Gorgias, ou sur la Rhétorique



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Je n’en suis pas surpris ; car je ne me suis pas encore expliqué clairement ; mais Polos est jeune et vif.

GORGIAS


Eh bien, laisse le là, et dis moi comment tu peux sou­tenir que la rhétorique est le simulacre d’une partie de la politique.

SOCRATE


Je vais donc essayer d’expliquer ce qu’est à mes yeux la rhétorique. Si elle n’est pas ce que je crois, Polos me réfutera. Il y a sans doute quelque chose que tu appelles corps et quelque chose que tu appelles âme ?

GORGIAS


Sans contredit.

SOCRATE


Ne crois tu pas qu’il y a pour l’un et l’autre un état qui s’appelle la santé ?

GORGIAS


Si.

SOCRATE


Et que cette santé peut n’être qu’apparente, et non réelle ? Voici ce que je veux dire. Beaucoup de gens qui paraissent avoir le corps en bon état ont une mauvaise santé, qu’il serait difficile de déceler à tout autre qu’un médecin ou un maître de gymnastique.

GORGIAS


C’est vrai.

SOCRATE


464a-465b Je prétends qu’il y a de même dans le corps et dans l’âme quelque chose qui les fait paraître bien portants, quoiqu’ils ne s’en portent pas mieux pour cela.

GORGIAS


C’est juste.

SOCRATE


XIX. — Voyons maintenant si j’arriverai à t’expli­quer plus clairement ce que je veux dire. Je dis que, comme il y a deux substances, il y a deux arts. L’un se rapporte à l’âme : je l’appelle politique. Pour l’autre, qui se rapporte au corps, je ne peux pas lui trouver tout de suite un nom unique ; mais dans la culture du corps, qui forme un seul tout, je distingue deux parties, la gymnas­tique et la médecine. De même dans la politique je dis­tingue la législation qui correspond à la gymnastique et la justice qui correspond à la médecine. Comme les arts de ces deux groupes se rapportent au même objet, ils ont naturellement des rapports entre eux, la médecine avec la gymnastique, la justice avec la législation, mais ils ont aussi des différences.

Il y a donc les quatre arts que j’ai dits, qui veillent au plus grand bien, les uns du corps, les autres de l’âme. Or la flatterie, qui s’en est aperçue, non point par une connaissance raisonnée, mais par conjecture, s’est divisée elle même en quatre, puis, se glissant sous chacun des arts, elle se fait passer pour celui sous lequel elle s’est glissée. Elle n’a nul souci du bien et elle ne cesse d’attirer la folie par l’appât du plaisir ; elle la trompe et obtient de la sorte une grande considération. C’est ainsi que la cuisine s’est glissée sous la médecine et feint de connaître les aliments les plus salutaires au corps, si bien que, si le cuisinier et le médecin devaient disputer devant des enfants ou devant des hommes aussi peu raisonnables que les enfants, à qui connaît le mieux, du médecin ou du cuisinier, les aliments sains et les mauvais, le médecin n’aurait qu’à mourir de faim. Voilà donc ce que j’appelle flatterie et je soutiens qu’une telle pratique est laide, Polos, car c’est à toi que s’adresse mon affirmation, parce que cette pra­tique vise à l’agréable et néglige le bien. J’ajoute que ce n’est pas un art, mais une routine, parce qu’elle ne peut expliquer la véritable nature des choses dont elle s’occupe ni dire la cause de chacune. Pour moi, je ne donne pas le nom d’art à une chose dépourvue de raison. Si tu me contestes ce point, je suis prêt à soutenir la discussion.



@ XX. — Ainsi donc, je le répète, la flatterie culinaire s’est recelée sous la médecine, et de même, sous la gym­nastique, la toilette, chose malfaisante, décevante, basse, 465b-466b indigne d’un homme libre, qui emploie pour séduire les formes, les couleurs, le poli, les vêtements et qui fait qu’en recherchant une beauté étrangère, on néglige la beauté naturelle que donne la gymnastique. Pour être bref, je te dirai dans le langage des géomètres (peut être alors me comprendras tu mieux) que ce que la toilette est à la gymnastique, la cuisine l’est à la médecine, ou plutôt que ce que la toilette est à la gymnastique, la sophistique l’est à la législation, et que ce que la cuisine est à la médecine, la rhétorique l’est à la justice. Telles sont, je le répète, les différences naturelles de ces choses ; mais comme elles sont voisines, sophistes et orateurs se confondent pêle-­mêle sur le même terrain, autour des mêmes sujets, et ne savent pas eux mêmes quel est au vrai leur emploi, et les autres hommes ne le savent pas davantage. De fait, si l’âme ne commandait pas au corps et qu’il se gouvernât lui-même, et si l’âme n’examinait pas elle même et ne distinguait pas la cuisine et la médecine, et que le corps seul en jugeât en les appréciant sur les plaisirs qui lui en reviendraient, on verrait souvent le chaos dont parle Anaxagore, mon cher Polos, (car c’est là une chose que tu connais) : « toutes les choses seraient confondues pêle-­mêle 1 », et l’on ne distinguerait pas celles qui regardent la médecine, la santé et la cuisine. Tu as donc entendu ce que je crois qu’est la rhétorique ; elle correspond pour l’âme à ce qu’est la cuisine pour le corps.

Peut être est ce une inconséquence, à moi qui t’ai inter­dit les longs discours, de m’être étendu si longuement. Je mérite pourtant d’être excusé ; car, quand j’ai parlé brièvement, tu ne m’as pas compris : tu ne savais rien tirer de mes réponses et il fallait te donner des explications. Si donc à mon tour, je ne vois pas clair dans tes réponses, tu pourras t’étendre, toi aussi. Si, au contraire, je les comprends, laisse moi m’en contenter, c’est mon droit. Et maintenant, si tu peux faire quelque chose de ma réponse, à ton aise.

POLOS

XXI. — Que dis tu donc ? Tu prétends que la rhéto­rique est flatterie ?



SOCRATE

J’ai dit seulement : une partie de la flatterie, Eh quoi ! Polos, à ton âge, tu manques déjà de mémoire ! Que feras-­tu plus tard ?

POLOS

Alors, tu crois que les bons orateurs sont regardés dans les cités comme des flatteurs et, comme tels, peu considérés ?



SOCRATE

Est ce une question que tu me poses ou un discours que tu entames ?

POLOS

466b-466e C’est une question.

SOCRATE


Eh bien, je crois qu’ils ne sont pas considérés du tout.

POLOS


Comment pas considérés ? Ne sont ils pas très puissants dans l’État ?

SOCRATE


Non, si tu entends que la puissance est un bien pour qui la possède.

POLOS


C’est bien ainsi que je l’entends.

SOCRATE


Eh bien, pour moi, les orateurs sont les moins puis­sants des citoyens.

POLOS


Comment ? Ne peuvent ils pas, comme les tyrans, faire mettre à mort qui ils veulent, spolier et bannir qui leur plaît ?

SOCRATE


Par le chien, Polos, je me demande, à chaque mot que tu dis, si tu parles de ton chef et si tu exprimes ta propre pensée, ou si tu me demandes la mienne.

POLOS


Mais oui, je te demande la tienne.

SOCRATE


Soit, mon ami ; mais alors tu me poses deux questions à la fois.

POLOS


Comment, deux questions ?

SOCRATE


N’as tu pas dit, ou à peu près, il n’y a qu’un instant, que les orateurs font périr ceux qu’ils veulent, comme les tyrans, qu’ils dépouillent et bannissent ceux qu’il leur plaît ?

POLOS


Si.

SOCRATE


XXII. — Eh bien, je dis que ce sont deux questions distinctes et je vais répondre à l’une et à l’autre. Je main­tiens, moi, Polos, que les orateurs et les tyrans ont très peu de pouvoir dans les États, comme je le disais tout à 466e-467b l’heure, car ils ne font presque rien de ce qu’ils veulent, quoiqu’ils fassent ce qui leur paraît le meilleur.

POLOS


Eh bien, n’est ce pas être puissant, cela ?

SOCRATE


Non, du moins d’après ce que dit Polos.

POLOS


Moi, je dis non ? Je dis oui au contraire.

SOCRATE


Non, par le ... 1, tu ne le dis pas, puisque tu as affirmé qu’un grand pouvoir était un bien pour celui qui le pos­sède.

POLOS


Oui, je l’affirme, en effet.

SOCRATE


Crois tu donc que ce soit un bien pour quelqu’un de faire ce qui lui paraît le meilleur, s’il est privé de raison, et appelles tu cela être très puissant ?

POLOS


Non.

SOCRATE


Alors, tu vas me prouver que les orateurs ont du bon sens et que la rhétorique est un art, non une flatterie, par une réfutation en règle ? Mais, tant que tu ne m’auras pas réfuté, ni les orateurs qui font ce qui leur plaît dans les États, ni les tyrans ne posséderont de ce fait aucun bien ; et cependant le pouvoir, d’après ce que tu dis, est un bien, tandis que faire ce qui vous plaît, quand on est dénué de bon sens, tu avoues toi-même que c’est un mal, n’est ce pas ?

POLOS


Oui.

SOCRATE


Dès lors, comment les orateurs et les tyrans seraient ils très puissants dans les États, si Socrate n’est point réfuté par Polos et convaincu qu’ils font ce qu’ils veulent ?

POLOS


Cet homme là...

SOCRATE


Je soutiens qu’ils ne font pas ce qu’ils veulent : réfute­-moi.

POLOS


Ne viens tu pas d’accorder tout à l’heure qu’ils font ce qui leur paraît être le meilleur ?

SOCRATE


467b-467d Je l’accorde encore à présent.

POLOS


Alors, ne font ils pas ce qu’ils veulent ?

SOCRATE


Je le nie.

POLOS


Quand ils font ce qui leur plaît ?

SOCRATE


Oui.

POLOS


Tu tiens là des propos pitoyables, insoutenables, Socrate.

SOCRATE


Retiens ta rancœur, Polos de mon cœur 1, pour par­ler à ta manière. Si tu es capable de m’interroger, prouve-­moi que je me trompe ; sinon, réponds toi-même.

POLOS


Je veux bien te répondre, afin de savoir enfin ce que tu veux dire.

SOCRATE


XXIII. — Crois tu que les hommes, toutes les fois qu’ils agissent, veulent ce qu’ils font ou ce en vue de quoi ils le font ? Par exemple, ceux qui avalent une potion commandée par le médecin veulent ils, à ton avis, ce qu’ils font, avaler une médecine désagréable, ou bien cette autre chose, la santé, en vue de laquelle ils prennent la potion ?

POLOS


Il est évident que c’est la santé qu’ils veulent.

SOCRATE


De même ceux qui vont sur mer ou se livrent à tout autre trafic ne veulent pas ce qu’ils font journellement ; car quel homme est désireux d’affronter la mer, les dan­gers, les embarras ? Ce qu’ils veulent, je pense, c’est la chose en vue de laquelle ils naviguent, la richesse ; car c’est pour s’enrichir qu’on navigue.

POLOS


C’est certain.

SOCRATE


N’en est il pas de même pour tout ? Si l’on fait une chose en vue d’une fin, on veut, non pas ce qu’on fait, mais la fin en vue de laquelle on le fait.

POLOS


467d-468b Oui.

SOCRATE


Et maintenant y a t il quoi que ce soit au monde qui ne soit bon ou mauvais ou entre les deux, ni bon ni mau­vais ?

POLOS


Cela ne saurait être autrement, Socrate.

SOCRATE


Ne comptes tu pas parmi les bonnes choses la sagesse, la santé, les richesses et toutes les autres semblables, et parmi les mauvaises celles qui sont le contraire ?

POLOS


Si.

SOCRATE


Et par les choses qui ne sont ni bonnes ni mauvaises n’entends tu pas celles qui tiennent tantôt du bien, tan­tôt du mal, ou sont indifférentes, comme d’être assis, de marcher, de courir, de naviguer, ou encore comme la pierre, le bois et tous les objets du même genre ? N’est ce pas, à ton avis, ces choses là qui ne sont ni bonnes ni mauvaises, ou bien est ce autre chose ?

POLOS


Non, ce sont bien celles là.

SOCRATE


Et maintenant ces choses indifférentes, quand on les fait, les fait on en vue des bonnes, ou les bonnes en vue des indifférentes ?

POLOS


Nul doute qu’on ne fasse les indifférentes en vue des bonnes.

SOCRATE


Ainsi, c’est le bien que nous poursuivons en marchant, quand nous marchons. Nous pensons que cela est mieux ainsi ; et, quand au contraire nous restons tranquilles, nous le faisons dans le même but, le bien, n’est il pas vrai ?

POLOS


Oui.

SOCRATE


De même encore nous ne tuons, quand nous tuons, nous ne bannissons et ne dépouillons autrui que parce que nous sommes persuadés qu’il est meilleur pour nous de le faire que de ne pas le faire ?

POLOS


468b-468e Certainement.

SOCRATE


C’est donc en vue du bien qu’on fait tout ce qu’on fait en ce genre.

POLOS


Je le reconnais.

SOCRATE


XXIV. — Ne sommes nous pas tombés d’accord que, quand nous faisons une chose en vue d’une fin, ce n’est pas la chose que nous voulons, c’est la fin en vue de laquelle nous la faisons ?

POLOS


Certainement.

SOCRATE


Nous ne voulons donc pas égorger des gens, les exiler, les dépouiller de leurs biens par un simple caprice. Nous voulons le faire, lorsque cela nous est utile ; si cela nous est nuisible, nous ne le voulons pas. Car c’est les biens, comme tu le déclares, que nous voulons ; quant à ce qui n’est ni bon ni mauvais, nous ne le voulons pas, ni ce qui est mauvais non plus. Est ce vrai ? Te paraît il que j’ai raison, Polos, oui ou non ? Pourquoi ne réponds tu pas ?

POLOS


Tu as raison.

SOCRATE


Puisque nous sommes d’accord là dessus, si un homme, tyran ou orateur, en fait périr un autre, ou le bannit de la cité, ou lui ravit ses biens, croyant qu’il y trouvera son avantage, et qu’au contraire cela tourne à son préjudice, il fait bien alors ce qu’il lui plaît, n’est ce pas ?

POLOS


Oui.

SOCRATE


Mais fait il aussi ce qu’il veut, s’il se trouve que le résultat est mauvais ? Pourquoi ne réponds tu pas ?

POLOS


Il ne me semble pas qu’il fasse ce qu’il veut.

SOCRATE


Dès lors est il possible qu’un tel homme ait un grand pouvoir dans sa ville, s’il est vrai, comme tu l’admets, qu’un grand pouvoir soit un bien ?

POLOS


Non, cela n’est pas possible.

SOCRATE


468e-469b J’avais donc raison de dire qu’un homme peut faire dans un État ce qu’il lui plaît sans posséder pour cela un grand pouvoir ni faire ce qu’il veut.

POLOS


Comme si toi-même, Socrate, tu n’aimerais pas mieux avoir la liberté de faire dans l’État ce qui te plairait que d’en être empêché, et comme si, en voyant un homme tuer, dépouiller, mettre aux fers qui il lui plairait, tu ne lui portais pas envie !

SOCRATE


Entends tu qu’il agirait justement ou injustement ?

POLOS


De quelque manière qu’il agisse, ne serait il pas enviable dans un cas comme dans l’autre ?

SOCRATE


Ne parle pas ainsi, Polos.

POLOS


Pourquoi donc ?

SOCRATE


Parce qu’il ne faut pas envier les gens qui ne sont pas enviables, non plus que les malheureux, mais les prendre en pitié.

POLOS


Quoi ! Penses tu que les gens dont je parle soient dans ce cas ?

SOCRATE


Comment n’y seraient ils pas ?

POLOS


Alors quiconque tue qui il lui plaît, quand il le fait justement, te paraît être malheureux et digne de pitié ?

SOCRATE


Non pas, mais il ne me paraît pas enviable.

POLOS


Ne viens tu pas de dire qu’il était malheureux ?

SOCRATE


Je l’ai dit en effet, camarade, de celui qui a tué injus­tement, et j’ai ajouté qu’il était digne de pitié. Quant à celui qui tue justement, je dis qu’il ne doit point faire envie.

POLOS


469b-469d C’est sans doute celui qui meurt injustement qui est digne de pitié et malheureux ?

SOCRATE


Moins que celui qui le tue, Polos, et moins que celui qui meurt justement.

POLOS


Comment cela, Socrate ?

SOCRATE


Le voici : c’est que le plus grand des maux, c’est de commettre l’injustice.

POLOS


Commettre l’injustice, le plus grand des maux ! N’en est ce pas un plus grand de la subir ?

SOCRATE


Pas du tout.

POLOS


Ainsi toi, tu aimerais mieux subir l’injustice que la commettre ?

SOCRATE


Je ne voudrais ni de l’un ni de l’autre ; mais s’il me fallait absolument commettre l’injustice ou la subir, je préférerais la subir plutôt que de la commettre.

POLOS


Alors toi, tu n’accepterais pas d’être tyran ?

SOCRATE


Non, si tu as de la tyrannie la même idée que moi.

POLOS


L’idée que j’en ai, moi, je le répète, c’est qu’elle permet de faire tout ce qu’on veut dans l’État, tuer, exiler, et tout faire selon son bon plaisir.

SOCRATE


@ XXV. — Bienheureux Polos, laisse moi parler ; tu me critiqueras à ton tour. Supposons qu’à l’heure où la place publique est pleine de monde, tenant un poignard sous mon aisselle, je vienne te dire : « Polos, je viens d’acquérir un pouvoir merveilleux égal à celui d’un tyran : si je décide qu’un de ces hommes que tu vois doit mourir sur le champ, cet homme sera mort, aussitôt mon arrêt donné ; si je décide qu’il faut casser la tête à l’un d’eux, il l’aura cassée immédiatement ; qu’il faut lui déchirer son habit, son habit sera déchiré, tant ma puissance est 469d-470b grande dans la cité. » Si, voyant que tu ne me crois pas, je te montrais mon poignard, tu me dirais peut être alors : « A ce compte, Socrate, tout le monde pourrait être puissant, puisqu’on pourrait de la même façon, incendier la maison qu’on voudrait, les arsenaux et les trières des Athéniens et tous les bateaux marchands de l’État et des particuliers. » Mais alors ce n’est pas avoir un grand pouvoir que de faire ce qui vous plaît. Que t’en semble ?

POLOS


Dans ces conditions là, certainement non.

SOCRATE


Peux tu me dire ce que tu reproches à un semblable pouvoir ?

POLOS


Oui.

SOCRATE


Qu’est ce donc ? Parle.

POLOS


C’est que nécessairement, si l’on agit ainsi, on sera puni.

SOCRATE


Etre puni, n’est ce pas un mal ?

POLOS


Il est certain que si.

SOCRATE


Donc, étonnant jeune homme, tu en reviens à juger qu’on a un grand pouvoir, lorsque, faisant son caprice, on y trouve son avantage et que cela est un bien. Voilà, semble t il, ce qu’est un grand pouvoir : hors de là, il n’y a que mal et faiblesse. Mais examinons encore ceci : ne reconnaissons nous pas qu’il vaut mieux parfois faire ce que nous venons de dire, tuer, bannir, dépouiller les gens, et parfois n’en rien faire

POLOS


Certainement.

SOCRATE


Sur ce point là, semble t il, nous sommes d’accord, toi et moi ?

POLOS


Oui.

SOCRATE


Dans quel cas, selon toi, vaut il mieux commettre ces actes ? Dis moi comment tu en fais la démarcation.

POLOS


470b-470e Non, Socrate ; réponds toi-même à ta question.

SOCRATE


Eh bien, Polos, puisque tu préfères m’écouter, je dis que cela vaut mieux, quand on fait un de ces actes avec justice, et que c’est mauvais, si l’acte est injuste.

POLOS


XXVI. — Belle difficulté vraiment, Socrate, de te réfu­ter ! Un enfant même te prouverait que tu es dans l’erreur.

SOCRATE


J’aurais beaucoup de reconnaissance à cet enfant, et j’en aurai autant pour toi, si tu me réfutes et me débarrasses de ma niaiserie. Ne te lasse donc pas d’obliger un homme qui t’aime, et réfute moi.

POLOS


Pour te réfuter, Socrate, on n’a nul besoin de prendre des exemples dans le passé : ceux d’hier et d’aujourd’hui suffisent pour te convaincre d’erreur et te démontrer que les gens injustes sont souvent heureux.

SOCRATE


De quels exemples parles tu ?

POLOS


Tu vois bien sans doute Archélaos 1, fils de Perdiccas, régner aujourd’hui en Macédoine ?

SOCRATE


Si je ne le vois pas, j’en ai du moins entendu parler.

POLOS


Eh bien, te paraît il heureux ou malheureux ?

SOCRATE


Je n’en sais rien, Polos : je ne me suis pas encore rencontré avec lui.

POLOS


Quoi donc ? tu le saurais, si tu t’étais rencontré avec lui, et, d’ici même, tu ne peux pas savoir autrement qu’il est heureux ?

SOCRATE


Non, par Zeus, non.

POLOS


Alors on peut être sûr, Socrate, que, du grand roi lui-­même, tu vas dire que tu ignores s’il est heureux.

SOCRATE


470e-471d Et je dirai la vérité ; car je ne sais pas où il en est sous le rapport de l’instruction et de la justice.

POLOS


Eh quoi ! est ce uniquement en cela que consiste le bonheur ?

SOCRATE


Oui, selon moi, Polos ; car je prétends que quiconque est honnête, homme ou femme, est heureux, et quiconque est injuste et méchant, malheureux.

POLOS


Alors cet Archélaos est malheureux, d’après la thèse que tu soutiens ?

SOCRATE


Oui, mon ami, s’il est injuste.

POLOS


Et comment ne serait il pas injuste ? Il n’avait aucun droit au trône qu’il occupe aujourd’hui, étant né d’une femme qui était esclave d’Alkétès, frère de Perdiccas. Selon la justice, il était l’esclave d’Alkétès et, s’il avait voulu observer la justice, il servirait Alkétès et serait heureux d’après ce que tu prétends, au lieu qu’aujourd’hui le voilà prodigieusement malheureux, puisqu’il a commis les plus grands forfaits. Tout d’abord il fit venir cet Alkétès, son maître et son oncle, pour lui rendre, di­sait il, le trône dont Perdiccas l’avait dépouillé ; il le reçut chez lui et l’enivra profondément, lui et son fils Alexandre, qui était son propre cousin et à peu près du même âge que lui ; puis, les mettant dans un chariot, il les emmena, les égorgea et les fit disparaître tous les deux. Ce crime accompli, il ne s’aperçut pas qu’il était devenu le plus malheureux des hommes et il n’éprouva aucun remords. Peu de temps après, il s’en prit à son frère, le fils légitime de Perdiccas, un enfant d’environ sept ans, à qui le pouvoir appartenait de droit. Au lieu de consentir à se rendre heureux en l’élevant comme il le devait et en lui rendant le pouvoir, il le jeta dans un puits, le noya puis dit à sa mère Cléopâtre qu’en poursuivant une oie il était tombé dans le puits et qu’il y était mort. Aussi, maintenant qu’il est l’homme le plus criminel de Macé­doine, il est le plus malheureux de tous les Macédoniens, loin qu’il en soit le plus heureux, et peut être y a t il plus d’un Athénien, à commencer par toi, qui préférerait la condition de n’importe quel autre Macédonien à celle d’Archélaos.

SOCRATE


XXVII. — Dès le commencement de cet entretien, 471d-472c Polos, je t’ai fait compliment en te voyant bien dressé à la rhétorique, mais je t’ai dit que tu avais négligé le dialogue. Et maintenant est ce là ce fameux raisonne­ment par lequel un enfant même me réfuterait et suis je à présent convaincu par toi et par ton raisonnement que j’ai tort de soutenir que l’homme injuste n’est pas heureux ? Comment serais je convaincu, mon bon, puisque je ne suis d’accord avec toi sur aucune de tes assertions ?

POLOS


C’est que tu y mets de la mauvaise volonté, car au fond tu penses comme moi.

SOCRATE


Bienheureux Polos, tu essayes de me réfuter avec des preuves d’avocat, comme on prétend le faire dans les tribunaux. Là, en effet, les avocats croient réfuter leur adversaire quand ils produisent à l’appui de leur thèse des témoins nombreux et considérables et que leur adver­saire n’en produit qu’un seul ou pas du tout. Mais cette manière de réfuter est sans valeur pour découvrir la vérité, car on peut avoir contre soi les fausses dépositions de témoins nombreux et réputés pour sérieux. Et dans le cas présent, sur ce que tu dis, presque tous les Athé­niens et les étrangers seront du même avis que toi, si tu veux produire des témoins pour attester que je ne dis pas la vérité. Tu feras déposer en ta faveur, si tu le désires, Nicias, fils de Nicératos, et avec lui ses frères, dont on voit les trépieds placés à la file dans le sanctuaire de Dionysos 1 ; tu feras déposer, si tu veux, Aristocratès 2, fils de Skellios, de qui vient cette belle offrande qu’on voit à Pythô, et, si tu veux encore, la maison entière de Périclès, ou telle autre famille d’Athènes qu’il te plaira de choisir.

Mais moi, quoique seul, je ne me rends pas ; car tu ne me convaincs pas ; tu ne fais que produire contre moi une foule de faux témoins pour me déposséder de mon bien et de la vérité. Moi, au contraire, si je ne te produis pas toi-même, et toi seul, comme témoin, et si je ne te fais pas tomber d’accord de ce que j’avance, j’estime que je n’ai rien fait qui vaille pour résoudre la question qui nous occupe, et que tu n’as rien fait non plus, si je ne témoigne pas moi-même, et moi seul, en ta faveur et si tu ne renvoies pas tous ces autres témoins. Il y a donc une manière de réfuter, telle que tu la conçois, toi et bien d’autres ; mais il y en a une autre, telle que je la conçois de mon côté. Comparons les donc et voyons si elles diffèrent entre elles. Car les objets dont nous contestons ne sont pas de petite conséquence et l’on peut dire qu’il n’y en a point qu’il soit plus beau de connaître et plus honteux d’ignorer, puisqu’en somme il s’agit de savoir ou d’ignorer qui est heureux et qui ne l’est pas. Ainsi tout d’abord 472c-473a sur le point qui nous occupe, tu es d’avis qu’on peut être heureux quand on fait le mal et qu’on est injuste, puisque tu crois qu’Archélaos est heureux en dépit de ses crimes. Ne devons nous pas croire que telle est ta manière de voir ?


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