PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 113
Tu es absurde, Socrate ; on te prendrait pour un véritable orateur populaire.
SOCRATE
C’est ainsi, Calliclès, que j’ai déconcerté et intimidé Polos et Gorgias ; mais
toi, il n’y a pas de danger que tu te déconcertes et sois intimidé, car tu es un
brave. Réponds seulement.
CALLICLÈS
Je réponds donc qu’on peut, en se grattant, vivre agréablement.
SOCRATE
Donc heureusement, si on vit agréablement.
CALLICLÈS
Certainement.
SOCRATE
Les démangeaisons ne sont-elles agréables que sur la tête, ou dois-je pousser
plus loin mon interrogation ? Vois,
494e-495c
Calliclès, ce que tu aurais à
répondre, si l’on t’interrogeait sur tout ce qui se rattache successivement à ce
plaisir, et, pour ne citer que le cas le plus caractéristique, la vie d’un prostitué
n’est-elle pas affreuse, honteuse et misérable ? Oseras-tu dire que de pareilles
gens sont heureux, s’ils ont en abondance ce qu’ils désirent ?
CALLICLÈS
Tu n’as pas honte, Socrate, d’amener la conversation sur de pareils sujets ?
SOCRATE
Est-ce donc moi qui l’y amène, mon brave, ou celui qui déclare ainsi sans plus
de façon que le plaisir, quel qu’il soit, constitue le bonheur, et qui parmi les
plaisirs, ne sépare pas les bons des mauvais ? Mais encore une fois dis-moi si
tu maintiens que l’agréable et le bon sont la même chose, ou si tu admets qu’il
y a des choses agréables qui ne sont pas bonnes.
CALLICLÈS
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 114
Pour ne pas être en contradiction avec ce que j’ai dit, en avouant qu’ils sont
différents, je réponds qu’ils sont identiques.
SOCRATE
Tu gâtes ce que tu as dit précédemment, Calliclès, et tu n’as plus qualité pour
rechercher avec moi la vérité, si tu dois parler contre ta pensée.
CALLICLÈS
Tu en fais autant toi-même, Socrate.
SOCRATE
Si je le fais, j’ai tort, ainsi que toi. Mais réfléchis, bienheureux Calliclès :
peut-être le bien ne consiste pas dans le plaisir, quel qu’il soit ; car, s’il en est
ainsi, il est évident que nous aboutissons à ces honteuses conséquences aux-
quelles je faisais allusion tout à l’heure et à beaucoup d’autres encore.
CALLICLÈS
Oui, à ce que tu crois du moins, Socrate.
SOCRATE
Mais toi, Calliclès, maintiens-tu réellement ton affirmation ?
CALLICLÈS
Oui.
SOCRATE
@
L. — Alors, il faut la prendre au sérieux et la discuter ?
CALLICLÈS
495c-495e
Bien certainement.
SOCRATE
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 115
Eh bien, allons, puisque telle est ton opinion, explique-moi ceci. Y a-t-il
quelque chose que tu appelles la science ?
CALLICLÈS
Oui.
SOCRATE
N’as-tu pas dit tout à l’heure qu’une sorte de courage allait avec la science ?
CALLICLÈS
Je l’ai dit en effet.
SOCRATE
N’y voyais-tu pas deux choses distinctes, le courage étant différent de la
science ?
CALLICLÈS
Si, certainement.
SOCRATE
Et le plaisir et la science, sont-ils identiques ou différents ?
CALLICLÈS
Différents, je pense, ô le plus sage des hommes.
SOCRATE
Penses-tu que le courage aussi est différent du plaisir ?
CALLICLÈS
Sans doute.
SOCRATE
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 116
Eh bien, maintenant, tâchons de nous souvenir que Calliclès d’Acharnes a
déclaré que l’agréable et le bon étaient la même chose, mais que la science et
le courage étaient différents l’un de l’autre et différents du bien.
CALLICLÈS
Mais Socrate d’Alopékè n’en convient pas avec nous, n’est-ce pas ?
SOCRATE
Non, il n’en convient pas, et Calliclès non plus n’en conviendra pas, quand il
se sera correctement examiné. Dis-moi en effet : ne crois-tu pas que le
bonheur et le malheur sont deux états opposés ?
CALLICLÈS
Si.
SOCRATE
Eh bien, s’ils sont opposés l’un à l’autre, ne sont-ils
495e-496b
pas forcément
dans le même rapport que la santé et la maladie ? Car on n’est pas, n’est-ce
pas, sain et malade tout à la fois, et on ne se débarrasse pas à la fois de la santé
et de la maladie.
CALLICLÈS
Que veux-tu dire ?
SOCRATE
Prends pour exemple la partie du corps qu’il te plaira et réfléchis. On peut
avoir une maladie des yeux qu’on appelle ophtalmie ?
CALLICLÈS
Sans contredit.
SOCRATE
On n’a pas, j’imagine, les yeux sains en même temps que malades.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 117
CALLICLÈS
C’est absolument impossible.
SOCRATE
Mais quoi ! Quand on se débarrasse de l’ophtalmie, se prive-t-on aussi de la
santé des yeux, et, à la fin, se trouve-t-on dépourvu de l’une et de l’autre ?
CALLICLÈS
Pas du tout.
SOCRATE
Ce serait en effet, j’imagine, un prodige, une chose qui choquerait la raison,
n’est-ce pas ?
CALLICLÈS
Certainement.
SOCRATE
C’est alternativement, je pense, qu’on prend et qu’on perd l’une et l’autre.
CALLICLÈS
Oui.
SOCRATE
N’en est-il pas de même de la force et de la faiblesse ?
CALLICLÈS
Si.
SOCRATE
Et de la vitesse et de la lenteur ?
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