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DEUXIEME PARTIE
LE GRAND MONDE
ET LE MARIAGE AVEC ALEXIS NIKITITCH TATISTCHEFF
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Chapitre VIII
Après le retour d'un voyage en Europe
Et à nouveau notre vie se mit à couler paisiblement. La vie d'automne à Lotochino, que
j'aimais particulièrement. Pendant les mois d'été, nous avions beaucoup de réjouissances; on
se voyait beaucoup avec les voisins, des spectacles tantôt chez eux tantôt chez nous, où les
réunions, d'après l'avis de tous, étaient les plus gaies. Des cavalcades et des danses se
succédaient sans fin. Mais pour l'automne, tout cela se calmait. Nos frères et ceux des voisins
partaient soit à l'école, soit pour regagner leur service. Les chemins devenaient presque
impraticables. Les jours se succédaient mais sans ennui. Ma soeur et moi nous avions planifié
nos occupations. Le matin on étudiait l'histoire, on faisait des traductions et en général tout ce
qui nous paraissait avoir été manqué dans notre éducation. J'aimais les articles sérieux de la
« Revue des Deux Mondes » etc. Et après le déjeuner on se promenait ou on faisait des tours à
cheval. Le soir, on lisait à haute voix quelques belles pages littéraires, on jouait à quatre
mains. Je chantais sans trop de difficultés des romances qui me faisaient grand plaisir et à
ceux qui écoutaient aussi. Ma voix n’était pas bien travaillée par les professeurs chez qui je
prenais des leçons, mais j'avais une oreille juste. Je ne faussais pas les notes et je n'essayais
pas de prendre des notes trop hautes. Mais un mezzo soprano assez agréable une voix dans
tous les cas inoffensive pour l'auditoire. Et ainsi nous avons passé agréablement beaucoup
d'heures grâce à notre musique sans prétention.
Pendant ce temps s'est formée notre amitié sincère et chaleureuse avec ma s ur Machoura. La
première partie de ma vie j'étais surtout le plus près de mon frère Boris, et on pourrait dire que
je l'aimais tendrement. J'étais fière de lui ; j'admirais sa beauté et ses succès, Je souffrais
quand j'avais des craintes qu'il puisse s'écarter de la voie droite et à cause de la fougue de sa
jeunesse, gâcher sa vie ou sa carrière. Nous étions avec lui en correspondance permanente.
Quant à ma soeur Machoura, qui était de trois ans ma cadette, je la considérais comme une
enfant charmante. Plus tard, quand on aurait pu mieux se comprendre, les docteurs ont
conseillé de l'envoyer dans un climat plus doux et elle a vécu beaucoup avec les POTAPOFF
qui l'aimaient beaucoup et n'avaient pas d'enfants. L'oncle était Ataman des cosaques à
Novotcherkassk et plus tard fut nommé gouverneur général à Vilno. Par contre, pendant les
mois que nous avons passés ensemble à Lotochino, nos c urs se sont rapprochés tellement
que nous avons appris à nous comprendre. En tout cas pour moi nos causeries interminables
sont devenues des révélations de nos pensées et de nos sentiments. On appréciait certaines
choses, on en blâmait d'autres et je percevais dans ma s ur les qualités qui se sont
développées plus tard et ont fait d'elle ce trésor pour tous les proches, qui réchauffe, qui
console et qui soulage la vie dans ses passages pénibles, mais qui la décore dans ses jours
heureux.
Après notre retour de l'étranger, nous avons passé presque tout l'hiver à la campagne. Ce n'est
que pour le carnaval que nous sommes parties à Moscou avec Maman. Nous avons vécu dans
la maison du gouverneur qui était notre oncle Alexis Vassiliévitch OBOLENSKI. J'ai réussi à
assister à trois bals, je me suis tellement amusée, comme jamais plus de ma vie je n'ai eu
l'occasion de me divertir.
Il faut raconter que, pendant la dernière année à Moscou j'ai souvent fréquenté nos parents
LOPOUKHINE Varvara Alexandrovna LOPOUKHINE, née OBOLENSKI, était la cousine
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germaine de ma mère. Elle avait cinq filles des quelles une seule, Sophie, était mariée, avec le
Prince TROUBETSKOÏ. La plus jeune, Émilie, était de mon âge. Il y avait aussi deux frères.
L'un d'eux, Boris, était étudiant. Il y avait aussi des cousins et leurs camarades. En somme, du
matin au soir, la maison était pleine de jeunesse, ce qui chez nous était impensable, car nos
frères étaient plus jeunes que moi-même, et ils n'étaient que des garçons. Il est évident que les
visites chez les LOPOUKHINE sont devenues un grand plaisir pour moi. Tous ces gens
étaient très contents quand j'apparaissais parmi eux au milieu de la saison de Moscou. Et voilà
que Emilie, moi-même et Macha KATENINE (plus tard Princesse GROUZINSKI) et nos
cavaliers LOPOUKHINE, BOULGAKOFF, TIZENHAUZEN, KAPNIST (plus tard époux
d'Émile), Kol... et autres, nous nous tenions toujours ensemble pendant les soirées et nous
nous amusions follement. Surtout la "folle journée" chez le Prince DOLGOROUKI, qui est si
bien décrite par le Comte Tolstoï dans Anna Karénine. La vie bouillonnait dans moi avec une
telle intensité que même maintenant, étant une vieille femme, je ne puis me souvenir de ces
journées sans une certaine émotion. J'aimais beaucoup danser et bavarder avec
BOTITAKOFF, qui était un étudiant animé et plein d'esprit avec des yeux rieurs. Mais avec
les autres c'était aussi très amusant. La seule chose que l'on craignait, c'était d'avoir un
cavalier ennuyeux et bête pour la mazurka, et même pour le quadrille. C'était tellement
dommage de perdre une heure. Puis est arrivé le carême. Tout cela s'est arrêté brusquement et
voilà qu'un matin, Maman entre avec émotion dans ma chambre et me déclare que Papa a été
élu Maréchal de la Noblesse du Gouvernement de Tver. Comment, qu'est-ce que cela veut
dire ? 0ù allons nous habiter ? Évidemment à Tver, mais il paraît que c'est une ville
sympathique et agréable et en plus elle est si près des capitales. Je fus tout simplement
terrassée par cette nouvelle. Adieu Moscou, ma ville natale et bien-aimée. Adieu la joie et
toute cette vie qui s'ouvrait devant moi, si magnifique et si joyeuse. L'été est passé, à
Lotochino, en correspondance avec les amies. On venait de convenir que nous allions préparer
un examen à l'université pour avoir un diplôme d'enseignement. Tous les livres furent achetés
et pendant les soirées j'étudiais la littérature russe et l'histoire que nous avions choisies comme
sujets principaux. Mais on ne pouvait plus escompter dans le futur le soutien de toute cette
jeunesse qui m'était chère, et cela a fait que la fougue de mes intentions a faibli et notre projet
a tourné court.
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Chapitre IX
Au milieu, de l'été, justement quand j'ai pris le rythme des études, notre père nous a envoyé un
messager à cheval avec la nouvelle que l'héritier du trône le Tsessarévitch et le Grand-duc
Vladimir Alexandrovitch vont s'arrêter pour une journée à Tver et que Maman et moi nous
devions nous y rendre d'urgence. Notre fidèle Thékia Vassiliévna a tout juste eu le temps de
nous arranger nos toilettes, qui étaient bien réussies, et voilà que le lendemain soir nous nous
sommes trouvées dans la salle des réunions de la Noblesse, qui était très joliment décorée
avec des guirlandes, des drapeaux et des fleurs. Bientôt sont arrivés les Grands ducs qui
étaient reçus par le gouverneur Prince BAGRATION, la Princesse et leur fille Jenny. Puis le
Prince a présenté mon père, Maman et finalement moi-même. Je ne me suis nullement sentie
intimidée et j'ai pu causer pas mal avec le Grand-duc et les personnes de sa suite parmi
lesquelles il y avait KATCHALOFF et Vova MESTCHERSKI.
Le matin nous sommes allés reconduire nos illustres hôtes sur le quai (de la Volga. - BR). Le
peuple les entourait avec admiration et attendrissement. Je me souviens d'une vieille femme
qui s'est frayé un passage dans leur proximité et qui me demandait "celui-ci, c'est le petit aîné
?" "Oui" "Et l'autre, c'est le petit jeune ?" (En russe les termes « petit aîné » et « petit jeune »
sont des expressions affectueuses - BR). En disant cela elle eut un tel accès de tendresse que
les larmes coulaient en ruisseaux sur ses joues et elle les bénissait en faisant des signes de
croix avec sa vieille mains. La matinée était splendide. Le quai de la Volga dans toute sa
beauté. Les Grands-ducs, après avoir pris congé de nous, sont descendus avec leur suite sur le
bateau à vapeur Samoletski et pendant longtemps ils nous faisaient des signes d'adieu au son
des cloches et des cris de « hourra ! » jusqu'à ce que le bateau à vapeur ait disparu derrière le
pont de Tver et le tournant du fleuve.
Après cet événement inattendu, nous sommes revenues à Lotochino et cette année j'ai eu pour
la première fois mon cheval à moi, pas très jeune, mais beau et j'ai pu bien jouir de longues
promenades équestres avec mes frères et quelquefois avec des voisins. En automne, est arrivé
un événement important pour moi ; l'arrivée des POTAPOFF. J'ai remarqué qu'il y avait des
tractations et des discussions et que ma mère se tourmentait. Finalement j'ai appris que les
POTAPOFF persuadaient mes parents de me laisser partir avec eux à Petersbourg pour
"débuter" pendant les festivités à I'occasion du couronnement (mariage - BR) de l'héritier
Tsessarévitch avec la Princesse DOGMARE.
Mon Père était contre. Comme il me l'a dit avant notre départ, il était persuadé que ce serait
regrettable pour ma mère de ne pas voir mes premiers pas dans le monde et aussi, le milieu
brillant dans lequel je me trouverais, qui ne peut pas ne pas plaire à une jeune fille, pourrait;
se révéler dangereux parce que je pourrais faire des appréciations erronées à cause de mon
manque d'expérience. Pourtant Maman insistait pour que nous profitions de la bonne
proposition de sa s ur. Mon père a donné son consentement et mon départ s'est réalisé. Plus
tard je me suis souvenue plusieurs fois de cette causerie cordiale avec mon père, mais ce n'est
que beaucoup plus tard que j'ai pu comprendre et apprécier toute la profondeur de son idée.
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Chapitre X
Au début, Petersbourg ne m'a pas plu. D'abord parce que j'étais une moscovite invétérée et par
principe, je ne voulais pas reconnaître les avantages de cette capitale devant laquelle Moscou
devait s'incliner, "comme devant la nouvelle reine doit s'incliner la veuve de pourpre vêtue"
(trad. de vers de Pouchkine). Et je regrettais toujours notre cercle et notre cher amusement.
Mais bientôt cela a disparu et j'ai goûté les dangers du charme, de l'éblouissement, et du
succès dans les relations mondaines, qui n'existaient pas pour moi auparavant. Avant, il y
avait pour moi des gens intelligents et des gens bêtes, des ennuyeux et des joyeux, et des
mauvais que je n'avais pas envie de connaître. Et maintenant je me suis trouvée dans un
milieu dans lequel certains jeunes gens, tout en étant connus pour être bêtes, étaient les plus
souhaités. Je me trouvais fautive quand je consentais à danser la mazurka avec un jeune
homme de nos connaissances gentil et sympathique, et il n'a pas fallu longtemps, hélas, pour
que je sois pervertie, et j'ai commencé à comprendre que, pendant une simple soirée dansante,
on peut encore danser avec lui, mais pour un grand bal, il faudrait un cavalier un peu "au-
dessus". Et là il se trouve que la journée passée à Tver lors de la visite des Grands-ducs, a eu
pour moi de grandes conséquences : importantes non pour ma vie, mais pour ma carrière
mondaine. Tout ce qui concerne les premiers jours à Petersbourg- et le déjeuner chez le Prince
d'OLDEMBOURG, pendant lequel je fus présentée à leurs Altesses, a déjà été décrit dans mes
autres mémoires. Mais quelque temps après, nous étions invités à un bal qui n'était pas grand
en ce qui concerne le nombre d'invités, mais le plus brillant, dans le palais de l'Ermitage. Ma
tante m'avait prévenue que ce bal serait si beau, que même si je n'avais pas l'occasion de
danser parce que je n'avais presque pas de connaissances, je n'aurais pas le temps de
m'ennuyer. Mais dès que les danses ont commencé, le Grand-duc Vladimir Alexandrovitch
m'a aperçue, il a parlé de Tver et il m'a invitée pour la mazurka. Le Grand-duc Nicolas
Nicolaïvitch me connaissait à cause de la parenté de sa femme (née OBOLENSKI) avec toute
la famille OBOLENSKI. Il m'a invitée pour le quadrille. Pour Petersbourg cela était suffisant.
Les plus beaux cavaliers ont commencé à m'inviter pour un tour de valse. Les autres Grands-
ducs aussi se sont présentés pendant d'autres bals et on peut dire que ma carrière mondaine
était déjà faite. J'étais devenue "et beauté et charmante". Les mamans me louaient en ch ur,
les jeunes filles me demandaient de leur procurer un cavalier pour la mazurka. Évidemment,
je m'amusais énormément, mais tout le temps je sentais que "ce n'est pas ça", que c'est une
"fumée" (enivrement) qu'il fallait craindre. Mais cela n'a pas duré : un mois plus tard. Les
POTAPOFF sont partis à Novotcherkassk en emmenant ma soeur Machoura. Quant à moi, ils
m'ont laissée à Tver en passant. Et ce que je l'ai trouvé terne après ce changement ! Ce que j'ai
trouvé grisâtres les soirées dans la salle de réunions des nobles, pendant lesquelles huit à dix
couples dansait sous un éclairage terne. Mais mon père insistait pour que je m'y rende. Il est
évident que petit à petit cette impression s'estompa. Parmi la société j'ai trouvé des gens très
gentils. La Princesse BAGRATION était une personne particulièrement intelligente et
instruite. Le sous-gouverneur était Michaïl Alexandrovitch OBOLENSKI et sa femme née
STOURZA charmante, exceptionnellement bonne, attirait tous les coeurs. La fille du général
de brigade, Kitty (j'ai oublié son nom), était une fille d'une intelligence brillante, avec une
belle voix, beaucoup de talents et très gaie. Je me suis bien entendue avec elle. Et au
printemps, la ville de Tver elle-même devenait plus attrayante et pittoresque et quand reprend
le mouvement des bateaux sur la Volga, elle n'est plus aussi morte qu'en hiver.
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Pendant tout ce temps-là, j'ai eu plusieurs "propositions", comme cela se disait. Mais on ne
s'adressait pas directement à moi. A Petersbourg il y avait un jeune homme très beau, mais un
vantard tapageur, André K. Il a fait faire sa demande par sa mère qui, dans sa jeunesse était en
amitié avec la mienne. Aussi le beau Serguéï D., Tirailleur de la Famille Impériale, (un
régiment - BR), a délégué sa tante OBOLENSKI (née BEGUITCHEFF) pour assurer ma mère
qu'il avait des sentiments pour moi. Moi-même, je le devinais facilement quand il me
regardait tendrement, mais cela ne m'émouvait pas. Et même la célèbre Tatiana Borissovna
Potemkine est venue chez ma tante POTAPOFF pour demander ma main de la part de son
neveu, le Prince G., un veuf un peu âgé et un monsieur pas du tout intéressant, mais ma tante
lui a répondu que mes parents, sûrement, ne m'autoriserait pas a me marier si jeune avec une
personne beaucoup plus âgée que moi. L'affaire n'a pas eu de suite.
Au printemps 1867, nous sommes allés à Moscou quand il y avait la famille du Tzar, et en
automne encore une fois à Petersbourg avec les POTAPOFF. Nous n'y avons passé que trois
semaines, en décembre, après quoi nous avons vécu tout l'hiver à Tver, où il y avait les
élections (du maréchal de la noblesse -BR) et une saison relativement animée. Il y avait des
tableaux vivants. Moi je fus Sainte Cécile, ma s ur fut Agar. Le poète Glinka a dit plus tard :
(je ne me souviens pas des premiers mots mais le poème se terminait ainsi "et elle a si bien
incarné Agar, qu'elle a même fait descendre un ange dans notre monde de pêcheurs". Pendant
ces années, j'avais un soupirant permanent. C'était un oncle, le Prince Ch., veuf et légataire
d'une immense fortune de sa femme défunte. Il avait une fille unique qui était élevée par la
soeur de sa mère, la Princesse S.I.Ch. Il vivait dans un appartement immense, sur la place
Mikhaïlovskaïa, mais où que nous soyons, à Tver, à Lotochino ou a Petersbourg, A.I. était
toujours chez nous, usant du droit d’un parent proche, car il était cousin germain de ma mère.
Une fois, nous étions avec ma Grand-mère chez l'oncle Alexis 0bolenski. J'étais encore une
fille de seize ans, quand on a reçu la visite de Ch. et je me souviens qu'un sentiment féminin
qui somnolait en moi m'a soufflé que je lui plaisais, et chose étrange, je l'ai trouvé beau et
intéressant ! En automne il est revenu de l'étranger et il a ramené un cadeau seulement pour
moi, une petite broche en turquoise avec une perle. Cela m'a émue, et peut être indignée, et je
me suis mise à pleurer. Je devais être probablement très mignonne, ce qui fait qu'il a
"succombé", comme on s’exprimait à l'époque. Pour lui, nous étions partout "sur le chemin".
Il passait plusieurs jours chez nous et ne me quittait pas de son regard, ce qui ne faisait que
me fâcher. À cela je lui répondais qu'il ne compte sur aucune réciprocité de ma part, et "qu'en
général, c'est impossible".
En 1869, Je me suis beaucoup divertie à Petersbourg. Notre tante CHAKHOVSKAIA passait
l'hiver à Paris et nous avait permis de profiter de son appartement. Dans la même maison,
mais avec entrée dans la rue Italianskaïa, habitaient les VINIVITINOFF, et au-dessus d'eux
une très grande famille, celle du Comte KOMAROVSKI, et au-dessus de nous le général
BEZOBRAZOFF avec sa fille unique, Sachenka, très intelligente. Il y avait une multitude de
jeunesse dans la maison. Dès qu'il n'y avait pas "de" quelque chose de particulier "dans le
monde", on se réunissait chez les VINIVITINOFF. On dansait, on jouait des "charades en
action" (en français) etc. Leur fille unique, Maroussia, n'avait que dix-sept ans. Elle ne sortait
pas encore dans le monde, mais elle était très intelligente, gaie et elle avait reçu une éducation
brillante. Elle était déjà l'âme de la famille et remuait tout son monde. Les parents l'adoraient
et ne lui refusaient rien, comme d'ailleurs à leur deuxième fils Volodia, qui était étudiant. Dès
qu'ils décident d'organiser une soirée, les invitations s'envolent, le meilleur des "tapeurs"
(pianiste engagé pour une soirée dansante), Schmidt, est déjà convoqué, le souper est
commandé, buffet, éclairage, tout est déjà prêt et le bal débute.
Ce Volodia VINIVITINOFF, Nicolas BONARDAKI le baron Nicolas KORF et d'autres
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étaient : nos cavaliers permanents, mais aucun d'eux ne me plaisait. Je m'amusais tout
simplement à cause de ma jeunesse et en prévision de beaucoup "de bon" dans l'avenir de ma
vie ... et dans mon coeur naissait déjà un autre sentiment profond... Mais rien n'est arrivé de ce
que je cachais en moi comme une chère espérance. Les années passaient les unes après les
autres et les voyages à Petersbourg m'intéressaient de moins en moins. Ce qui était à l'époque
vraiment admirable, c'était les magnifiques bals à la cour, qui étaient nombreux. Dans les
premiers jours de janvier, le grand bal pour deux mille personnes, ensuite deux ou trois, selon
la longueur de la saison (c'est-à-dire du carnaval). Les bals de concert, qui s'appelaient à la
cour "s'podéfleurami" (mot français, prononcé à la russe) : l'énorme salle Nikolaïevski
devenait un magnifique jardin de plantes tropicales. Des tables pour dix à quinze personnes
étaient apposées sous des palmiers. Au milieu sur une petite estrade, il y avait une grande
table pour l'Impératrice, l'infante (tsessarevna) et les Grandes-duchesses avec les
ambassadeurs et les administrateurs les plus hauts placés. Les jeunes Grands-ducs soupaient
avec leurs cavalières de la mazurka. Tout le monde savait que je plaisais beaucoup au Grand-
duc Alexis Alexandrovitch. Dès que nous arrivions de Tver, il me remarquait parmi les jeunes
filles et m'invitait de suite à la mazurka. Pendant les bals suivants, c'était pour un quadrille. Et
si le bal était dans l'une des ambassades ou par exemple chez le Prince KOTCHOUBEÏ, c'était
à nouveau pour une mazurka, qui était toujours très gaie et animée. Il était quand même le fils
du Tzar ! On fait des efforts pour paraître intelligente et intéressante, mais de ma part, il n'y
avait pas d'engouement, comme pouvaient penser certaines personnes. Le Grand-duc Nicolas
Nikolaïevitch (l'aîné) m'invitait toujours pour un des quadrilles ; Vladimir Alexandrovitch
souvent, les Maximilianovitchi quelquefois. Il m'est arrivé de danser toute la soirée avec des
Grands-ducs.
L'étiquette exigeait que si un Grand-duc vous invitait, il fallait s'excuser auprès du cavalier
qui vous avait invitée avant. À cause de ces « grâces » et parce que Petersbourg était toujours
Petersbourg, j'avais effectivement un énorme "succès de "bal". Dès que le bal commençait, le
« dirigeur » ANNENKOFF le commençait souvent avec moi et je n'arrêtais pas une minute. Je
valsais tour à tour avec des cavaliers qui m'attendaient, encore et encore jusqu'à ce que le
"dirigeur" de l'orchestre LIABOFF ne ralentisse complètement les sons de la valse. Et quelle
musique c'était. Aucun Strauss ne pouvait les surpasser. Ils chantaient et remplissaient les
urs d'admiration et de béatitude et vous emportaient dans un autre monde enivrant. Alors la
valse n'était pas comme maintenant, où l'on tourne cent fois comme une toupie dans une salle.
Nous volions d'un coin à l'autre en ne faisant que deux ou trois tours dans cet espace, Moi-
même actuellement, je ne comprends pas comment cela se faisait. Évidemment, ce n'était pas
toujours aussi bien avec tous les cavaliers (Vladimir OBOLENSKI, KOZLOV, PAVEL
valsaient admirablement. Des Grands-ducs, seulement Nicolas Nikolaïevitch dansait bien. Il
m'est arrivé de danser plusieurs fois avec le Tzar - mais c'est très inquiétant - tu as peur
d'accrocher, de tomber… Je me souviens comme pendant un bal à l'Ermitage, quand on
invitait avec "les qualités", comme cela se faisait pendant les mazurkas, il est venu vers moi
avec ALBERDINSKI et GRABBE : un peu, beaucoup ou rien du tout ?" "Rien du tout". Et je
suis partie danser avec le Tzar (s Gossoudarem). Puis nous sommes revenus : "boule de neige,
boule de gomme ou bulle de savon ?" Gossoudar était "boule de neige". Nicolas Nikolaïevitch
dirigeait admirablement. Après avoir lancé dans la salle une animation et une gaîté générale, il
prenait six ou sept dames : Sonia LANSKOÏ, les OZEROFF, moi-même; Sacha SAMSONFF
et nous fixait des qualités, puis nous allions à travers la salle jusqu'à ce que la dernière de
nous lui restait.
Les Grands-ducs tous dansaient fréquemment avec ma cousine Anotchka OBOLENSKI (plus
tard mère de notre tante Barbara - BR) qui avait un succès énorme. Elle n'était pas aussi racée
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et impressionnante que par exemple Sonia LANSKOI ou Marie VASSILTCHIK qui étaient
des beautés classiques. Mais elle avait énormément de charme féminin, d'élégance, en plus
elle était toujours si bien habillée et elle avait quelque chose de particulier dans sa façon de se
tenir, attrayante et en même temps inaccessible que beaucoup de personnes étaient folles
d'elle. Mais comme moi-même, pendant plusieurs années elle n'a pu trouver son destin".
J'ai fait "des sorties dans le monde" pendant très longtemps et j'ai eu beaucoup de propositions
de mariage, dont l'une devait me mener au dénouement de ces sorties, mais je n'osais pas me
décider d'en accepter aucune. Hélas, ils étaient tous contraires à mon âme. Et même ma mère
qui commençait à être mécontente de moi, reconnaissait que ces « propositions » ne lui
plaisaient pas. En 1873 nous avons fait aussi beaucoup de sorties dans le monde et je
commençais à ressentir qu'il fallait bien se décider à quelque chose. Pendant cet hiver, c'était
OU. qui me faisait la cour très sérieusement. Pendant les bals je dansais avec lui mais je ne
lui permettais pas de s'exprimer. Une fois ma pauvre maman a consenti qu'il vienne chez nous
"en soirée". On a invité l'oncle Alexis OBOLENSKI, le frère préféré de ma mère. On prenait
le thé, on parlait d'astronomie, qui intéressait OU. et aussi mon oncle, mais mon Dieu, comme
c'était ennuyeux ! Que Dieu le garde avec ses milliards (Cette expression en russe, a un sens
inversé par rapport au français ; quand on envoie quelqu'un a Dieu, ce n'est pas pour qu'il soit
préservé du malheur, mais c'est pour qu’il aille au diable ! - BR) Le lendemain, nous sommes
partis. Le matin, avant les heures de réception, on nous annonça « Monsieur OU. »! J'ai eu
terriblement peur et j'ai supplié de ne pas le recevoir. Le danger fut évité.
Pendant cet hiver, environ deux mois avant, est décédée notre chère cousine germaine,
Mouchka MESTCHERSKI. Son décès était très particulier ; Pendant la dernière année nos
cousins d'Ocheïkino vivaient à l'étranger, à Karlsruhe, où ma tante se soignait chez le célèbre
médecin SKANZ0KI. Mouchka se vouait beaucoup à la musique et avait fait des progrès
énormes. Elle était devenue une jeune fille d'un esprit très développé. II est probable qu'elle
avait à Karlsruhe un béguin, il me semble un étudiant polonais. Elle s'est indignée
énergiquement au sujet du comportement du gouvernement envers la Pologne, et elle a
formulé quelque chose qui se disait à l'époque des convictions libérales et des opinions
larges." Cela ne l'empêchait pas d'être profondément croyante. Elle aimait à se lever tôt le
matin et à assister aux matines en disant que l'on ne prie mieux nulle part que dans la
pénombre des vieilles églises. J'aimais passionnément Mouchka, que je trouvais belle. Elle
était haute de taille, bien en chair, (ce qui, soit dit en passant, la tourmentait pas mal), avec des
joues rosés, un magnifique regard brillant de ses yeux bleus, une petite bouche charmante
avec des dents blanches. Ce n'est que son nez qui n'était pas très grand, mais pas régulier, qui
faisait que l'on ne pouvait pas l'appeler une beauté. Elle était aussi très impressionnante à
cheval, et aimait beaucoup ce plaisir. Pendant les étés, nous nous sommes rencontrées souvent
à Lotochino et à Ocheïkino et on allait l'une chez l'autre à cheval. Ce qui nous amusait
beaucoup, c'était notre voisin DAVIDOFF. II nous faisait la cour à l'une puis à l'autre, mais
pendant une année, il était plus assidu auprès de Mouchka et elle se moquait de lui avec
"beaucoup d'esprit, ce qui nous amusait beaucoup, mais elle n'offensait personne.
Pour l'hiver 72-73, sa mère a loué un grand appartement dans la rue Nikolaïevskaïa, l'a équipé
luxueusement ; elle a trouvé des chevaux, un landau qui à l'époque entrait dans la mode, pour
que Mouchka, sa fille préférée, puisse "sortir dans le monde". Sa soeur, Sonnetchka, sortait
dans le monde déjà depuis un an et avait un grand succès. Elles ont commencé déjà à recevoir
un certain soir et pendant les matinées du mardi. Elles devaient être présentées à l'Impératrice,
Une fois, je suis allée les voir et j'ai trouvé Mouchka dans une charmante robe blanche sur
fourreau clair; très à son avantage, parée telle qu'elles avaient l'intention d'être présentées à
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l'Impératrice. Mais cette dernière est tombée malade, ensuite il y a eu le décès de la Grande-
duchesse Héléna Pavlovna et la réception fut ajournée.
Le 16 janvier, le mardi, nous sommes venues à la Nikolaïevskaïa, mais le concierge nous a dit
qu'on ne recevait pas. Nous avons trouvé notre tante assise, comme elle l'aimait, auprès d'un
petit poêle et Mouchka sur un petit banc à ses pieds, avec un châle sur les épaules. Elle a eu
mal au bras gauche à cause d'un rhumatisme qu'elle avait contracté, selon elle, à l'étranger,
dans un appartement mal chauffé. Il parait que jeudi, le rhumatisme s'est aggravé mais elle ne
s'est pas couchée. Le vendredi, le Docteur AUERBERG lui a conseillé de rester au lit pour se
débarrasser de son refroidissement. Dans la nuit de samedi, Mouchka s'est réveillée à quatre
heures du matin, elle a réveillé sa soeur pour lui dire qu'elle venait de voir en rêve qu'elle était
morte et que près du canapé il y avait un cercueil dans lequel on la mettait, et qu'elle aurait
bien voulu communier à la Sainte Cène car depuis plus d'une année elle ne s'était pas
confessée. Sonnetchka a mis une robe de chambre et a appelé AUERBERG qui a ausculté la
malade et dit qu'il ne trouvait rien excepté un rhumatisme, Que ce n'était que des nerfs et qu'il
fallait qu'elle essaie de s'endormir. À huit heures, Mouchka a de nouveau appelé sa soeur et a
demandé s'il y aurait un prêtre. À la demande de Sonnetchka de se calmer et de ne pas alerter
leur mère, elle a seulement demandé d'aller chercher à l'étage inférieur leur tante, la Comtesse
TOLSTOÏ et lui a demandé d'aller chercher un prêtre. La Comtesse a eu l'idée d'envoyer
quelqu'un à la communauté de St Grégoire pour chercher le Père Alexis KOLOKOLOFF Il se
trouve qu'il était à la maison et il est venu à neuf heures avec les Saintes Offrandes. Il a
confessé Mouchka pendant longtemps, il lui a administré la Communion et en sortant, il a dit
qu'il n'a vu que rarement un tel état d'âme pendant la confession. La journée s'est passée
calmement et vers la soirée, Mouchka s'est levée. Quand Sonnetchka est venue pour se
coucher, elle a trouvé sa soeur à genoux devant les icônes avec des cierges allumés. Elle priait
habillée seulement d'une chemise de nuit. Sonia a commencé à lui faire des remontrances en
expliquant qu'elle risquait de reprendre froid. "Ah, Sonia ! dit-elle, je suis devant Dieu et toi
tu penses au refroidissement !" Puis elles se sont couchées et la nuit passa tranquillement. Le
matin AUERBERG lui a demandé de ne pas se lever et de déjeuner dans son lit. Après le
repas, tout le monde est allé chez elle et son frère a apporté une tasse de bouillon qu'il lui
tendait. Elle s'est relevée un peu et puis, quelque chose s'est produite en elle. Elle a regardé sa
mère et dit "Pauvre Maman", puis elle s'est renversée sur ses oreillers et tout était terminé. La
mère l'a compris de suite. Elle est restée quelques minutes devant son lit, puis elle lui a fermé
les yeux, puis elle est sortie de la chambre à grands pas et n'a plus voulu voir sa fille. Pendant
plusieurs mois elle ne permettait pas de parler de sa fille.
Tout le monde était bouleversé par son chagrin. Nous savions comme elle aimait sa fille
chaleureusement. En parlant d'elle elle disait : "belle à mourir" et quelquefois tout simplement
"à mourir". C'était si étrange de s'en souvenir. (Quand encore en 1856 son mari, Oncle
Serguéï Vassilievitch MESTCHERSKI était décédé subitement d'un "éclatement de coeur",
que sa fille a évidement hérité de lui, la Tante avait eu un chagrin immense. Après
l'enterrement, elle avait fait venir à Moscou seulement Mouchka. Il semblait qu'il y avait une
injustice dans la façon dont elle favorisait Mouchka par rapport à ses autres enfants, mais cela
n'a nullement gâté Mouchka et il faut dire que son frère et sa s ur l'aimaient tellement qu'ils
ne ressentaient aucune offense dans la préférence de leur mère.)
Cet enterrement est resté gravé dans nos mémoires C'était une belle tournée d'hiver. Selon la
demande de sa mère, nous étions tous vêtus non pas de noir mais de blanc et de gris. Toute
l'église de la Mère de Dieu de St Wladimir avec la grille qui l'entourait était abondamment
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couverte de givre qui brillait au soleil. On a apporté son cercueil blanc à bouts de bras, de la
rue Nikolaïevskaïa jusqu'à l'église. J'étais très chagrinée par cette mort.
Le dimanche suivant, quand nous sommes arrivés, ne sachant rien, pour déjeuner chez notre
tante, SIPIAGUINE nous attendait dans l'antichambre. Maman lui a demandé de suite
"comment va Mouchka ?" (en français) "pas bien, ma Tante" (en français) et, se penchait vers
moi, il me chuchota "elle est décédée". Je fus tellement impressionnée que j'ai perdu
connaissance et je suis tombée dans un fauteuil à côté. Chose étrange, le lendemain j'ai rêvé,
exactement comme elle, que l'on a posé un cercueil près de son canapé-lit et nous l'avons mise
dedans, vêtue de la robe blanche qui fut confectionnée pour sa présentation à l’Impératrice.
De nouveau nous avons passé l'été à Lotochino, mais dans mon coeur je n'avais plus ce
sentiment joyeux d'attente d'un bonheur, que j'avais avant. En automne de cette année j'ai fait
du cheval pour la dernière fois de ma vie. Je n'étais pas seule ! La journée était magnifique.
Mon coeur vibrait. Le sentiment béat de la présence de l'être adoré le plus au monde
remplissait mon âme. II y avait tout pour le bonheur. Mais l'esprit a pris le dessus. Oh, non
pas le mien ! À ce moment j'aurais donné tout pour un mot. Mais il n'a pas été prononcé. Et
c'est comme si une corde s'était rompue en moi. Moi, je n'sxistais plus. Il restait une autre
jeune fille, vieillie, qui me paraissait déjà à demi vivante. Une demie année est révolue. Je
suppose que ce mot aurait pu être prononcé, je pense même pouvoir dire qu'il aurait été
sûrement prononcé, mais je ne voulais plus l'entendre. J'étais encore libre, et ce dont je rêvais,
ce qui me remplissait le coeur de ravissement m'était offert, mais je ne l'ai pas pris, je ne
pouvais plus l'accepter. Je n'existais plus !
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Chapitre XI
En hiver nous sommes partis de Tver à Petersbourg pour quelques jours. Le jour de notre
arrivée, il a fallu que j'aille dans le "Gostinny Dvor" (un célèbre grand magasin - BR). Je
reviens et je vois ; Maman, l'air écrasé (dans ce mot il y a une erreur qui empêche de saisir le
sens exact - BR), assise entre deux cavaliers, OU et K., que nous n'avions pas vus depuis
plusieurs années. Désirant rompre les espoirs de OU je me suis adressée à K. aimablement :
« Ah bonjour Prince, combien d'étés, combien d'hivers ? Quand êtes-vous arrivé ? etc. »
Quant à OU., tout juste si je me suis inclinée vers lui. Une minute après, il s'est levé, a pris
congé puis est parti pour toujours. Mais ma réception chaleureuse de K. n'était pas heureuse
non plus. Le surlendemain il y avait un bal. K. m'a invitée pour la mazurka. On l'a dansée
ensemble, puis on a soupé ensemble. Ensuite il revient pour m'inviter au cotillon. Je l'ai
regardé avec étonnement- Connaissant sa faiblesse, j'ai cru que le champagne lui était monté a
la tête. Je lui ai refusé et je suis partie danser avec un autre. Le lendemain, je me lève tard et je
descends dans le salon pour prendre le thé. Maman est assise avec notre cher Oncle André
OBOLENSKI, déjà tout à fait aveugle, mais toujours très gai et animé. Je vois que quelque
chose se passe. Maman me tend une lettre en disant : " Voilà ce que je reçois ce matin '" (en
français). C'était une lettre charmante de la mère de K. dans laquelle elle disait que son fils
m'aimait depuis longtemps, mais son père, on ne sait pas pourquoi ne lui permettait pas de
m'épouser, qu'elle a pleuré et prié toute la nuit, etc etc. J'ai lu la lettre et je l'ai reposée sur la
table en disant : "Mais c'est impossible, ma chère Maman !" "Voilà je savait que ce serait
encore comme cela, mais pourquoi ?" "Mais Maman, vous connaissez donc sa réputation !"
(le tout en français).
Ma pauvre mère s'est mise à pleurer. C'était un moment affreux. Finalement je me suis rendue
et j'ai consenti que dans un an, si cette année se passait sans déboire pour lui, je consentirais.
Il y avait des soirées, des bals : je dansais avec lui, mais pas la mazurka, pour qu'on ne parle
pas de nous. Nous avions beaucoup de connaissances communes, même des souvenirs, car on
était voisins à Lotochino. Il n'était pas dépourvu d'une intelligence naturelle, mais il ne me
plaisait pas du tout. Pourtant je considérais comme un devoir de l'épouser pour tranquilliser
mes parents, mais aussi son nom, et son immense fortune imposait des obligations qui
formaient le sens de toute une vie. Pourtant, au milieu de l'été, j'ai appris que toutes ses
bonnes intentions et ses promesses étaient parties en poussière et qu'il menait la même vie
intempérante, exactement comme avant cet hiver. Alors je me suis indignée et après plusieurs
jours pénibles, tout fut rompu et toutes les promesses reprises.
Vint l'automne. Nous avions la visite de Dina SIPIAGUINA (plus tard sa fille a épousé notre
oncle Nika et est devenue Tante Dara - BR} avec laquelle nous étions bien amies, bien qu'elle
fut beaucoup plus jeune que moi-même. Maman était déjà partie à Tver pour revoir nos frères
qui étudiaient dans un lycée. Le matin, je me réveille; plaisantant, je dis à Dina et à ma soeur
Machoura : "Vous pouvez me féliciter, car je me marie enfin !" "Comment cela se fait, avec
qui ?" "Je ne le sais pas, mais j'ai rêvé d'un ours ! Il me poursuivait dans toute la maison. C'est
vrai qu'il ne m'a pas attrapée, mais ça n'a pas a d'importance j'en ai rêvé quand même ! "
(Dans les croyances populaires russes, l'ours est l'annonciateur de mariage parce que le 25
mars, jour de l'Annonciation, l'ours sort de sa tanière après son sommeil hivernal - BR). On a
ri et on s'est mises à s'habiller. Bientôt arrive Maman, qui dit ; "Je vous annonce du monde M.
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NAZIMOV chasse dans les environs. Il s'est approché de ma voiture et m'a dit que le jeune
TATISTCHEFF était avec lui, très désireux de venir chez nous, mais ne se décidant pas à le
faire sans être invité. Le jeune homme était là et je les ai invités aujourd'hui à dîner " (tout en
français).
Le soir, avec notre coquetterie envers notre Lotochino nous avons rangé la maison, nous
l'avons décorée avec des fleurs qui avaient échappé aux premiers gels et bientôt la forte voix
de NAZIMOFF retentit dans le cabinet de travail de mon père. Il racontait leurs mésaventures
de chasse. J'ai rencontré plusieurs fois Alexioucha, mais à vrai dire je ne faisais pas attention à
lui, et même, pendant que se déroulait à Petersbourg l'histoire avec K., Machoura m'avait dit
une fois: "Évidemment épouse K. tu ne vas donc pas accepter TATISTCHEFF ! Je n'avais
rien répondu à ces paroles et je ne savais pas moi-même si elle avait raison. À nouveau, j'ai
commencé mes man uvres pour qu'il ne puisse pas s'exprimer. NAZIMOFF était un grand
malin. Il a dit le lendemain qu'il allait chasser chez GONTCHAROFF et il a posé à son
compagnon la question s'il allait l'accompagner de telle façon, qu'il était très facile de
répondre que c'était gênant d'aller chez le général sans avoir été présenté. Quelqu'un des
nôtres lui a proposé de rester chez nous à Lotochino jusqu'au retour de NAZIMOFF. Il a
remercié et il est resté, et NAZIMOFF est parti, et il a disparu pour trois jours.
Il faut reconnaître que ces journées se sont passées sans difficulté. L’invité, s'il fallait le juger
à notre opinion, avait des manières plus tôt simples (être simple, pour les russes, est une
qualité - BR). Il a vite fait amitié avec Lilinka (diminutif de Hélène, la plus jeune s ur ce
Catherine – BR). La conversation se déroulait facilement, sans un intérêt captivant, mais sans
ennui ni alanguissement. Dehors le temps était mauvais. On restait à la maison et passait le
temps un peu comme quand on était seuls.
Le troisième jour, GONTCHAROFF est arrivé avec NAZIMOFF et on a commencé les
discussions au sujet de la prochaine chasse, et tôt le matin, nos hôtes ont pris congé.
Machoura et papa les ont suivis pour la chasse de jour, et moi je suis restée à la maison par
crainte d'explications et en plus j'ai décidé que les cavalcades étaient terminées pour toute ma
vie. Pendant la journée est arrivé un cavalier pour dire que les chasseurs ont changé d'avis, ils
vont continuer leur chasse et pour dîner ils reviendront chez nous. À nouveau, on a commencé
les remue-ménage, mais cette soirée nous est restée dans notre âme à tous les deux. Et
combien de fois nous l'avons évoquée plus tard avec joie !
C'était la veille de Pokrov (fête de l'Intercession). On avait les vêpres à la maison, dans notre
magnifique salle. Le prêtre officiait bien. Maman et Grand-mère priaient en se concentrant.
Je restais debout près du mur du cabinet et je sentais un regard dirigé sur moi de loin. Sur mon
âme il y avait un sentiment tout juste un peu troublant. Mais pas plus. Positivement, c'était ni
oui ni non. Tandis qu'avant, quand, il fallait prendre une décision, c'était toujours non, non et
non ! Après les vêpres il y avait une minute dangereuse - je me suis attardée dans la salle et
tous les autres sont partis dans le cabinet, mais à ce moment est arrivée Lilinka, qui a
commencé à lui demander de venir prendre le thé chez elle le lendemain matin. Je l'ai prise
sur les genoux et je ne l'ai pas lâchée avant que l'on nous ait appelés dans le cabinet. Le matin,
je me suis levée tôt et pour sa grande joie, je suis venue pour assister au thé de Lilinka.
Pourquoi ne pas me rendre ? Pourquoi ne pas lui jeter un regard tendre et tout serait terminé ?
Non, c'était la fierté qui me possédait. Je ne voulais pas me laisser aller au destin de la plupart
des jeunes filles de rendre heureux un homme choisi parmi les autres. Pire que ça, c'est à cette
époque que l'on peut reporter l'unique action de ma part que l'on pouvait considérer comme
une coquetterie. Mais il n'y avait pas de sens de coquetterie dans ma nature et je me
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1'expliquais par un sentiment qui incite quelqu'un qui est poursuivi et acculé dans un coin à se
jeter à droite et à gauche, malgré le fait que cela ne peut pas retarder la minute cruciale.
Arrivée à Tver et sachant que Alexioucha y serait pendant les élections, j'ai subitement eu un
engouement pour NAR. Et lui a commencé à me persuader qu'il m'aimait depuis plusieurs
années, mais qu'il n'osait pas espérer, et maintenant que j'étais si bonne, etc etc. En quelques
mots, j'ai provoqué la plus bête des intrigues (En russe on dit "je me suis mise à cuire la plus
bête des kachas" BR) Quinze jours plus tard, je le trouvais déjà bête et pas du tout intéressant,
mais lui était un conquérant de coeurs reconnu et savait si bien man uvrer avec les femmes
que je me suis mise dans une situation embarrassante. Alexioucha ne savait pas ce qu'il devait
penser ; il se tourmentait derrière les colonnes de la salle pendant que l'autre, en dansant le
quadrille m'exprimait ses sentiments enflammés. Et moi je ne l'écoutais pas sans une certaine
émotion. Finalement, Alek a eu l'idée de me dire qu'il allait attendre autant que je voudrais,
mais que je lui dise s'il y avait pour lui un espoir, ou bien si j'en aimais un autre, "Non, non,
mais à vous je ne puis rien dire encore" Il a froncé les sourcils et le lendemain, après nous
avoir rencontrés dans la rue, il nous a accompagnés chez nous et a commencé à prendre congé
pour de bon. Quand il s'est éloigné du perron, tout juste si je ne lui ai pas crié "attendez,
revenez !" Mais la fierté a encore une fois pris le dessus et il est parti.
Alexis Nikititch TATISTCHEV,
mari de Catherine Borissovna MESTCHERSKI
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Chapitre XII
Nous avons vécu ensuite de longues journées ennuyeuses les fêtes se sont passées sans joie.
Grand-mère était malade et faiblissait. Notre pauvre mère, qui l'avait adorée pendant toute sa
vie, n'osait pas la quitter. Finalement, on a fait venir sa nièce, la Tante Barbara Sergueïevna
OBOLENSKI et nous sommes parties à Petersbourg où nous invitait chez lui l'oncle
POTAPOFF, qui était alors le chef des gendarmes et occupait un magnifique appartement
ministériel sur la Fontanka. Nous y sommes installées. Des journées passent, personne ne
vient. Finalement je me suis décidée à demander Maman de rendre une visite à Catherina
Stepanovna (la mère de TATISTCHEFF - BR), qui avait été chez nous à Tver pendant le
printemps. Nous y sommes allées. Un petit appartement très simple. Un petit laquais bien
vieux. Pauvre Maman, qui avait rêvé de tels palais pour moi ! J'ai questionné Catherina
Stepanovna au sujet le son fils. Elle a répondu prudemment qu'il était à la campagne et
qu'étant membre de conseil de l'enseignement, il faisait le tour des écoles du district de
Biegetsk. À cette époque, mon frère Boris pour notre grande joie, était fiancé à la Comtesse
Marie Alexeïevna MOUSSINE-POUCHKINE. Leur mariage devait avoir lieu dans le palais
du Prince d'OLDEMBOURG. La veille de ce jour, on m'apporte un magnifique bouquet de
camélias blancs et roses - "Monsieur TATISTCHEFF est revenu de la campagne et vous
envoie des fleurs de leur orangerie !"
À ce moment, cette nouvelle jeune fille que je suis devenue a eu une grande joie : le
lendemain, après avoir été parée pour le mariage, elle a pris ce bouquet et a fixé dans ses
cheveux de magnifiques camélias. Quand elle passait par un corridor étroit qui menait dans
l'église remplie de jeunes gens, elle a reconnu immédiatement parmi eux celui qui lui avait
envoyé les fleurs. Elle s'est attardée un instant devant lui pour le remercier pour son bouquet,
et elle est allée plus loin, pleinement consciente que son sort était décidé.
Et alors ? Etait-elle heureuse avec lui ? Sans aucun doute oui. Mais quand ? Plusieurs années
se sont écoulées avant qu'elle ait compris qu'il était plus intelligent, et de beaucoup supérieur à
elle. Et elle-même se considérait si intelligente, si instruite, et une fille merveilleuse ! Et
combien avons-nous dû survivre avant d'arriver à cette réévaluation des valeurs pour
comprendre la vérité universelle qui était propre à cet homme, tandis qu'en elle-même il n'y
avait qu'une vérité mondaine, conventionnelle.
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La vie a été vécue. Il y a longtemps qu'il n'est plus là. Elle a dû payer par des années de
souffrance pour les années d'une vie calme en famille qui lui furent données par le destin. Peu
de personnes ont eu, ou plutôt ont su créer le bonheur des meilleures années du
développement de leurs forces spirituelles et intellectuelles. Ils ont vécu l'un pour l'autre, avec
une ferme détermination à cela. Et même s'il y avait une certaine gêne dans les premières
années de leur vie commune, c'était à cause d'une certaine peur de constater que ce but est
inaccessible. Cette rigueur, plus exactement cette exigence dans leurs relations, était pénible
pour eux deux, ils avaient besoin "de s'estimer l'un l'autre jusqu'au fond" il ne pouvait pas se
consoler d'un trait de caractère qui ne méritait pas la considération. Il réprimait sévèrement
tout ce qui restait en elle de son ancienne fierté. Et il l'a même obligé à reconnaître cette fierté
et à la condamner. L'immense joie des enfants les liait plus tard de plus en plus. Et pendant les
années de vie calme à la campagne avec les enfants grandissants, ils remerciaient Dieu
constamment et avec conscience comme pour un immense bonheur immérité.
Puis ont commencé les années de sa maladie. Il a montré un tel courage et une telle
profondeur d'amour envers elle, que ce n'est que beaucoup plus tard, quand hélas il n'était plus
là, qu'elle a pu comprendre sa, juste valeur. Ce n'est que beaucoup plus tard, quand elle
réfléchissait en pesant tous ses actes et les paroles de ces dernières années, qu'elle a compris
jusqu'à quel degré de conscience de sa situation, qu'il agissait sagement, la protégeait tout en
la préparant à la catastrophe inévitable.
Maintenant, même cette blessure est cicatrisée On sent la fin de la vie. Je viens d'écrire ces
lignes dans un pays périphérique éloigné (elle était au Turkestan - BR) où j'ai le bonheur de
vivre paisiblement et passer de nombreux jours avec le seul de mes enfants qui n'a pas encore
fait son propre nid.
Dans cette quiétude qui m'entoure, et peut-être à cause de l'éloignement des lieux où s'est
passé tout ce que j'ai écrit, toute ma vie, pour la première fois, revient dans son ensemble et se
présente dans ma mémoire. Il est connu que dans la vieillesse, les premières années
s'approchent plus nettement. J'ai sur ma vie un regard presque objectif. Et comment se
présente-t-elle à moi ? Il m'est difficile de répondre à cette question. D'abord, je pense que je
ne suis pas hélas, une héroïne comme je me l'imaginais au début, et que la vie dont j'avais
rêvé pendant des années, s'est révélée une vie pleine de privations matérielles, mais éclairée si
brillamment par la présence de l'homme adoré, il n'est pas sûr que sans lui, j'aurais su la
supporter dignement. Avec son soutien et son amour, évidemment oui, Mais le fond du
problème c'est qu'il savait que sa vie ne durerait pas. Quant à moi, je fermais les yeux en
pensant - encore un jour de notre plein bonheur ! Le Seigneur a décidé autrement. Sûrement
qu'il ne voulait pas imposer à un homme une croix trop lourdes pour ses forces. Et comment
se serait développée ma fierté, si mon sort s'était formé selon mes rêves ! La réalité m'a
domptée, et la vie m'a donné' tant de joies familiales et de telles consolations, que malgré
toutes les amertumes que j'éprouvais parfois, je regarde mon passé avec reconnaissance. En
approchant de la fin de ma vie, j'apprécie l'homme à l'âme sublime, mon cher mari qui m'a
confié son coeur longtemps avant que j’aie su l'estimer à sa juste valeur. Je remercie Dieu que
depuis cet instant, et jusqu'à son décès, il n'y ait eu pour moi de joie plus intense que de
constituer son bonheur.
Maintenant je suis déjà, entourée par la troisième génération. Je n'existe plus pour moi-même.
Tout mon coeur est plein d'amour et d'inquiétude pour mes chers enfants et petits enfants.
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Je termine ces lignes de retour en Russie. Les conditions sont devenues pénibles. La vie des
enfants est devenue pleine d'épreuves et d'angoisses, mais dans chacun d'eux, l'âme et la
conscience résistent à l'obscurcissement de l'influence corruptrice de nos jours : athéisme,
débauche et toute sorte de laisser-aller.
Quand est-ce que notre pauvre Patrie verra son dégrisement ? Évidemment, il n'y aura pas de
retour au passé, et on n'en a pas besoin. Mais la vérité est toujours la même. Ne laissez pas
l'étincelle divine s'éteindre dans vos âmes. Que l'amour et la charité se rallument dans les
coeurs avec une force plus pure et plus élevée qu'auparavant. Et que les gens, avec un esprit
lucide, finissent par comprendre que le Royaume de Dieu nous a été apporté par le Christ,
Tout est contenu dans l'amour de Lui et aussi des hommes, et ce n'est que cet amour qui est
capable de nous affranchir du mal et de la violence et nous donnerait la paix que les gens
cherchent vainement dans leurs théories philosophiques.
Terminé à Chébékino, en 1917
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