, comme si fait elle assez ailleurs. Je me desrobe aux occasions de me fascher : et me destourne de la cognoissance des choses, qui vont mal : Et si ne puis tant faire, qu'à toute heure je ne heurte chez moy, en quelque rencontre, qui me desplaise. Et les fripponneries, qu'on me cache le plus, sont celles que je sçay le mieux. Il en est que pour faire moins mal, il faut ayder soy mesme à cacher. Vaines pointures : vaines par fois, mais tousjours pointures. Les plus menus et graisles empeschemens, sont les plus persans. Et comme les petites lettres lassent plus les yeux, aussi nous piquent plus les petits affaires : la tourbe des menus maux, offence plus, que la violence d'un, pour grand qu'il soit. A mesure que ces espines domestiques sont drues et desliees, elles nous mordent plus aigu, et sans menace, nous surprenant facilement à l'impourveu.

Je ne suis pas philosophe. Les maux me foullent selon qu'ils poisent : et poisent selon la forme, comme selon la matiere : et souvent plus. J'y ay plus de perspicacité que le vulgaire, si j'y ay plus de patience. En fin s'ils ne me blessent, ils me poisent. C'est chose tendre que la vie, et aysee à troubler. Depuis que j'ay le visage tourné vers le chagrin, nemo enim resistit sibi cùm ceperit impelli, pour sotte cause qui m'y ayt porté : j'irrite l'humeur de ce costé là : qui se nourrit apres, et s'exaspere, de son propre branle, attirant et ammoncellant une matiere sur autre, dequoy se paistre.



Stillicidii casus lapidem cavat :

Ces ordinaires goutieres me mangent, et m'ulcerent. Les inconvenients ordinaires ne sont jamais legers. Ils sont continuels et irreparables, quand ils naissent des membres du mesnage, continuels et inseparables.

Quand je considere mes affaires de loing, et en gros : je trouve, soit pour n'en avoir la memoire gueres exacte, qu'ils sont allez jusques à cette heure, en prosperant, outre mes contes et mes raisons. J'en retire ce me semble plus, qu'il n'y en a : leur bon heur me trahit. Mais suis-je au dedans de la besongne, voy-je marcher toutes ces parcelles ?

Tum veró in curas animum diducimus omnes :

mille choses m'y donnent à desirer et craindre. De les abandonner du tout, il m'est tres-facile : de m'y prendre sans m'en peiner, tresdifficile. C'est pitié, d'estre en lieu où tout ce que vous voyez, vous embesongne, et vous concerne. Et me semble jouyr plus gayement les plaisirs d'une maison estrangere, et y apporter le goust plus libre et pur. Diogenes respondit selon moy, à celuy qui luy demanda quelle sorte de vin il trouvoit le meilleur : L'estranger, feit il.

Mon pere aymoit à bastir Montaigne, où il estoit nay : et en toute cette police d'affaires domestiques, j'ayme à me servir de son exemple, et de ses reigles ; et y attacheray mes successeurs autant que je pourray. Si je pouvois mieux pour luy, je le feroys. Je me glorifie que sa volonté s'exerce encores, et agisse par moy. Ja Dieu ne permette que je laisse faillir entre mes mains, aucune image de vie, que je puisse rendre à un si bon pere. Ce que je me suis meslé d'achever quelque vieux pan de mur, et de renger quelque piece de bastiment mal dolé, ç'a esté certes, regardant plus à son intention, qu'à mon contentement. Et accuse ma faineance, de n'avoir passé outre, à parfaire les commencements qu'il a laissez en sa maison : d'autant plus, que je suis en grands termes d'en estre le dernier possesseur de ma race, et d'y porter la derniere main. Car quant à mon application particuliere, ny ce plaisir de bastir, qu'on dit estre si attrayant, ny la chasse, ny les jardins, ny ces autres plaisirs de la vie retiree, ne me peuvent beaucoup amuser. C'est chose dequoy je me veux mal, comme de toutes autres opinions qui me sont incommodes. Je ne me soucie pas tant de les avoir vigoureuses et doctes, comme je me soucie de les avoir aisees et commodes à la vie. Elles sont bien assez vrayes et saines, si elles sont utiles et aggreables.

Ceux qui m'oyans dire mon insuffisance aux occupations du mesnage, me viennent souffler aux oreilles que c'est desdaing, et que je laisse de sçavoir les instrumens du labourage, ses saisons, son ordre, comment on fait mes vins, comme on ente, et de sçavoir le nom et la forme des herbes et des fruicts, et l'apprest des viandes, dequoy je vis : le nom et prix des estoffes, de quoy je m'abille, pour avoir à coeur quelque plus haute science, ils me font mourir. Cela, c'est sottise : et plustost bestise, que gloire : Je m'aymerois mieux bon escuyer, que bon logicien.



Quin tu aliquid saltem potius quorum indiget usus,
Viminibus mollique paras detexere junco ?

Nous empeschons noz pensees du general, et des causes et conduittes universelles : qui se conduisent tresbien sans nous : et laissons en arriere nostre faict : et Michel, qui nous touche encore de plus pres que l'homme. Or j'arreste bien chez moy le plus ordinairement : mais je voudrois m'y plaire plus qu'ailleurs.



Sit meæ sedes utinam senectæ,
Sit modus lasso maris, et viarum,
Militiæque
.

Je ne sçay si j'en viendray à bout. Je voudrois qu'au lieu de quelque autre piece de sa succession, m'on pere m'eust resigné cette passionnee amour, qu'en ses vieux ans il portoit à son mesnage. Il estoit bien heureux, de ramener ses desirs, à sa fortune, et de se sçavoir plaire de ce qu'il avoit. La philosophie politique aura bel accuser la bassesse et sterilité de mon occupation, si j'en puis une fois prendre le goust, comme luy. Je suis de cet avis, que la plus honorable vacation, est de servir au publiq, et estre utile à beaucoup. Fructus enim ingenii et virtutis, omnisque præstantiæ tum maximus accipitur, quum in proximum quemque confertur. Pour mon regard je m'en despars : Partie par conscience : (car par où je vois le poix qui touche telles vacations, je vois aussi le peu de moyen que j'ay d'y fournir : et Platon maistre ouvrier en tout gouvernement politique, ne laissa de s'en abstenir) partie par poltronerie. Je me contente de jouïr le monde, sans m'en empresser : de vivre une vie, seulement excusable : et qui seulement ne poise, ny à moy, ny à autruy.

Jamais homme ne se laissa aller plus plainement et plus laschement, au soing et gouvernement d'un tiers, que je ferois, si j'avois à qui. L'un de mes souhaits pour cette heure, ce seroit de trouver un gendre, qui sçeust appaster commodément mes vieux ans, et les endormir : entre les mains de qui je deposasse en toute souveraineté, la conduite et usage de mes biens : qu'il en fist ce que j'en fais, et gaignast sur moy ce que j'y gaigne : pourveu qu'il y apportast un courage vrayement recognoissant, et amy. Mais quoy ? nous vivons en un monde, où la loyauté des propres enfans est incognue.

Qui a la garde de ma bourse en voyage, il l'a pure et sans contreroolle : aussi bien me tromperoit il en comptant. Et si ce n'est un diable, je l'oblige à bien faire, par une si abandonnee confiance. Multi fallere docuerunt, dum timent falli, et aliis jus peccandi suspicando fecerunt. La plus commune seureté, que je prens de mes gens, c'est la mescognoissance : Je ne presume les vices qu'apres que je les ay veuz : et m'en fie plus aux jeunes, que j'estime moins gastez par mauvais exemple. J'oy plus volontiers dire, au bout de deux mois, que j'ay despandu quatre cens escus, que d'avoir les oreilles battues tous les soirs, de trois, cinq, sept. Si ay-je esté desrobé aussi peu qu'un autre de cette sorte de larrecin : Il est vray, que je preste la main à l'ignorance : Je nourris à escient, aucunement trouble et incertaine la science de mon argent : Jusques à certaine mesure, je suis content, d'en pouvoir doubter. Il faut laisser un peu de place à la desloyauté, ou imprudence de vostre valet : S'il nous en reste en gros, dequoy faire nostre effect, cet excez de la liberalité de la fortune, laissons le un peu plus courre à sa mercy : La portion du glanneur. Apres tout, je ne prise pas tant la foy de mes gents, comme je mesprise leur injure. O le vilain et sot estude, d'estudier son argent, se plaire à le manier et recomter ! c'est par là, que l'avarice faict ses approches.

Dépuis dix-huict ans, que je gouverne des biens, je n'ay sçeu gaigner sur moy, de voir, ny tiltres, ny mes principaux affaires, qui ont necessairement à passer par ma science, et par mon soing. Ce n'est pas un mespris philosophique, des choses transitoires et mondaines : je n'ay pas le goust si espuré, et les prise pour le moins ce qu'elles valent : mais certes c'est paresse et negligence inexcusable et puerile. Que ne feroy je plustost que de lire un contract ? Et plustost, que d'aller secoüant ces paperasses poudreuses, serf de mes negoces ? ou encore pis, de ceux d'autruy, comme font tant de gents à prix d'argent. Je n'ay rien cher que le soucy et la peine : et ne cherche qu'à m'anonchalir et avachir.

J'estoy, ce croi-je, plus propre, à vivre de la fortune d'autruy, s'il se pouvoit, sans obligation et sans servitude. Et si ne sçay, à l'examiner de pres ; si selon mon humeur et mon sort, ce que 'iay à souffrir des affaires, et des serviteurs, et des domestiques, n'a point plus d'abjection, d'importunité, et d'aigreur, que n'auroit la suitte d'un homme, nay plus grand que moy, qui me guidast un peu à mon aise. Servitus obedientia est fracti animi et abjecti, arbitrio carentis suo : Crates fit pis, qui se jetta en la franchise de la pauvreté, pour se deffaire des indignitez et cures de la maison. Cela ne ferois-je pas : Je hay la pauvreté à pair de la douleur : mais ouy bien, changer cette sorte de vie, à une autre moins brave, et moins affaireuse.

Absent, je me despouille de tous tels pensemens : et sentirois moins lors la ruyne d'une tour, que je ne fais present, la cheute d'une ardoyse. Mon ame se démesle bien ayséement à part, mais en presence, elle souffre, comme celle d'un vigneron. Une rene de travers à mon cheval, un bout d'estriviere qui batte ma jambe, me tiendront tout un jour en eschec. J'esleve assez mon courage à l'encontre des inconveniens, les yeux, je ne puis.

Sensus ô superi sensus !

Je suis chez moy, respondant de tout ce qui va mal. Peu de maistres, je parle de ceux de moyenne condition, comme est la mienne : et s'il en est, ils sont plus heureux : se peuvent tant reposer, sur un second, qu'il ne leur reste bonne part de la charge. Cela oste volontiers quelque chose de ma façon, au traittement des survenants : et en ay peu arrester quelcun par adventure plus par ma cuisine, que par ma grace : comme font les fascheux : et oste beaucoup du plaisir que je devrois prendre chez moy, de la visitation et assemblees de mes amys. La plus sotte contenance d'un gentil-homme en sa maison, c'est de le voir empesché du train de sa police ; parler à l'oreille d'un valet, en menacer un autre des yeux. Elle doit couler insensiblement, et representer un cours ordinaire. Et treuve laid, qu'on entretienne ses hostes, du traictement qu'on leur fait, autant à l'excuser qu'à le vanter. J'ayme l'ordre et la netteté,



et cantharus et lanx,
Ostendunt mihi me
,

au prix de l'abondance : et regarde chez moy exactement à la necessité, peu à la parade. Si un valet se bat chez autruy, si un plat se verse, vous n'en faites que rire : vous dormez ce pendant que monsieur renge avec son maistre d'hostel, son faict, pour vostre traictement du lendemain.

J'en parle selon moy : Ne laissant pas en general d'estimer, combien c'est un doux amusement à certaines natures, qu'un mesnage paisible, prospere, conduict par un ordre reglé. Et ne voulant attacher à la chose, mes propres erreurs et inconvenients. Ny desdire Platon, qui estime la plus heureuse occupation à chascun, faire ses particuliers affaires sans injustice.

Quand je voyage, je n'ay à penser qu'à moy, et à l'emploicte de mon argent : cela se dispose d'un seul precepte. Il est requis trop de parties à amasser : je n'y entens rien : A despendre, je m'y entens un peu, et à donner jour à ma despence : qui est de vray son principal usage. Mais je m'y attens trop ambitieusement ; qui la rend inegalle et difforme : et en outre immoderee en l'un et l'autre visage. Si elle paroist, si elle sert, je m'y laisse indiscretement aller : et me resserre autant indiscretement, si elle ne luyt, et si elle ne me rit.

Qui que ce soit, ou art, ou nature, qui nous imprime cette condition de vivre, par la relation à autruy, nous fait beaucoup plus de mal que de bien. Nous nous defraudons de nos propres utilitez, pour former les apparences à l'opinion commune. Il ne nous chaut pas tant, quel soit nostre estre, en nous, et en effect, comme quel il soit, en la cognoissance publique. Les biens mesmes de l'esprit, et la sagesse, nous semblent sans fruict, si elle n'est jouye que de nous : si elle ne se produict à la veuë et approbation estrangere. Il y en a, de qui l'or coulle à gros bouillons, par des lieux sousterreins, imperceptiblement : d'autres l'estendent tout en lames et en feuilles : Si qu'aux uns les liars valent escuz, aux autres le contraire : le monde estimant l'emploite et la valeur, selon la montre. Tout soing curieux autour des richesses sent à l'avarice : Leur dispensation mesme, et la liberalité trop ordonnee et artificielle : elles ne valent pas une advertance et sollicitude penible. Qui veut faire sa despense juste, la fait estroitte et contrainte. La garde, ou l'emploitte, sont de soy choses indifferentes, et ne prennent couleur de bien ou de mal, que selon l'application de nostre volonté.


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