PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 98
lionceaux, pour les asservir par des enchantements et des prestiges, en leur
disant qu’il faut respecter l’égalité et que c’est en cela que consistent le beau
et le juste. Mais qu’il paraisse un homme d’une nature assez forte pour
secouer et briser ces entraves et s’en échapper, je suis sûr que, foulant aux
pieds nos écrits, nos prestiges, nos incantations et toutes les lois contraires à la
nature, il se révoltera, et que nous verrons apparaître notre maître dans cet
homme qui était
notre esclave ; et alors le droit de la nature brillera dans tout
son éclat.
Il me semble que Pindare met en lumière ce que j’avance dans l’ode où il dit :
484b-485c
La loi, reine du monde, des mortels et des immortels
1
.
Cette loi, ajoute-t-il,
justifiant les actes les plus violents, mène tout
de sa main toute-puissante. J’en juge par les actions d’Héraclès,
puisque, sans les avoir achetés...
Voici à peu près son idée, car je ne sais pas l’ode par cœur ; mais le sens est
que, sans avoir acheté ni reçu en présent les bœufs de Géryon, Héraclès les
emmena, estimant que le droit naturel était pour lui et que les bœufs et tous les
biens des faibles et des petits appartiennent au meilleur et au plus fort.
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XL. — Voilà la vérité, tu le reconnaîtras, si, laissant de côté la philosophie,
tu passes à des occupations plus importantes. La philosophie, Socrate, est
certainement
pleine de charme, lorsqu’on s’y adonne modérément dans la
jeunesse ; mais si l’on s’y attarde plus qu’il ne faut, c’est la ruine qui vous
attend. Car, si bien doué qu’on soit, quand on continue à philosopher jusqu’à
un âge avancé, on reste nécessairement neuf dans tout ce qu’il faut savoir, si
l’on veut être un honnête homme et se faire une réputation. Et en effet on
n’entend rien aux lois de l’État et au langage qu’il faut tenir pour traiter avec
les hommes dans les rapports privés et publics ; on n’a aucune expérience des
plaisirs et des passions, en un mot, des caractères des hommes. Aussi
lorsqu’on se mêle de quelque affaire privée
ou publique, on prête à rire, de
même que les hommes politiques, j’imagine, lorsqu’ils se mêlent à vos
entretiens et à vos disputes, se couvrent eux aussi de ridicule.
Il arrive alors, comme dit Euripide que :
«
Chacun brille et se porte à l’art où il se surpasse lui-même et il y
consacre la meilleure partie du jour
2
»
Mais celui où l’on est médiocre, on l’évite et on le critique, tandis qu’on vante
l’autre, par amour-propre, croyant par là se louer soi-même. Mais, à mon avis,
1
Pindare, fr. 169
(Bergk).
2
Vers tirés de l’
Antiope d’Euripide, pièce dont il ne nous reste que des fragments.
Les deux
jumeaux, Zéthos et Amphion, fils de Zeus et d’Antiope, avaient embrassé des carrières
différentes : Zéthos s’adonnait à la chasse et à l’élevage, Amphion à la musique. Une scène
particulièrement célèbre dans l’antiquité mettait aux prises les deux frères, chacun vantant son
genre de vie et pressant l’autre de changer de carrière. C’est à cette scène que sont empruntées
les citations suivantes mêlées aux exhortations de Calliclès.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 99
le mieux est de prendre connaissance des deux. Il est beau d’étudier la
philosophie dans la mesure où elle sert à l’instruction et il n’y a pas de honte
pour un jeune garçon à philosopher ; mais, lorsqu’on continue à philosopher
dans un âge avancé, la chose devient ridicule, Socrate, et,
pour ma part,
j’éprouve à l’égard de ceux qui cultivent la philosophie un sentiment très
voisin de celui que m’inspirent les gens qui balbutient et font les enfants.
Quand je vois un petit enfant, à qui cela convient encore, balbutier et jouer,
cela m’amuse et me paraît charmant, digne d’un homme libre et séant à cet
âge, tandis que, si j’entends un bambin causer avec netteté, cela me paraît
choquant, me blesse l’oreille et j’y vois quelque chose de servile. Mais si c’est
un homme fait qu’on entend ainsi balbutier et qu’on voit jouer, cela semble
ridicule, indigne d’un homme, et mérite le fouet.
485c-486c
C’est juste le même sentiment que j’éprouve à l’égard de ceux qui
s’adonnent à la philosophie. J’aime la
philosophie chez un adolescent, cela me
paraît séant et dénote à mes yeux un homme libre. Celui qui la néglige me
paraît au contraire avoir une âme basse, qui ne se croira jamais capable d’une
action belle et généreuse. Mais quand je vois un homme déjà vieux qui
philosophe encore et ne renonce pas à cette étude, je tiens, Socrate, qu’il
mérite le fouet. Comme je le disais tout à l’heure, un tel homme, si
parfaitement doué qu’il soit, se condamne à n’être plus un homme, en fuyant
le cœur de la cité et les assemblées où, comme dit le poète
1
, les hommes se
distinguent, et passant toute sa vie dans la retraite à chuchoter dans un coin
avec
trois ou quatre jeunes garçons, sans que jamais il sorte de sa bouche
aucun discours libre, grand et généreux.
XLI. — Pour moi, Socrate, je suis fort bien disposé pour toi, et il me semble
que ta présence éveille en moi les mêmes sentiments que Zéthos éprouvait à
l’égard d’Amphion, chez Euripide, que je viens justement de citer. J’ai envie
de te donner des conseils pareils à ceux que Zéthos adressait à son frère et de
te dire que tu négliges, Socrate, ce qui devrait t’occuper, « que tu déformes
ton naturel si généreux par un déguisement puéril, que, dans les délibérations
relatives à la justice, tu ne saurais apporter une juste parole,
ni saisir le vrai-
semblable et le persuasif, ni donner un conseil généreux ». Et cependant, mon
cher Socrate, — ne te fâche pas contre moi : c’est l’amitié que j’ai pour toi qui
me fait parler —, ne te paraît-il pas honteux d’être dans l’état où je te vois, toi
et tous ceux qui poussent toujours plus loin leur étude de la philosophie ? En
ce moment même, si l’on t’arrêtait, toi ou tout autre de tes pareils, et si l’on te
traînait en prison, en t’accusant d’un crime que tu n’aurais pas commis, tu sais
bien que tu serais fort embarrassé
de ta personne, que tu perdrais la tête et
resterais bouche bée sans savoir que dire, et que, lorsque tu serais monté au
tribunal, quelque vil et méprisable que fût ton accusateur, tu serais mis à mort,
s’il lui plaisait de réclamer cette peine. Or qu’y a-t-il de sage, Socrate, dans un
art qui « prenant un homme bien doué le rend pire », impuissant à se défendre
1
Homère, Iliade, IX, 441
.