Montaigne les Essais livre III



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Fluctus uti prim coepit cum albescere ponto,
Paulatim sese tollit mare, et altius undas
Erigit, inde imo consurgit ad æthera fundo
.

Le jugement tient chez moy un siege magistral, au moins il s'en efforce soigneusement : Il laisse mes appetis aller leur train : et la haine et l'amitié, voire et celle que je me porte à moy mesme, sans s'en alterer et corrompre. S'il ne peut reformer les autres parties selon soy, au moins ne se laisse il pas difformer à elles : il faict son jeu à part.

L'advertissement à chacun de se cognoistre, doit estre d'un important effect, puisque ce Dieu de science et de lumiere le fit planter au front de son temple : comme comprenant tout ce qu'il avoit à nous conseiller. Platon dict aussi, que prudence n'est autre chose, que l'execution de ceste ordonnance : et Socrates, le verifie par le menu en Xenophon. Les difficultez et l'obscurité, ne s'apperçoyvent en chacune science, que par ceux qui y ont entree. Car encore faut il quelque degré d'intelligence, à pouvoir remarquer qu'on ignore : et faut pousser à une porte, pour sçavoir qu'elle nous est close. D'où naist ceste Platonique subtilité, que ny ceux qui sçavent, n'ont à s'enquerir, d'autant qu'ils sçavent : ny ceux qui ne sçavent, d'autant que pour s'enquerir, il faut sçavoir, dequoy on s'enquiert. Ainsi, en ceste cy de se cognoistre soy-mesme : ce que chacun se voit si resolu et satisfaict, ce que chacun y pense estre suffisamment entendu, signifie que chacun n'y entend rien du tout, comme Socrates apprend à Euthydeme. Moy, qui ne fais autre profession, y trouve une profondeur et varieté si infinie, que mon apprentissage n'a autre fruict, que de me faire sentir, combien il me reste à apprendre. A ma foiblesse si souvent recognuë, je dois l'inclination que j'ay à la modestie : à l'obeïssance des creances qui me sont prescrites : à une constante froideur et moderation d'opinions : et la haine de ceste arrogance importune et quereleuse, se croyant et fiant toute à soy, ennemie capitale de discipline et de verité. Oyez les regenter. Les premieres sottises qu'ils méttent en avant, c'est au style qu'on establit les religions et les loix. Nihil est turpius quàm cognitioni et perceptioni, assertionem approbationémque præcurrere. Aristarchus disoit, qu'anciennement, à peine se trouva-il sept sages au monde : et que de son temps à peine se trouvoit-il sept ignorans : Aurions nous pas plus de raison que luy, de le dire en nostre temps ? L'affirmation et l'opiniastreté, sont signes expres de bestise. Cestuy-ci aura donné du nez à terre, cent fois pour un jour : le voyla sur ses ergots, aussi resolu et entier que devant. Vous diriez qu'on luy a infus depuis, quelque nouvelle ame, et vigueur d'entendement. Et qu'il luy advient, comme à cet ancien fils de la terre, qui reprenoit nouvelle fermeté, et se renforçoit par sa cheute.

cui cum tetigere parentem,
Jam defecta vigent renovato robore membra
.

Ce testu indocile, pense-il pas reprendre un nouvel esprit, pour reprendre une nouvelle dispute ? C'est par mon experience, que j'accuse l'humaine ignorance. Qui est, à mon advis, le plus seur party de l'escole du monde. Ceux qui ne la veulent conclure en eux, par un si vain exemple que le mien, ou que le leur, qu'ils la recognoissent par Socrates, le maistre des maistres. Car le Philosophe Antisthenes, à ses disciples, Allons, disoit-il, vous et moy ouyr Socrates. Là je seray disciple avec vous. Et soustenant ce dogme, de sa secte Stoïque, que la vertu suffisoit à rendre une vie plainement heureuse, et n'ayant besoin de chose quelconque, sinon de la force de Socrates ; adjoustoit-il.

Ceste longue attention que j'employe à me considerer, me dresse à juger aussi passablement des autres : Et est peu de choses, dequoy je parle plus heureusement et excusablement. Il m'advient souvent, de voir et distinguer plus exactement les conditions de mes amis, qu'ils ne font eux mesmes. J'en ay estonné quelqu'un, par la pertinence de ma description : et l'ay adverty de soy. Pour m'estre dés mon enfance, dressé à mirer ma vie dans celle d'autruy, j'ay acquis une complexion studieuse en cela. Et quand j'y pense, je laisse eschaper autour de moy peu de choses qui y servent : contenances, humeurs, discours. J'estudie tout : ce qu'il me faut fuir, ce qu'il me faut suyvre. Ainsi à mes amis, je descouvre par leurs productions, leurs inclinations internes : Non pour renger ceste infinie varieté d'actions si diverses et si descouppees, à certains genres et chapitres, et distribuer distinctement mes partages et divisions, en classes et regions cognuës,

Sed neque quam multæ species, et nomina quæ sint,
Est numerus
.

Les sçavans parlent, et denotent leurs fantasies, plus specifiquement, et par le le menu : Moy, qui n'y voy qu'autant que l'usage m'en informe, sans regle, presente generalement les miennes, et à tastons. Comme en cecy : Je prononce ma sentence par articles descousus : c'est chose qui ne se peut dire à la fois, et en bloc. La relation, et la conformité, ne se trouvent point en telles ames que les nostres, basses et communes. La sagesse est un bastiment solide et entier, dont chaque piece tient son rang et porte sa marque. Sola sapientia in se tota conversa est. Je laisse aux artistes, et ne sçay s'ils en viennent à bout, en chose si meslee, si menue et fortuite, de renger en bandes, ceste infinie diversité de visages ; et arrester nostre inconstance, et la mettre par ordre. Non seulement je trouve malaysé, d'attacher nos actions les unes aux autres : mais chacune à part soy, je trouve malaysé, de la designer proprement, par quelque qualité principale : tant elles sont doubles et bigarrees à divers lustres.

Ce qu'on remarque pour rare ; au Roy de Macedoine, Perseus, que son esprit, ne s'attachant à aucune condition, alloit errant par tout genre de vie : et representant des moeurs, si essorees et vagabondes qu'il n'estoit cogneu ny de luy ny d'autre, quel homme ce fust, me semble à peu pres convenir à tout le monde. Et par dessus tous, j'ay veu quelque autre de sa taille, à qui ceste conclusion s'appliqueroit plus proprement encore, ce croy-je. Nulle assiette moyenne : s'emportant tousjours de l'un à l'autre extreme, par occasions indivinables : nulle espece de train, sans traverse, et contrarieté merveilleuse : nulle faculté simple : si que le plus vray semblablement qu'on en pourra feindre un jour, ce sera, qu'il affectoit, et estudioit de se rendre cogneu, par estre mescognoissable.

Il faict besoin d'oreilles bien fortes, pour s'ouyr franchement juger. Et par ce qu'il en est peu, qui le puissent souffrir sans morsure : ceux qui se hazardent de l'entreprendre envers nous ; nous monstrent un singulier effect d'amitié. Car c'est aimer sainement, d'entreprendre à blesser et offencer, pour profiter. Je trouve rude de juger celuy-la, en qui les mauvaises qualitez surpassent les bonnes. Platon ordonne trois parties, à qui veut examiner l'ame d'un autre, science, bienvueillance, hardiesse.

Quelque fois on me demandoit, à quoy j'eusse pensé estre bon, qui se fust advisé de se servir de moy, pendant que j'en avois l'aage :

Dum melior vires sanguis dabat, æmula necdum
Temporibus geminis canebat sparsa senectus
.

A rien, fis-je. Et m'excuse volontiers de ne sçavoir faire chose, qui m'esclave à autruy. Mais j'eusse dit ses veritez à mon maistre, et eusse controollé ses moeurs, s'il eust voulu : Non en gros, par leçons scholastiques, que je ne sçay point, et n'en vois naistre aucune vraye reformation, en ceux qui les sçavent : Mais les observant pas à pas, à toute opportunité : et en jugeant à l'oeil, piece à piece, simplement et naturellement. Luy faisant voir quel il est en l'opinion commune : m'opposant à ses flatteurs. Il n'y a nul de nous, qui ne valust moins que les Roys, s'il estoit ainsi continuellement corrompu, comme ils sont, de ceste canaille de gens. Comment, si Alexandre, ce grand et Roy et Philosophe, ne s'en peut deffendre ? J'eusse eu assez de fidelité, de jugement, et de liberté, pour cela. Ce seroit un office sans nom ; autrement il perdroit son effect et sa grace. Et est un roolle qui ne peut indifferemment appartenir à tous. Car la verité mesme, n'a pas ce privilege, d'estre employee à toute heure, et en toute sorte : son usage tout noble qu'il est, a ses circonscriptions, et limites. Il advient souvent, comme le monde est, qu'on la lasche à l'oreille du Prince, non seulement sans fruict, mais dommageablement, et encore injustement. Et ne me fera lon pas accroire, qu'une sainte remonstrance, ne puisse estre appliquee vitieusement : et que l'interest de la substance, ne doyve souvent ceder à l'interest de la forme. Je voudrois à ce mestier, un homme contant de sa fortune,



Quod sit, esse velit, nihilque malit :

et nay de moyenne fortune : D'autant, que d'une part, il n'auroit point de crainte de toucher vivement et profondement le coeur du maistre, pour ne perdre par là, le cours de son avancement : Et d'autre part, pour estre d'une condition moyenne, il auroit plus aysee communication à toute sorte de gens. Je le voudroy à un homme seul : car respandre le privilege de ceste liberté et privauté à plusieurs, engendreroit une nuisible irreverence. Ouy, et de celuy là, je requerroy sur tout la fidelité du silence.

Un Roy n'est pas à croire, quand il se vante de sa constance, à attendre le rencontre de l'ennemy, pour sa gloire : si pour son profit et amendement, il ne peut souffrir la liberté des parolles d'un amy, qui n'ont autre effort, que de luy pincer l'ouye : le reste de leur effect estant en sa main. Or il n'est aucune condition d'hommes, qui ait si grand besoing, que ceux-là, de vrais et libres advertissemens. Ils soustiennent une vie publique, et ont à agreer à l'opinion de tant de spectateurs, qui comme on a accoustumé de leur taire tout ce qui les divertit de leur route, ils se trouvent sans le sentir, engagez en la haine et detestation de leurs peuples, pour des occasions souvent, qu'ils eussent peu eviter, à nul interest de leurs plaisirs mesme, qui les en eust advisez et redressez à temps. Communement leurs favorits regardent à soy, plus qu'au maistre : Et il leur va de bon : d'autant qu'à la verité, la plus part des offices de la vraye amitié, sont envers le souverain, en un rude et perilleux essay : De maniere, qu'il y fait besoin, non seulement beaucoup d'affection et de franchise, mais encore de courage.

En fin, toute ceste fricassee que je barbouille ici, n'est qu'un registre des essais de ma vie : qui est pour l'interne santé exemplaire assez, à prendre l'instruction à contrepoil. Mais quant a la santé corporelle, personne ne peut fournir d'experience plus utile que moy : qui la presente pure, nullement corrompue et alteree par art, et par opination. L'experience est proprement sur son fumier au subject de la medecine, où la raison luy quitte toute la place. Tybere disoit, que quiconque avoit vescu vingt ans, se devoit respondre des choses qui luy estoient nuisibles ou salutaires, et se sçavoir conduire sans medecine. Et le pouvoit avoir apprins de Socrates : lequel conseillant à ses disciples soigneusement, et comme un tres principal estude, l'estude de leur santé, adjoustoit, qu'il estoit malaisé, qu'un homme d'entendement, prenant garde à ses exercices à son boire et à son manger, ne discernast mieux que tout medecin, ce qui luy estoit bon ou mauvais. Si fait la medecine profession d'avoir tousjours l'experience pour touche de son operation. Ainsi Platon avoit raison de dire, que pour estre vray medecin, il seroit necessaire que celuy qui l'entreprendroit, eust passé par toutes les maladies, qu'il veut guerir, et par tous les accidens et circonstances dequoy il doit juger. C'est raison qu'ils prennent la verole, s'ils la veulent sçavoir penser. Vrayement je m'en fierois à celuy la. Car les autres nous guident, comme celuy qui peint les mers, les escueils et les ports, estant assis, sur sa table, et y faict promener le modele d'un navire en toute seurté : Jettez-le à l'effect, il ne sçait par où s'y prendre : Ils font telle description de nos maux, que faict un trompette de ville, qui crie un cheval ou un chien perdu, tel poil, telle hauteur, telle oreille : mais presentez le luy, il ne le cognoit pas pourtant.

Pour Dieu, que la medecine me face un jour quelque bon et perceptible secours, voir comme je crieray de bonne foy,

Tandem efficaci do manus scientiæ.

Les arts qui promettent de nous tenir le corps en santé, et l'ame en santé, nous promettent beaucoup : mais aussi n'en est-il point, qui tiennent moins ce qu'elles promettent. Et en nostre temps, ceux qui font profession de ces arts entre nous, en monstrent moins les effects que tous autres hommes. On peut dire d'eux, pour le plus, qu'ils vendent les drogues medecinales : mais qu'ils soient medecins, cela ne peut on dire.

J'ay assez vescu, pour mettre en comte l'usage, qui m'a conduict si loing. Pour qui en voudra gouster : j'en ay faict l'essay, son eschançon. En voyci quelques articles, comme la souvenance me les fornira. Je n'ay point de façon, qui ne soit allee variant selon les accidents : Mais j'enregistre celles, que j'ay plus souvent veu en train : qui ont eu plus de possession en moy jusqu'à ceste heure. Ma forme de vie, est pareille en maladie comme en santé : mesme lict, mesmes heures, mesmes viandes me servent, et mesme breuvage. Je n'y adjouste du tout rien, que la moderation du plus et du moins, selon ma force et appetit. Ma santé, c'est maintenir sans destourbier mon estat accoustumé. Je voy que la maladie m'en desloge d'un costé : si je crois les medecins, ils m'en destourneront de l'autre : et par fortune, et par art, me voyla hors de ma routte. Je ne crois rien plus certainement que cecy : que je ne sçauroy estre offencé par l'usage des choses que j'ay si long temps accoustumees.

C'est à la coustume de donner forme à nostre vie, telle qu'il luy plaist, elle peult tout en cela. C'est le breuvage de Circé, qui diversifie nostre nature, comme bon luy semble. Combien de nations, et à trois pas de nous, estiment ridicule la craincte du serein, qui nous blesse si apparemment : et nos bateliers et nos paysans s'en moquent. Vous faites malade un Alleman, de le coucher sur un matelas : comme un Italien sur la plume, et un François sans rideau et sans feu. L'estomach d'un Espagnol, ne dure pas à nostre forme de manger, ny le nostre à boire à la Souysse.

Un Allemand me feit plaisir à Auguste, de combattre l'incommodité de nos fouyers, par ce mesme argument, dequoy nous nous servons ordinairement à condamner leurs poyles. Car à la verité, ceste chaleur croupie, et puis la senteur de ceste matiere reschauffée, dequoy ils sont composez, enteste la plus part de ceux qui n'y sont experimentez : moy non. Mais au demeurant, estant ceste chaleur egale, constante et universelle, sans lueur, sans fumée, sans le vent que l'ouverture de nos cheminées nous apporte, elle a bien par ailleurs, dequoy se comparer à la nostre. Que n'imitons nous l'architecture Romaine ? Car on dit, que anciennement, le feu ne se faisoit en leurs maisons que par le dehors, et au pied d'icelles : d'où s'inspiroit la chaleur à tout de logis, par les tuyaux practiquez dans l'espais du mur, lesquels alloient embrassant les lieux qui en devoient estre eschauffez. Ce que j'ay veu clairement signifié, je ne sçay où, en Seneque. Cestuy-cy, m'oyant louër les commoditez, et beautez de sa ville : qui le merite certes : commença à me plaindre, dequoy j'avois à m'en eslongner. Et dés premiers inconveniens qu'il m'allega, ce fut la poisanteur de teste, que m'apporteroient les cheminées ailleurs. Il avoit ouï faire ceste plainte à quelqu'un, et nous l'attachoit, estant privé par l'usage de l'appercevoir chez luy. Toute chaleur qui vient du feu, m'affoiblit et m'appesantit. Si disoit Evenus, que le meilleur condiment de la vie, estoit le feu. Je prens plustost toute autre façon d'eschaper au froid.

Nous craignons les vins au bas : en Portugal, ceste fumée est en delices, et est le breuvage des princes. En somme, chasque nation a plusieurs coustumes et usances, qui sont non seulement incognues, mais farouches et miraculeuses à quelque autre nation.

Que ferons nous à ce peuple, qui ne fait recepte que de tesmoignages imprimez, qui ne croit les hommes s'ils ne sont en livre, ny la verité, si elle n'est d'aage competant ? Nous mettons en dignité nos sottises, quand nous les mettons en moule. Il y a bien pour luy, autre poix, de dire : je l'ay leu : que si vous dictes : je l'ay ouy dire. Mais moy, qui ne mescrois non plus la bouche, que la main des hommes : et qui sçay qu'on escript autant indiscretement qu'on parle : et qui estime ce siecle, comme un autre passé, j'allegue aussi volontiers un mien amy, que Aulugelle, et que Macrobe : et ce que j'ay veu, que ce qu'ils ont escrit. Et comme ils tiennent de la vertu, qu'elle n'est pas plus grande, pour estre plus longue : j'estime de mesme de la verité, que pour estre plus vieille, elle n'est pas plus sage. Je dis souvent que c'est pure sottise, qui nous fait courir apres les exemples estrangers et scholastiques : Leur fertilité est pareille à cette heure à celle du temps d'Homere et de Platon. Mais n'est-ce pas, que nous cherchons plus l'honneur de l'allegation, que la verité du discours ? Comme si c'estoit plus d'emprunter, de la boutique de Vascosan, ou de Plantin, nos preuves, que de ce qui se voit en nostre village. Ou bien certes, que nous n'avons pas l'esprit, d'esplucher, et faire valoir, ce qui se passe devant nous, et le juger assez vifvement, pour le tirer en exemple. Car si nous disons, que l'authorité nous manque, pour donner foy à nostre tesmoignage, nous le disons hors de propos. D'autant qu'à mon advis, des plus ordinaires choses, et plus communes, et cognuës, si nous sçavions trouver leur jour, se peuvent former les plus grands miracles de nature, et les plus merveilleux exemples, notamment sur le subject des actions humaines.

Or sur mon subject, laissant les exemples que je sçay par les livres : Et ce que dit Aristote d'Andron Argien, qu'il traversoit sans boire les arides sablons de la Lybie. Un gentil-homme qui s'est acquité dignement de plusieurs charges, disoit où j'estois, qu'il estoit allé de Madril à Lisbonne, en plain esté, sans boire. Il se porte vigoureusement pour son aage, et n'a rien d'extraordinaire en l'usage de sa vie, que cecy, d'estre deux ou trois mois, voire un an, ce m'a-il dit, sans boire. Il sent de l'alteration, mais il la laisse passer : et tient, que c'est un appetit qui s'alanguit aiséement de soy-mesme : et boit plus par caprice, que pour le besoing, ou pour le plaisir.

En voicy d'un autre. Il n'y a pas long temps, que je rencontray l'un des plus sçavans hommes de France, entre ceux de non mediocre fortune, estudiant au coin d'une sale, qu'on luy avoit rembarré de tapisserie : et autour de luy, un tabut de ses valets, plain de licence. Il me dit, et Seneque quasi autant de soy, qu'il faisoit son profit de ce tintamarre : comme si battu de ce bruict, il se ramenast et reserrast plus en soy, pour la contemplation, et que ceste tempeste de voix repercutast ses pensées au dedans. Estant escholier à Padoüe, il eut son estude si long temps logé à la batterie des coches, et du tumulte de la place, qu'il se forma non seulement au mespris, mais à l'usage du bruit, pour le service de ses estudes. Socrates respondit à Alcibiades, s'estonnant comme il pouvoit porter le continuel tintamarre de la teste de sa femme : Comme ceux, qui sont accoustumez à l'ordinaire bruit des rouës à puiser de l'eau. Je suis bien au contraire : j'ay l'esprit tendre et facile à prendre l'essor : Quand il est empesché à part soy, le moindre bourdonnement de mousche l'assassine.

Seneque en sa jeunesse, ayant mordu chaudement, à l'exemple de Sextius, de ne manger chose, qui eust prins mort : s'en passoit dans un an, avec plaisir, comme il dit. Et s'en deporta seulement, pour n'estre soupçonné, d'emprunter ceste reigle d'aucunes religions nouvelles, qui la semoyent. Il print quand et quand des preceptes d'Attalus, de ne se coucher plus sur des loudiers, qui enfondrent : et employa jusqu'à la vieillesse ceux qui ne cedent point au corps. Ce que l'usage de son temps, luy faict compter à rudesse, le nostre, nous le faict tenir à mollesse.

Regardez la difference du vivre de mes valets à bras, à la mienne : les Scythes et les Indes n'ont rien plus eslongné de ma force, et de ma forme. Je sçay, avoir retiré de l'aumosne, des enfans pour m'en servir, qui bien tost apres m'ont quicté et ma cuisine, et leur livrée : seulement, pour se rendre a leur premiere vie. Et en trouvay un, amassant depuis, des moules, emmy la voirie, pour son disner, que par priere, ny par menasse, je ne sçeu distraire de la saveur et douceur, qu'il trouvoit en l'indigence. Les gueux ont leurs magnificences, et leurs voluptez, comme les riches : et, dit-on, leurs dignitez et ordres politiques. Ce sont effects de l'accoustumance : Elle nous peut duire, non seulement à telle forme qu'il luy plaist (pourtant, disent les sages, nous faut-il planter à la meilleure, qu'elle nous facilitera incontinent) mais aussi au changement et à la variation : qui est le plus noble, et le plus utile de ses apprentissages. La meilleure de mes complexions corporelles, c'est d'estre flexible et peu opiniastre. J'ay des inclinations plus propres et ordinaires, et plus aggreables, que d'autres : Mais avec bien peu d'effort, je m'en destourne, et me coule aiséement à la façon contraire. Un jeune homme, doit troubler ses regles, pour esveiller sa vigueur : la garder de moisir et s'apoltronir : Et n'est train de vie, si sot et si debile, que celuy qui se conduict par ordonnance et discipline.

Ad primum lapidem vectari cùm placet, hora
Sumitur ex libro, si prurit frictus ocelli
Angulus, inspecta genesi collyria quærit
.

Il se rejettera souvent aux excez mesme, s'il m'en croit : autrement, la moindre desbauche le ruyne : Il se rend incommode et des-aggreable en conversation. La plus contraire qualité à un honneste homme, c'est la delicatesse et obligation à certaine façon particuliere. Et elle est particuliere, si elle n'est ployable, et soupple. Il y a de la honte, de laisser à faire par impuissance, ou de n'oser, ce qu'on voit faire à ses compaignons. Que telles gens gardent leur cuisine. Par tout ailleurs, il est indecent : mais à un homme de guerre, il est vitieux et insupportable. Lequel, comme disoit Philopoemen, se doit accoustumer à toute diversité, et inegalité de vie.

Quoy que j'aye esté dressé autant qu'on a peu, à la liberté et à l'indifference, si est-ce que par nonchalance, m'estant en vieillissant, plus arresté sur certaines formes (mon aage est hors d'institution, et n'a desormais dequoy regarder ailleurs qu'à se maintenir) la coustume a desja sans y penser, imprimé si bien en moy son charactere, en certaines choses, que j'appelle excez de m'en despartir. Et sans m'essayer, ne puis, ny dormir sur jour, ny faire collation entre les repas, ny desjeuner, ny m'aller coucher sans grand intervalle : comme de trois heures, apres le soupper, ny faire des enfans, qu'avant le sommeil : ny les faire debout : ny porter ma sueur : ny m'abreuver d'eau pure ou de vin pur : ny me tenir nud teste long temps : ny me faire tondre apres disner. Et me passerois autant mal-aisément de mes gans, que de ma chemise : et de me laver à l'issuë de table, et à mon lever : et de ciel et rideaux à mon lict, comme de choses bien necessaires : Je disnerois sans nape : mais à l'Alemande sans serviette blanche, tres-incommodéement. Je les souïlle plus qu'eux et les Italiens ne font : et m'ayde peu de cullier, et de fourchete. Je plains qu'on n'aye suyvy un train, que j'ay veu commencer à l'exemple des Roys : Qu'on nous changeast de serviette, selon les services, comme d'assiette. Nous tenons de ce laborieux soldat Marius, que vieillissant, il devint delicat en son boire : et ne le prenoit qu'en une sienne couppe particuliere. Moy je me laisse aller de mesme à certaine forme de verres, et ne boy pas volontiers en verre commun : Non plus que d'une main commune : Tout metail m'y desplaist au prix d'une matiere claire et transparante : Que mes yeux y tastent aussi selon leur capacité.


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