POLOS
Si, absolument.
SOCRATE
XXVIII. — Et moi, je soutiens que c’est impossible. C’est le premier point sur lequel nous sommes en désaccord. Passons à l’autre : un homme injuste sera t il heureux, s’il vient à être puni et châtié ?
POLOS
Pas du tout ; en ce cas, il sera très malheureux.
SOCRATE
Alors, s’il n’est pas puni, il sera heureux, à ton compte ?
POLOS
Assurément.
SOCRATE
Et moi, je pense, Polos, que l’homme qui commet une injustice et qui porte l’injustice dans son cœur est malheureux en tous les cas, et qu’il est plus malheureux encore s’il n’est point puni et châtié de son injustice, mais qu’il l’est moins, s’il la paye et s’il est puni par les dieux et par les hommes.
POLOS
Tu nous débites là, Socrate, d’étranges paradoxes.
SOCRATE
Je vais essayer, camarade, de te faire partager mon sentiment ; car je te considère comme un ami. En fait, les points sur lesquels nous sommes en désaccord sont les suivants. Vois toi-même. J’ai dit précédemment que commettre l’injustice était un plus grand mal que la subir.
POLOS
C’est vrai.
SOCRATE
Et toi, que c’est un plus grand mal de la subir.
POLOS
Oui.
SOCRATE
J’ai dit aussi que ceux qui agissent injustement étaient malheureux, et tu m’as réfuté.
POLOS
Oui, par Zeus.
SOCRATE
473a-473d Tu le crois du moins, toi, Polos.
POLOS
Et j’ai raison de le croire.
SOCRATE
C’est fort possible. Mais toi, de ton côté, tu soutenais que ceux qui agissent injustement sont heureux, s’ils échappent au châtiment.
POLOS
Parfaitement.
SOCRATE
Et moi, je dis que ce sont les plus malheureux et que ceux qui payent la peine de leurs fautes le sont moins. Veux tu aussi réfuter ce point ?
POLOS
Ah ! Socrate, il est encore plus difficile à réfuter que le précédent !
SOCRATE
Ne dis pas difficile, Polos, mais impossible ; car on ne réfute jamais la vérité.
POLOS
Que dis tu là ? Voici un scélérat qu’on surprend dans un attentat pour s’emparer de la tyrannie et qui, arrêté, est mis à la torture ; on le châtie, on lui brûle les yeux, on le mutile atrocement de cent autres façons et il voit infliger les mêmes traitements à ses enfants et à sa femme ; à la fin on le met en croix, on l’enduit de poix et on le brûle tout vif ; et cet homme là serait plus heureux que s’il s’était échappé, avait conquis la tyrannie et, maître de sa ville, passait toute sa vie à satisfaire ses caprices, objet d’envie et d’admiration pour ses concitoyens et pour les étrangers ! C’est cela que tu donnes pour impossible à réfuter ?
SOCRATE
XXIX. — C’est encore un épouvantail que tu me présentes, mon brave Polos ; ce n’est pas une réfutation, pas plus que tout à l’heure, quand tu produisais tes témoins. Quoi qu’il en soit, rafraîchis moi la mémoire sur un détail. Tu as bien dit : « Supposons qu’il veuille injustement s’emparer de la tyrannie ? »
POLOS
Oui.
SOCRATE
Cela étant, aucun des deux ne sera jamais plus heureux 473d-474c que l’autre, ni celui qui a réussi injustement à s’emparer de la tyrannie, ni celui qui est livré au châtiment ; car de deux malheureux, ni l’un ni l’autre ne saurait être le plus heureux ; mais le plus malheureux des deux est celui qui a échappé et qui est devenu tyran. Qu’est ce que cela signifie, Polos ? Tu ricanes ? Est ce là encore une nouvelle manière de réfuter, que de se moquer de ce qu’on dit, sans alléguer aucune raison ?
POLOS
Ne crois tu pas être entièrement réfuté, Socrate, quand tu avances des choses que personne au monde ne saurait soutenir ? Interroge plutôt un quelconque des assistants.
SOCRATE
Je ne suis pas du nombre des politiques, Polos, et, l’an passé, ayant été désigné par le sort pour être sénateur, quand ma tribu exerça la prytanie et qu’il me fallut mettre aux voix la question, je prêtai à rire et ne sus pas m’y prendre 1. Ne me parle donc pas non plus aujourd’hui de faire voter les assistants et, si tu n’as pas de meilleure preuve que leur témoignage, laisse moi prendre ta place, comme je te l’ai proposé tout à l’heure, et fais l’expérience de l’argumentation telle qu’elle doit être à mon avis. Pour moi, je ne sais produire, en faveur de mes assertions, qu’un seul témoin, celui-là même avec qui je discute, et je ne tiens pas compte du grand nombre. Je sais faire voter un témoin unique, mais je ne discute point avec le grand nombre. Vois donc si tu consens à me laisser conduire à mon tour l’argumentation et à répondre à mes questions. Je suis convaincu, moi, que, toi et moi et tous les hommes, nous pensons tous que c’est un plus grand mal de commettre l’injustice que de la subir et de n’être pas puni que de l’être.
POLOS
Et moi, je soutiens que ni moi, ni aucun autre homme n’est de cet avis. Toi-même, aimerais tu mieux subir l’injustice que de la commettre ?
SOCRATE
Oui, et toi aussi, et tout le monde.
POLOS
Tant s’en faut ; ni moi, ni toi, ni personne au monde.
SOCRATE
Ne veux tu pas me répondre ?
POLOS
Certainement si, car je suis curieux de savoir ce que tu pourras dire.
SOCRATE
474c-474e Si tu veux le savoir, réponds moi alors, comme si je commençais à t’interroger. Quel est, selon toi, Polos, le plus grand mal, de faire une injustice ou de la subir ?
POLOS
Selon moi, de la subir.
SOCRATE
Et quel est le plus laid ? est ce de la commettre ou de la subir ? Réponds.
POLOS
De la commettre.
SOCRATE
@ XXX. — C’est donc aussi un plus grand mal, puisque c’est plus laid.
POLOS
Pas du tout.
SOCRATE
J’entends : tu ne crois pas, à ce que je vois, que le beau et le bon, le mauvais et le laid soient la même chose.
POLOS
Non certes.
SOCRATE
Mais que vas tu dire à ceci ? Toutes les belles choses, corps, couleurs, figures, sons, occupations, est ce sans motif que tu les appelles belles ? Par exemple, pour commencer par les beaux corps, ne dis tu pas qu’ils sont beaux, ou bien en raison de l’usage en vue duquel ils servent, ou en raison d’un plaisir particulier que leur aspect cause à ceux qui les regardent ? En dehors de ces raisons, en as tu quelque autre qui te fasse dire qu’un corps est beau ?
POLOS
Non, je n’en ai pas.
SOCRATE
N’en est il pas de même de toutes les autres belles choses, des figures et des couleurs ? N’est ce pas à cause d’un certain plaisir ou de leur utilité ou des deux à la fois que tu les appelles belles ?
POLOS
Si.
SOCRATE
N’en est il pas de même aussi pour les sons et tout ce qui regarde la musique ?
POLOS
474e-475b Si.
SOCRATE
De même encore, parmi les lois et les occupations, celles qui sont belles ne le sont certainement pas pour d’autres raisons que leur utilité, ou leur agrément, ou les deux à la fois.
POLOS
Apparemment.
SOCRATE
N’en est il pas aussi de même de la beauté des sciences ?
POLOS
Sans contredit, et tu viens de donner du beau une excellente définition, en le définissant par l’agréable et le bon 1.
SOCRATE
Le laid, alors, se définira bien par les contraires, le douloureux et le mauvais ?
POLOS
Nécessairement.
SOCRATE
Lors donc que, de deux belles choses, l’une est plus belle que l’autre, c’est parce qu’elle la dépasse par l’une de ces deux qualités ou par toutes les deux qu’elle est la plus belle, c’est à dire ou par le plaisir, ou par l’utilité, ou par les deux à la fois
POLOS
Certainement.
SOCRATE
Et lorsque, de deux choses laides, l’une est plus laide que l’autre, c’est parce qu’elle cause plus de douleur ou plus de mal quelle est plus laide ? N’est ce pas une conséquence forcée ?
POLOS
Si.
SOCRATE
Voyons maintenant : que disions nous tout à l’heure touchant l’injustice faite ou reçue ? Ne disais tu pas qu’il est plus mauvais de subir l’injustice et plus laid de la commettre ?
POLOS
Je l’ai dit en effet.
SOCRATE
Si donc il est plus laid de commettre que de souffrir l’injustice, c’est plus douloureux et c’est plus laid, 475b-475d d’autant que l’un l’emporte sur l’autre par la souffrance ou le mal causés, ou par les deux. N’est ce pas forcé aussi ?
POLOS
Sans contredit.
SOCRATE
XXXI. — Examinons en premier lieu si l’injustice commise cause plus de douleur que l’injustice reçue et si ceux qui la commettent souffrent plus que leurs victimes.
POLOS
Pour cela, non, Socrate.
SOCRATE
Ce n’est donc pas par la douleur que l’injustice commise l’emporte
POLOS
Non certes.
SOCRATE
Si ce n’est pas par la douleur, ce n’est pas non plus par les deux qu’elle l’emporte.
POLOS
Évidemment non.
SOCRATE
Reste donc que c’est par l’autre.
POLOS
Oui.
SOCRATE
Par le mal.
POLOS
C’est vraisemblable.
SOCRATE
Puisque faire une injustice l’emporte par le mal, la faire est donc plus mauvais que la recevoir
POLOS
Évidemment.
SOCRATE
Or n’est il pas admis par la plupart des hommes et ne m’as tu pas avoué toi-même précédemment qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir
POLOS
Si.
SOCRATE
Et nous venons de voir que c’est plus mauvais.
POLOS
Il paraît que oui.
SOCRATE
475d-476b Maintenant préférerais tu ce qui est plus laid et plus mauvais à ce qui l’est moins ? N’hésite pas à répondre, Polos : il ne t’en arrivera aucun mal. Livre toi bravement à la discussion comme à un médecin et réponds par oui ou par non à ma question.
POLOS
Non, Socrate, je ne le préférerais pas.
SOCRATE
Est il un homme qui le préférât ?
POLOS
Il me semble que non, du moins d’après ce raisonnement.
SOCRATE
J’avais donc raison de dire que ni moi, ni toi, ni personne au monde ne préférerait commettre l’injustice à la subir, puisque c’est une chose plus mauvaise.
POLOS
Il y a apparence.
SOCRATE
Tu vois donc, Polos, que mon argumentation et la tienne, rapprochées l’une de l’autre, ne se ressemblent en rien. Tu as, toi, l’assentiment de tout le monde, excepté moi, et moi, je me contente de ton seul acquiescement et de ton seul témoignage ; je n’appelle à voter que toi seul et je n’ai cure des autres. Que ce point demeure donc arrêté entre nous. Passons maintenant à l’examen du second point sur lequel nous étions en contestation : être puni, quand on est coupable, est ce le plus grand des maux, comme tu le pensais, ou est ce, comme je le pensais, un plus grand mal d’échapper au châtiment ? Procédons de cette manière : payer sa faute et être châtié justement, quand on est coupable, n’est ce pas la même chose, à ton avis ?
POLOS
Si.
SOCRATE
Et maintenant peux tu soutenir que tout ce qui est juste n’est pas beau, en tant que juste ? Réfléchis avant de répondre.
POLOS
Oui, Socrate, je crois qu’il en est ainsi.
SOCRATE
XXXII. — Examine encore ceci. Si un agent fait 476b-476d quelque chose, n’est il pas nécessaire qu’il y ait aussi un patient affecté par cet agent ?
POLOS
Il me le semble.
SOCRATE
Et ce qui supporte ce que fait l’agent ne doit il pas être tel que le fait l’agent ? Voici un exemple : si quelqu’un frappe, ne faut il pas que quelque chose soit frappé ?
POLOS
Nécessairement.
SOCRATE
Et s’il frappe fort ou vite, que la chose frappée soit frappée de même ?
POLOS
Oui.
SOCRATE
Par conséquent, l’effet sur l’objet frappé est tel que le fait ce qui le frappe.
POLOS
Certainement.
SOCRATE
De même si quelqu’un brûle, il faut qu’il y ait quelque chose de brûlé ?
POLOS
Forcément.
SOCRATE
Et s’il brûle fort et cause une douleur violente, que l’objet brûlé le soit comme le brûleur le brûle ?
POLOS
Assurément.
SOCRATE
Et si quelqu’un coupe, n’en est il pas de même ? Il y a quelque chose de coupé ?
POLOS
Oui.
SOCRATE
Et si la coupure est grande, ou profonde, ou douloureuse, l’objet coupé subit une coupure telle que la fait le coupeur ?
POLOS
C’est évident.
SOCRATE
En un mot, vois si tu m’accordes dans tous les cas ce que je disais tout à l’heure, que telle est l’action de l’agent, tel est l’effet supporté par le patient.
POLOS
476d-477a Oui, je te l’accorde.
SOCRATE
Cela admis, dis moi si être puni, c’est pâtir ou agir.
POLOS
Forcément, c’est pâtir, Socrate.
SOCRATE
De la part de quelqu’un qui agit ?
POLOS
Sans doute : de la part de celui qui châtie.
SOCRATE
Mais celui qui châtie à bon droit châtie justement ?
POLOS
Oui.
SOCRATE
Fait il en cela une action juste ou non ?
POLOS
Il fait une action juste.
SOCRATE
Et celui qui est châtié en punition d’une faute ne subit-il pas un traitement juste ?
POLOS
Il y a apparence.
SOCRATE
Or nous sommes tombés d’accord que ce qui est juste est beau.
POLOS
Sans contredit.
SOCRATE
Alors de ces deux hommes, l’un fait une action belle, et l’autre, l’homme châtié, la supporte.
POLOS
Oui.
SOCRATE
XXXIII. — Mais si elle est belle, elle est bonne, puisqu’elle est agréable ou utile ?
POLOS
C’est forcé.
SOCRATE
477a-477c Ainsi ce que souffre celui qui est puni est bon ?
POLOS
Il semble.
SOCRATE
Il en tire donc utilité ?
POLOS
Oui.
SOCRATE
Est ce l’utilité que je conçois ? Son âme ne s’améliore-t elle pas, s’il est puni justement ?
POLOS
C’est vraisemblable.
SOCRATE
Ainsi celui qui est puni est débarrassé de la méchanceté de son âme ?
POLOS
Oui.
SOCRATE
N’est il pas ainsi délivré du plus grand des maux ? Examine la question de ce biais. Pour l’homme qui veut amasser une fortune, vois tu quelque autre mal que la pauvreté ?
POLOS
Non, je ne vois que celui-là.
SOCRATE
Et dans la constitution du corps, le mal, à tes yeux, n’est il pas la faiblesse, la maladie, la laideur et les autres disgrâces du même genre ?
POLOS
Si.
SOCRATE
Et l’âme, ne crois tu pas qu’elle a aussi ses vices ?
POLOS
Naturellement.
SOCRATE
Ces vices ne les appelles tu pas injustice, ignorance, lâcheté et d’autres noms pareils ?
POLOS
Certainement.
SOCRATE
Donc pour ces trois choses, fortune, corps et âme, tu 477c-477e as reconnu trois vices, la pauvreté, la maladie, l’injustice ?
POLOS
Oui.
SOCRATE
Maintenant, de ces trois vices quel est le plus laid ? N’est ce pas l’injustice, et, pour le dire en un mot, le vice de l’âme ?
POLOS
Sans comparaison.
SOCRATE
Si c’est le plus laid, c’est aussi le plus mauvais ?
POLOS
Comment entends tu cela, Socrate ?
SOCRATE
Voici : la chose la plus laide n’est telle que parce qu’elle cause le plus de douleur, de dommage ou de ces deux maux à la fois ; c’est ce que nous avons reconnu précédemment.
POLOS
C’est exact.
SOCRATE
Or n’avons nous pas reconnu tout à l’heure que ce qu’il y a de plus laid, c’est l’injustice et en général la méchanceté de l’âme ?
POLOS
Nous l’avons reconnu en effet.
SOCRATE
Et le plus laid n’est il point tel parce que c’est le plus douloureux et le plus pénible, ou parce que c’est le plus dommageable, ou à cause de l’un et de l’autre ?
POLOS
Nécessairement.
SOCRATE
Est il donc plus pénible d’être injuste, intempérant, lâche et ignorant que d’être pauvre et malade ?
POLOS
Il ne me semble pas, Socrate, d’après ce que nous avons dit.
SOCRATE
Il faut donc, pour que la méchanceté de l’âme soit la chose la plus laide du monde, qu’elle surpasse tout par la grandeur extraordinaire du dommage et le mal prodigieux qu’elle cause, puisque ce n’est point par la douleur, d’après ce que tu as dit.
POLOS
477e-478a C’est évident.
SOCRATE
Mais ce qui l’emporte par l’excès du dommage est le plus grand mal qui existe.
POLOS
Oui.
SOCRATE
Donc l’injustice, l’intempérance et en général la méchanceté de l’âme sont les plus grands maux du monde ?
POLOS
Il y a apparence.
SOCRATE
XXXIV. — Maintenant quel est l’art qui nous délivre de la pauvreté ? N’est ce pas l’économie ?
POLOS
Si.
SOCRATE
Et de la maladie ? N’est ce pas la médecine ?
POLOS
Incontestablement.
SOCRATE
Et de la méchanceté et de l’injustice ? Si ma question ainsi posée t’embarrasse, reprenons la de cette manière où et chez qui conduisons nous ceux dont le corps est malade ?
POLOS
Chez les médecins, Socrate.
SOCRATE
Et où conduit on ceux qui s’abandonnent à l’injustice et à l’intempérance ?
POLOS
Tu veux dire qu’on les conduit devant les juges ?
SOCRATE
Pour y payer leurs fautes, n’est ce pas ?
POLOS
Oui.
SOCRATE
Et maintenant n’est ce pas en appliquant une certaine justice que l’on punit, quand on punit avec raison ?
POLOS
Évidemment si.
SOCRATE
478a-478c Ainsi donc l’économie délivre de l’indigence, la médecine de la maladie, la justice de l’intempérance et de l’injustice.
POLOS
Il y a apparence.
SOCRATE
Et laquelle de ces choses dont tu parles est la plus belle ?
POLOS
Quelles choses ?
SOCRATE
L’économie, la médecine, la justice.
POLOS
La plus belle de beaucoup, Socrate, c’est la justice.
SOCRATE
C’est donc elle aussi, puisqu’elle est la plus belle, qui procure le plus de plaisir ou de profit ou des deux à la fois.
POLOS
Oui.
SOCRATE
Est ce une chose agréable d’être entre les mains des médecins, et prend on plaisir à se laisser traiter par eux ?
POLOS
Je ne le crois pas.
SOCRATE
Mais on y a profit, n’est ce pas ?
POLOS
Oui.
SOCRATE
Car on est délivré d’un grand mal, et l’on a avantage à supporter la douleur et à recouvrer la santé.
POLOS
Sans doute.
SOCRATE
Dans ces conditions, quand est ce qu’on est dans la meilleure condition physique, lorsqu’on est entre les mains des médecins, ou lorsqu’on n’est pas du tout malade ?
POLOS
C’est évidemment quand on n’a aucune maladie.
SOCRATE
C’est qu’en effet le bonheur ne consiste pas, 478c-478e semble t il, à être délivré d’un mal, mais à n’en pas avoir du tout.
POLOS
C’est vrai.
SOCRATE
Et de deux hommes dont le corps ou l’âme sont atteints par le mal lequel est le plus malheureux, celui qu’on traite et qu’on délivre de son mal, ou celui qui n’est point traité et qui le garde ?
POLOS
Il me semble que c’est celui qui n’est point traité.
SOCRATE
N’avons nous pas dit que payer sa faute, c’était se délivrer du plus grand mal, la méchanceté ?
POLOS
Nous l’avons dit en effet.
SOCRATE
C’est qu’en effet la punition assagit et rend plus juste, et que la justice est comme la médecine de la méchanceté.
POLOS
Oui.
SOCRATE
Le plus heureux par conséquent est celui qui n’a point de vice dans l’âme, puisque nous avons vu que c’était le plus grand des maux.
POLOS
Sans aucun doute.
SOCRATE
Au second rang vient celui qu’on délivre du vice.
POLOS
Il semble.
SOCRATE
Et celui-là, c’est l’homme qu’on avertit, qu’on réprimande et qui paye sa faute ?
POLOS
Oui.
SOCRATE
L’homme qui mène la vie la plus malheureuse est donc celui qui garde son injustice, au lieu de s’en débarrasser.
POLOS
C’est évident.
SOCRATE
Or n’est ce pas justement le cas de l’homme qui, tout 478e-479d en commettant les plus grands crimes et tenant la conduite la plus injuste, réussit à se mettre au dessus des avertissements, des corrections, des punitions, comme l’a fait, dis tu, Archélaos, ainsi que les autres tyrans, les orateurs et les potentats ?
POLOS
Il le semble.
SOCRATE
@ XXXV. — Ces gens là, excellent Polos, se sont à peu près conduits comme un homme qui, atteint des plus graves maladies, se serait arrangé pour ne point rendre compte aux médecins de ses tares physiques et pour échapper à leur traitement, craignant, comme un enfant, qu’on ne lui appliquât le feu et le fer, parce que cela fait mal. N’est ce pas ainsi que tu te figures leur état ?
POLOS
Si.
SOCRATE
La raison, c’est qu’il ignorerait, ce semble, le prix de la santé et du bon état du corps. A en juger par les principes sur lesquels nous sommes à présent d’accord, ceux qui cherchent à éviter la punition ont bien l’air de se conduire de la même manière, Polos. Ils voient ce qu’elle a de douloureux, mais ils sont aveugles sur ce qu’elle a d’utile et ils ne savent pas combien on est plus à plaindre d’habiter avec une âme malsaine, gâtée, injuste, impie, qu’avec un corps malsain. De là vient qu’ils mettent tout en œuvre pour ne point expier leur faute et n’être pas délivrés du plus grand des maux ; ils tâchent de se procurer des richesses et des amis et d’être aussi habiles que possible à persuader au moyen du discours. Mais si nos principes sont justes, vois tu ce qui résulte de notre discussion, ou veux tu que nous en tirions les conclusions ?
POLOS
Oui, s’il te plaît.
SOCRATE
N’en résulte t il pas que le plus grand des maux, c’est d’être injuste et de vivre dans l’injustice ?
POLOS
Si, évidemment.
SOCRATE
D’autre part, n’avons nous pas reconnu qu’on se délivrait de ce mal en payant sa faute ?
POLOS
C’est possible.
SOCRATE
Et que l’impunité ne faisait que l’entretenir ?
POLOS
479d-480b Oui.
SOCRATE
Par conséquent, pour la grandeur du mal, commettre l’injustice n’est qu’au second rang ; mais l’injustice impunie est le plus grand et le premier de tous les maux.
POLOS
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