Montaigne les Essais livre III



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Or je tiens, qu'il faut vivre par droict, et par auctorité, non par recompence ny par grace. Combien de galans hommes ont mieux aymé perdre la vie, que la devoir ? Je fuis à me submettre à toute sorte d'obligation. Mais sur tout, à celle qui m'attache, par devoir d'honneur. Je ne trouve rien si cher, que ce qui m'est donné : et ce pourquoy, ma volonté demeure hypothequee par tiltre d'ingratitude : Et reçois plus volontiers les offices, qui sont à vendre. Je croy bien : Pour ceux-cy, je ne donne que de l'argent : pour les autres, je me donne moy-mesme. Le neud, qui me tient par la loy d'honnesteté, me semble bien plus pressant et plus poisant, que n'est celuy de la contraincte civile. On me garrote plus doucement par un Notaire, que par moy. N'est-ce pas raison, que ma conscience soit beaucoup plus engagee, à ce, en quoy on s'est simplement fié d'elle ? Ailleurs, ma foy ne doit rien : car on ne luy a rien presté. Qu'on s'ayde de la fiance et asseurance, qu'on a prise hors de moy. J'aymeroy bien plus cher, rompre la prison d'une muraille, et des loix, que de ma parole. Je suis delicat à l'observation de mes promesses, jusques à la superstition : et les fay en tous subjects volontiers incertaines et conditionnelles. A celles, qui sont de nul poids, je donne poids de la jalousie de ma reigle : elle me gehenne et charge de son propre interest. Ouy, és entreprinses toutes miennes et libres, si j'en dy le poinct, il me semble, que je me les prescry : et que, le donner à la science d'autruy, c'est le preordonner à soy. Il me semble que je le promets, quand je le dy. Ainsi j'evente peu mes propositions.

La condemnation que je fais de moy, est plus vifve et roide, que n'est celle des juges, quine me prennent que par le visage de l'obligation commune : l'estreinte de ma conscience plus serree, et plus severe : Je suy laschement les debvoirs ausquels on m'etraineroit, si je n'y allois. Hoc ipsum ita justum est quod recte fit, si est voluntarium. Si l'action on n'a quelque splendeur de liberté, elle n'a point de grace, ny d'honneur.



Quod me jus cogit, vix vol untate impetrent.

Où la necessité me tire, j'ayme à lacher la volonté. Quia quicquid imperio cogitur, exigenti magis, quam præstanti acceptum refertur. J'en sçay qui suyvent cet air, jusques à l'injustice : Donnent plustost qu'ils ne rendent, prestent plustost qu'ilz ne payent : font plus escharsement bien à celuy, à qui ils en sont tenus. Je ne vois pas là, mais je touche contre.

J'ayme tant à me descharger et desobliger, que j'ay parfois compté à profit, les ingratitudes, offences, et indignitez, que j'avois reçeu de ceux, à quiou par nature, ou par accident, j'avois quelque devoir d'amitié : prenant cette occasion de leur faute, pour autant d'acquit, et descharge de ma debte. Encore que je continue à leurs payer les offices apparents, de la raison publique, je trouve grande espargne pourtant à faire par justice, ce que je faisoy par affection, et à me soulager un peu, de l'attention et sollicitude, de ma volonté au dedans. Est prudentis sustinere ut cursum, sic impetum benevolentiæ. Laquelle j'ay trop urgente et pressante, où je m'addonne : aumoins pour un homme, qui ne veut estre aucunement en presse. Et me sert cette mesnagerie, de quelque consolation, aux imperfections de ceux qui me touchent. Je suis bien desplaisant qu'ils en vaillent moins, mais tant y a, que j'en espargne aussi quelque chose de mon application et engagement envers eux. J'approuve celuy qui ayme moins son enfant, d'autant qu'il est ou teigneux ou bossu : Et non seulement, quand il malicieux ; mais aussi quand il est malheureux, et mal nay (Dieu mesme en a rabbatu cela de son prix, et estimation naturelle) pourveu qu'il se porte en ce refroidissement, avec moderation, et justice exacte. En moy, la proximité n'allege pas les deffauts, elle les aggrave plustost.

Apres tout, selon que je m'entends en la science du bien-faict et de recognoissance, qui est une subtile science et de grand usage, je ne vois personne, plus libre et moins endebté, que je suis jusques à cette heure. Ce que je doibs, je le doibs simplement aux obligations communes et naturelles. Il n'en est point, qui soit plus nettement quitte d'ailleurs.



nec sunt mihi nota potentum
Munera
.

Les Princes me donnent prou, s'ils ne m'ostent rien : et me font assez de bien, quand ils ne me font point de mal : c'est tout ce que j'en demande. O combien je suis tenu à Dieu, de qu'il luy a pleu, que j'aye reçeu immediatement de sa grace, tout ce que j'ay : qu'il a retenu particulierement à soy toute ma debte ! Combien je supplie instamment sa saincte misericorde, que jamais je ne doive un essentiel grammercy à personne ! Bien heureuse franchise : qui m'a conduit si loing. Qu'elle acheve.

J'essaye à n'avoir expres besoing de nul.

In me omnis spes est mihi. C'est chose que chacun peut en soy : mais plus facilement ceux, que Dieu à mis a l'abry des necessitez naturelles et urgentes. Il fait bien piteux, et hazardeux, despendre d'un autre. Nous mesmes qui est la plus juste adresse, et la plus seure, ne nous sommes pas assez asseurez. Je n'ay rien mien, que moy ; et si en est la possession en partie manque et empruntee. Je me cultive et en courage, qui est le plus fort : et encores en fortune, pour y trouver dequoy me satisfaire, quand ailleurs tout m'abandonneroit.

Eleus Hippias ne se fournit pas seulement de science, pour au giron des muses se pouvoir joyeusement esquarter de toute autre compagnie au besoing : ny seulement de la cognoissance de la philosophie, pour apprendre à son ame de se contenter d'elle, et se passer virilement des commoditez qui luy viennent du dehors, quand le sort l'ordonne. Il fut si curieux, d'apprendre encore à faire sa cuisine, et son poil, ses robes, ses souliers, ses bragues, pour se fonder en soy, autant qu'il pourroit, et soustraire au secours estranger.

On jouyt bien plus librement, et plus gayement, des biens empruntez : quand ce n'est pas une jouyssance obligee et contrainte par le besoing : et qu'on a, et en sa volonté, et en sa fortune, la force et les moyens de s'en passer.

Je me connoy bien. Mais il m'est malaisé d'imaginer nulle si pure liberalité de personne envers moy, nulle hospitalité si franche et gratuite, qui ne me semblast disgratiée, tyrannique, et teinte de reproche, si la necessité m'y avoit enchevestré. Comme le donner est qualité ambitieuse, et de prerogative, aussi est l'accepter qualité de summission. Tesmoin l'injurieux, et querelleux refus, que Bajazet feit des presents, que Temir luy envoyoit. Et ceux qu'on offrit de la part de l'Empereur Solyman, à l'Empereur de Calicut, le mirent en si grand despit, que non seulement il les refusa rudement : disant, que ny luy ny ses predecesseurs n'avoient accoustumé de prendre : et que c'estoit leur office de donner : mais en outre feit mettre en un cul de fosse, les Ambassadeurs envoyez à cet effect.

Quand Thetis, dit Aristote, flatte Juppiter : quand les Lacedemoniens flattent les Atheniens : ils ne vont pas leur rafreschissant la memoire des biens, qu'ils leur ont faits, qui est tousjours odieuse : mais la memoire des bienfaicts qu'ils ont receuz d'eux. Ceux que je voy si familierement employer tout chacun et s'y engager : ne le feroient pas, s'ils sçavouroient comme moy la douceur d'une pure liberté : et s'ils poisoient autant que doit poiser à un sage homme, l'engageure d'une obligation. Elle se paye à l'adventure quelquefois : mais elle ne se dissout jamais. Cruel garrotage, à qui ayme d'affranchir les coudees de sa liberté, en tout sens. Mes cognoissants, et au dessus et au dessous de moy, sçavent, s'ils en ont jamais veu, de moins sollicitant, requerant, suppliant, ny moins chargeant sur autruy. Si je le suis, au delà de tout exemple moderne, ce n'est pas grande merveille : tant de pieces de mes moeurs y contribuants. Un peu de fierté naturelle : l'impatience du refus : contraction de mes desirs et desseins : inhabilité à toute sorte d'affaires : Et mes qualitez plus favories, l'oysiveté, la franchise. Par tout cela, j'ay prins à haine mortelle, d'estre tenu ny à autre, ny par autre que moy. J'employe bien vivement, tout ce que je puis, à me passer : avant que j'employe la beneficence d'un autre, en quelque, ou legere ou poisante occasion ou besoing que ce soit.

Mes amis m'importunent estrangement, quand ils me requierent, de requerir un tiers. Et ne me semble guere moins de coust, desengager celuy qui me doibt, usant de luy : que m'engager envers celuy, qui ne me doibt rien. Cette condition ostee, et cet'autre, qu'ils ne vueillent de moy chose negotieuse et soucieuse (car j'ay denoncé à tout soing guerre capitale) je suis commodement facile et prest au besoing de chacun. Mais j'ay encore plus fuy à recevoir, que je n'ay cherché à donner : aussi est il bien plus aysé selon Aristote. Ma fortune m'a peu permis de bien faire à autruy : et ce peu qu'elle m'en a permis, elle l'a assez maigrement logé. Si elle m'eust faict naistre pour tenir quelque rang entre les hommes, j'eusse esté ambitieux de me faire aymer : non de me faire craindre ou admirer. L'exprimeray-je plus insolamment ? j'eusse autant regardé, au plaire, qu'au prouffiter. Cyrus tres-sagement, et par la bouche d'un tres bon Capitaine, et meilleur Philosophe encores, estime sa bonté et ses biensfaicts, loing au delà de sa vaillance, et belliqueuses conquestes. Et le premier Scipion, par tout où il se veut faire valoir, poise sa debonnaireté et humanité, au dessus de sa hardiesse et de ses victoires : et a tousjours en la bouche ce glorieux mot, Qu'il a laissé aux ennemys, autant à l'aymer, qu'aux amys.

Je veux donc dire, que s'il faut ainsi debvoir quelque chose, ce doibt estre à plus legitime tiltre, que celuy dequoy je parle, auquel la loy de cette miserable guerre m'engage : et non d'un si gros debte, comme celuy de ma totale conservation : il m'accable. Je me suis couché mille fois chez moy, imaginant qu'on me trahiroit et assommeroit cette nuict là : composant avec la fortune, que ce fust sans effroy et sans langueur : Et me suis escrié apres mon patenostre,

Impius hæc tam culta novalia miles habebit ?

Quel remede ? c'est le lieu de ma naissance, et de la plus part de mes ancestres : ils y ont mis leur affection et leur nom : Nous nous durcissons à tout ce que nous accoustumons. Et à une miserable condition, comme est la nostre, ç'a esté un tresfavorable present de nature, que l'accoustumance, qui endort nostre sentiment à la souffrance de plusieurs maux. Les guerres civiles ont cela de pire que les autres guerres, de nous mettre chacun en echauguette en sa propre maison.



Quàm miserum, porta vitam muroque tueri,
Vixque suæ tutum viribus esse domus !

C'est grande extremite, d'estre pressé jusques dans son mesnage, et repos domestique. Le lieu où je me tiens, est tousjours le premier et le dernier, à la batterie de nos troubles : et où la paix n'a jamais son visage entier,



Tum quoque cum pax est, trepidant formidine belli.

quoties pacem fortuna lacessit,
Hac iter est bellis.
Melius fortuna dedisses
Orbe sub Eoo sedem, gelidàque sub Arcto,
Errantésque domos
.

Je tire par fois, le moyen de me fermir contre ces considerations, de la nonchalance et lascheté. Elles nous menent aussi aucunement à la resolution. Il m'advient souvent, d'imaginer avec quelque plaisir, les dangers mortels, et les attendre. Je me plonge la teste baissee, stupidement dans la mort, sans la considerer et recognoistre, comme dans une profondeur muette et obscure, qui m'engloutit d'un saut, et m'estouffe en un instant, d'un puissant sommeil, plein d'insipidité et indolence. Et en ces morts courtes et violentes, la consequence que j'en prevoy, me donne plus de consolation, que l'effait de crainte. Ils disent, comme la vie n'est pas la meilleure, pour estre longue, que la mort est la meilleure, pour n'estre pas longue. Je ne m'estrange pas tant de l'estre mort, comme j'entre en confidence avec le mourir. Je m'enveloppe et me tapis en cet orage, qui me doit aveugler et ravir de furie, d'une charge prompte et insensible.

Encore s'il advenoit, comme disent aucuns jardiniers, que les roses et violettes naissent plus odoriferantes pres des aulx et des oignons, d'autant qu'ils sucçent et tirent à eux, ce qu'il y a de mauvaise odeur en la terre : Aussi que ces depravées natures, humassent tout le venin de mon air et du climat, et m'en rendissent d'autant meilleur et plus pur, par leur voysinage : que je ne perdisse pas tout. Cela n'est pas : mais de cecy il en peut estre quelque chose, que la bonté est plus belle et plus attraiante quand elle est rare, et que la contrarieté et diversité, roidit et resserre en soy le bien faire : et l'enflamme par la jalousie de l'opposition, et par la gloire.

Les voleurs de leur grace, ne m'en veulent pas particulierement : Ne fay-je pas moy à eux. Il m'en faudroit à trop de gents. Pareilles consciences logent sous diverses sortes de robes. Pareille cruauté, desloyauté, volerie. Et d'autant pire, qu'elle est plus lasche, plus seure, et plus obscure, sous l'ombre des loix. Je hay moins l'injure professe que trahitresse ; guerriere que pacifique et juridique. Nostre fievre est survenuë en un corps, qu'elle n'a de guere empiré. Le feu y estoit, laflamme s'y est prinse. Le bruit est plus grand : le mal, de peu.

Je respons ordinairement, à ceux qui me demandent raison de mes voyages : Que je sçay bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche. Si on me dit, que parmy les estrangers il y peut avoir aussi peu de santé, et que leurs moeurs ne sont pas mieux nettes que les nostres : Je respons premierement, qu'il est mal-aysé :

Tam multæ scelerum facies.

Secondement, que c'est tousjours gain, de changer un mauvais estat à un estat incertain. Et que les maux d'autruy ne nous doivent pas poindre comme les nostres.

Je ne veux pas oublier cecy, que je ne me mutine jamais tant contre la France, que je ne regarde Paris de bon oeil : Elle a mon coeur des mon enfance : Et m'en est advenu comme des choses excellentes : plus j'ay veu dépuis d'autres villes belles, plus la beauté de cette cy, peut, et gaigne sur mon affection. Je l'ayme par elle mesme, et plus en son estre seul, que rechargee de pompe estrangere : Je l'ayme tendrement, jusques à ses verrues et à ses taches. Je ne suis François, que par cette grande cité : grande en peuples, grande en felicité de son assiette : mais sur tout grande, et incomparable en varieté, et diversité de commoditez : La gloire de la France, et l'un des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loing nos divisions entiere et unie, je je la trouve deffendue de toute autre violence. Je l'advise, que de tous les partis, le pire sera celuy qui la metra en discorde : Et ne crains pour elle, qu'elle mesme : Et crains pour elle, autant certes, que pour autre piece de cet estat. Tant qu'elle durera, je n'auray faute de retraicte, où rendre mes abboys : suffisante à me faire perdre le regret de tout'autre retraicte.

Non par ce que Socrates l'a dict, mais par ce qu'en verité c'est mon humeur, et à l'avanture non sans quelque excez, j'estime tous les hommes mes compatriotes : et embrasse un Polonois comme un François ; postposant cette lyaison nationale, à l'universelle et commune. Je ne suis guere feru de la douceur d'un air naturel : Les cognoissances toutes neufves, et toutes miennes, me semblent bien valoir ces autres communes et fortuites cognoissances du voisinage : Les amitiez pures de nostre acquest, emportent ordinairement, celles ausquelles la communication du climat, ou du sang, nous joignent. Nature nous a mis au monde libres et desliez, nous nous emprisonnons en certains destroits : comme les Roys de Perse qui s'obligeoient de ne boire jamais autre eau, que celle du fleuve de Choaspez, renonçoyent par sottise, à leur droict d'usage en toutes les autres eaux : et assechoient pour leur regard, tout le reste du monde.

Ce que Socrates feit sur sa fin, d'estimer une sentence d'exil pire, qu'une sentence de mort contre soy : je ne seray, à mon advis, jamais ny si cassé, ny si estroittement habitué en mon païs, que je le feisse. Ces vies celestes, ont assez d'images, que j'embrasse par estimation plus que par affection. Et en ont aussi, de si eslevees, et extraordinaires, que par estimation mesme je ne les puis embrasser, d'autant que je ne les puis concevoir. Cette humeur fut bien tendre à un homme, qui jugeoit le monde sa ville. Il est vray, qu'il dedaignoit les peregrinations, et n'avoit guere mis le pied hors le territoire d'Attique. Quoy, qu'il plaignoit l'argent de ses amis à desengager sa vie : et qu'il refusa de sortir de prison par l'entremise d'autruy, pour ne desobeïr aux loix en un temps, qu'elles estoient d'ailleurs si fort corrompuës ? Ces exemples sont de la premiere espece, pour moy. De la seconde, sont d'autres, que je pourroy trouver en ce mesme personnage. Plusieurs de ces rares exemples surpassent la force de mon action : mais aucuns surpassent encore la force de mon jugement.

Outre ces raisons, le voyager me semble un exercice profitable. L'ame y a une continuelle exercitation, à remarquer des choses incogneuës et nouvelles. Et je ne sçache point meilleure escole, comme j'ay dict souvent, à façonner la vie, que de luy proposer incessamment la diversité de tant d'autres vies, fantasies, et usances : et luy faire gouster une si perpetuelle varieté de formes de nostre nature. Le corps n'y est ny oisif ny travaillé : et cette moderee agitation le met en haleine. Je me tien à cheval sans demonter, tout choliqueux que je suis, et sans m'y ennuyer, huict et dix heures,



vires ultra sortémque senectæ.

Nulle saison m'est ennemye, que le chaut aspre d'un Soleil poignant. Car les ombrelles, dequoy dépuis les anciens Romains l'Italie se sert, chargent plus les bras, qu'ils ne deschargent la teste. Je voudroy sçavoir quelle industrie c'estoit aux Perses, si anciennement, et en la naissance de la luxure, de se faire du vent frais, et des ombrages à leur poste, comme dict Xenophon. J'ayme les pluyes et les crotes comme les cannes. La mutation d'air et de climat ne me touche point. Tout ciel m'est un. Je ne suis battu que des alterations internes, que je produicts en moy, et celles là m'arrivent moins en voyageant.

Je suis mal-aisé à esbranler : mais estant avoyé, je vay tant qu'on veut. J'estrive autant aux petites entreprises, qu'aux grandes : et à m'equiper pour faire une journee, et visiter un voisin, que pour un juste voyage. J'ay apris à faire mes journees à l'Espagnole, d'une traicte : grandes et raisonnables journees. Et aux extremes chaleurs, les passe de nuict, du Soleil couchant jusques au levant. L'autre façon de repaistre en chemin, en tumulte et haste, pour la disnee, nommément aux cours jours, est incommode. Mes chevaux en valent mieux : Jamais cheval ne m'a failly, qui a sceu faire avec moy la premiere journee. Je les abreuve par tout : et regarde seulement qu'ils ayent assez de chemin de reste, pour battre leur eau. La paresse à me lever, donne loisir à ceux qui me suyvent, de disner à leur aise, avant partir. Pour moy, je ne mange jamais trop tard : l'appetit me vient en mangeant, et point autrement : je n'ay point de faim qu'à table.

Aucuns se plaignent dequoy je me suis agreé à continuer cet exercice, marié, et vieil. Ils ont tort. Il est mieux temps d'abandonner sa maison, quand on l'a mise en train de continuer sans nous : quand on y a laissé de l'ordre qui ne demente point sa forme passee. C'est bien plus d'imprudence, de s'esloingner, laissant en sa maison une garde moins fidele, et qui ait moins de soing de pourvoir à vostre besoing.

La plus utile et honnorable science et occupation à une mere de famille, c'est la science du mesnage. J'en vois quelqu'une avare ; de mesnagere, fort peu. C'est sa maistresse qualité, et qu'on doibt chercher, avant toute autre : comme le seul douaire qui sert à ruyner ou sauver nos maisons. Qu'on ne m'en parle pas ; selon que l'experience m'en a apprins, je requiers d'une femme mariee, au dessus de toute autre vertu, la vertu oeconomique. Je l'en mets au propre, luy laissant par mon absence tout le gouvernement en main. Je vois avec despit en plusieurs mesnages, monsieur revenir maussade et tout marmiteux du tracas des affaires, environ midy, que madame est encore apres à se coiffer et attiffer, en son cabinet. C'est à faire aux Roynes : encores ne sçay-je. Il est ridicule et injuste, que l'oysiveté de nos femmes, soit entretenuë de nostre sueur et travail. Il n'adviendra, que je puisse, à personne, d'avoir l'usage de ses biens plus liquide que moy, plus quiete et plus quitte. Si le mary fournit de matiere, nature mesme veut qu'elles fournissent de forme.

Quant aux devoirs de l'amitié maritale, qu'on pense estre interessez par cette absence : je ne le crois pas. Au rebours, c'est une intelligence, qui se refroidit volontiers par une trop continuelle assistance, et que l'assiduité blesse. Toute femme estrangere nous semble honneste femme : Et chacun sent par experience, que la continuation de se voir, ne peut representer le plaisir que lon sent à se desprendre, et reprendre à secousses. Ces interruptions me remplissent d'une amour recente envers les miens, et me redonnent l'usage de ma maison plus doux : la vicissitude eschaufe mon appetit, vers l'un, puis vers l'autre party. Je sçay que l'amitié a les bras assez longs, pour se tenir et se joindre, d'un coin de monde à l'autre : et specialement cette cy, où il y a une continuelle communication d'offices, qui en reveillent l'obligation et la souvenance. Les Stoïciens disent bien, qu'il y a si grande colligance et relation entre les sages, que celuy qui disne en France, repaist son compagnon en Ægypte ; et qui estend seulement son doigt, où que ce soit, tous les sages qui sont sur la terre habitable, en sentent ayde. La jouyssance, et la possession, appartiennent principalement à l'imagination. Elle embrasse plus chaudement et plus continuellement ce qu'elle va querir, que ce que nous touchons. Comptez voz amusements journaliers ; vous trouverez que vous estes lors plus absent de vostre amy, quand il vous est present. Son assistance relasche vostre attention, et donne liberté à vostre pensee, de s'absenter à toute heure, pour toute occasion.

De Rome en hors, je tiens et regente ma maison, et les commoditez que j'y ay laissé : je voy croistre mes murailles, mes arbres, et mes rentes, et descroistre à deux doigts pres, comme quand j'y suis,

Ante oculos errat domus, errat forma locorum.

Si nous ne jouyssons que ce que nous touchons, adieu noz escus quand ils sont en noz coffres, et noz enfans s'ils sont à la chasse. Nous les voulons plus pres. Au jardin est-ce loing ? A une demy journee ? Quoy, à dix lieuës est-ce loing, ou pres ? Si c'est pres : Quoy onze, douze, treze ? et ainsi pas à pas. Vrayment celle qui sçaura prescripre à son mary, le quantiesme pas finit le pres, et le quantiesme pas donne commencement au loing, je suis d'advis qu'elle l'arreste entre-deux.



excludat jurgia finis :
Utor permisso, caudæque pilos ut equinæ
Paulatim vello : et demo unum, demo etiam unum
Dum cadat elusus ratione ruentis acervi
.

Et qu'elles appellent hardiment la Philosophie à leur secours. A qui quelqu'un pourroit reprocher, puis qu'elle ne voit ny l'un ny l'autre bout de la jointure, entre le trop et le peu, le long et le court, le leger et le poisant, le pres et le loing : puis qu'elle n'en recognoist le commencement ny la fin, qu'elle juge bien incertainement du milieu. Rerum natura nullam nobis dedit cognitionem finium. Sont-elles pas encore femmes et amies des trespassez ; qui ne sont pas au bout de cettuy-cy, mais en l'autre monde ? Nous embrassons et ceux qui ont esté, et ceux qui ne sont point encore, non que les absens. Nous n'avons pas faict marché, en nous mariant, de nous tenir continuellement accouez, l'un à l'autre, comme je ne sçay quels petits animaux que nous voyons, ou comme les ensorcelez de Karenty, d'une maniere chiennine. Et ne doibt une femme avoir les yeux si gourmandement fichez sur le devant de son mary, qu'elle n'en puisse veoir le derriere, où besoing est.


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