De la grammatologie



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L « ESSAI SUR L ORIGINE DES LANGUES »

la parole du côté de la passion. Dans le passage que nous

citions à l'instant, il est clair qu'il s'agit de signes passionnels.

Cela sera plus loin confirmé lorsque l'écriture hiéroglyphique

sera définie une « langue passionnée ». Et pourtant, si « les

sons n'ont jamais plus d'énergie que quand ils font l'effet

des couleurs », ce n'est pas la couleur ou l'espace en eux

qui s'adresse à la passion. Rousseau renverse alors brusque-

ment l'ordre de la démonstration : seule la parole a pouvoir

d'exprimer ou d'exciter la passion.

« Mais lorsqu'il est question d'émouvoir le cœur et d'en-

flammer les passions, c'est tout autre chose. L'impression suc-

cessive du discours, qui frappe à coups redoublés, vous

donne bien une autre émotion que la présence de l'objet



même, où d'un coup d'oeil vous avez tout vu. Supposez une

situation de douleur parfaitement connue ; en voyant la per-

sonne affligée vous serez difficilement ému jusqu'à pleurer :

mais laissez-lui le temps de vous dire tout ce qu'elle sent, et

bientôt vous allez fondre en larmes. Ce n'est qu'ainsi que

les scènes de tragédie font leur effet *. La seule pantomime

sans discours vous laissera presque tranquille ; le discours

sans geste vous arrachera des pleurs. Les passions ont leur



gestes mais elles ont aussi leurs accents : et ces accents qui

nous font tressaillir, ces accents auxquels on ne peut dérober



son organe, pénètrent par lui jusqu'au fond du cœur, y

portent malgré nous les mouvements qui les arrachent, et

nous font sentir ce que nous entendons. Concluons que les



signes visibles rendent l'imitation plus exacte, mais que l'inté-

rêt s'excite mieux par les sons.

* J'ai dit ailleurs pourquoi les malheurs feints nous touchent



bien plus que les véritables. Tel sanglote à la tragédie, qui

n'eut de ses jours pitié d'aucun malheureux. L'invention du

théâtre est admirable pour enorgueillir notre amour-propre

de toutes les vertus que nous n'avons point. »

Dans cet enchaînement nous avons pu souligner deux lignes

maîtresses.

Tout d'abord le son nous touche, nous intéresse, nous pas-

sionne davantage parce qu'il nous pénètre. Il est l'élément de

l'intériorité parce que son essence, son énergie propre implique

que la réception en soit obligée. Comme nous le notions plus

haut, je peux fermer les yeux, je peux éviter d'être touché

par ce que je vois et qui se perçoit à distance. Mais ma passi-

vité et ma passion sont tout offertes aux « accents auxquels on

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DE LA GRAMMATOLOGIE

ne peut dérober son organe », qui « pénètrent par lui jusqu'au

fond du cœur, y portent malgré nous les mouvements qui les

arrachent ». La voix pénètre violemment en moi, elle est

la voie privilégiée pour l'effraction et l'intériorisation, dont la

réciprocité se produit dans le « s'entendre-parler », dans la

structure de la voix et de l'interlocution

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.

Cette violence oblige Rousseau à tempérer l'éloge de la

passion et à suspecter cette complicité de la voix et du cœur.

Mais une autre violence complique encore davantage ce schéma.

Dans la voix, la présence de l'objet disparaît déjà. La présence

à soi de la voix et du s'entendre-parler dérobe la chose même

que l'espace visible laissait être devant nous. La chose dispa-

raissant, la voix y substitue un signe sonore qui peut, à la

place de l'objet dérobé, pénétrer profondément en moi, s'y

loger « jusqu'au fond du cœur ». C'est la seule manière d'inté-

rioriser le phénomène : en le transformant en akoumène. Ce qui

suppose une synergie et une synesthésie originaires ; mais aussi

que le dérobement de la présence dans la forme de l'objet,

de l'être-devant-les-yeux ou sous-la-main, installe une sorte de

fiction, sinon de mensonge, à l'origine même de la parole. La

parole ne donne jamais la chose même, mais un simulacre

qui nous touche plus profondément que la vérité, nous

« frappe » plus efficacement. Autre ambiguïté dans l'appré-

ciation de la parole. Ce n'est pas la présence même de l'objet

qui nous émeut mais son signe phonique : « L'impression suc-

cessive du discours qui frappe-à coups redoublés, vous donne

bien une autre émotion que la présence de l'objet même...

J'ai dit ailleurs pourquoi les malheurs feints nous touchent

bien plus que les véritables... » Si le théâtre est condamné,

ce n'est donc pas parce qu'il est, comme son nom l'indique,

un lieu de spectacle : c'est parce qu'il donne à entendre.

Ainsi s'explique la nostalgie d'une société du besoin que

Rousseau disqualifie si durement ailleurs. Rêve d'une société

muette, d'une société avant l'origine des langues, c'est-à-dire,

en toute rigueur, avant la société.

« Ceci me fait penser que si nous n'avions jamais eu que

des besoins physiques, nous aurions fort bien pu ne parler

jamais, et nous entendre parfaitement par la seule langue du

geste. Nous aurions pu établir des sociétés peu différentes de

54. Cf. La voix et le phénomène.

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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »

ce qu'elles sont aujourd'hui, ou qui même auraient mieux

marché à leur but. Nous aurions pu instituer des lois, choisir

des chefs, inventer des arts, établir le commerce, et faire, en un

mot, presque autant de choses que nous en faisons par le

secours de la parole. La langue épistolaire des salams transmet,

sans crainte des jaloux, les secrets de la galanterie orientale à

travers les harems les mieux gardés. Les muets du Grand-

Seigneur s'entendent entre eux, et entendent tout ce qu'on leur

dit par signes, tout aussi bien qu'on peut le dire par le

discours. »

Au regard de cette société d'écriture muette, l'avènement de

la parole ressemble à une catastrophe, à une malchance impré-

visible. Rien ne la rendait nécessaire. A la fin de l'Essai, ce

schéma est exactement inversé.

Les choses se compliquent encore si l'on considère que la

langue des besoins est une langue naturelle et qu'il serait

alors difficile de trouver un critère sûr pour distinguer entre

cette société muette et la société animale. On s'aperçoit alors

que la seule différence entre ce que Rousseau voudrait consi-

dérer comme la fixité du langage animal et le progrès des

langues humaines ne tient à aucun organe, à aucun sens, n'est

à chercher ni dans l'ordre du visible ni dans l'ordre de l'audible.

C'est une fois de plus le pouvoir de substituer un organe à



l'autre, d'articuler l'espace et le temps, la vue et la voix, la

main et l'esprit, c'est cette faculté de supplémentarité qui est

la véritable « origine », — ou non-origine — des langues :

l'articulation en général, comme articulation de la nature et de

la convention, de la nature et de tous ses autres. C'est ce qu'il

faut souligner dès la fin du chapitre I :

« Il paraît encore par les mêmes observations que l'inven-

tion de l'art de communiquer nos idées dépend moins des

organes qui nous servent à cette communication, que d'une

faculté propre à l'homme, qui lui fait employer ses organes

à cet usage, et qui, si ceux-là lui manquaient, lui en ferait

employer d'autres à la même fin. Donnez à l'homme une

organisation tout aussi grossière qu'il vous plaira : sans doute

il acquerra moins d'idées ; mais pourvu seulement qu'il y

ait entre lui et ses semblables quelque moyen de communi-

cation par lequel l'un puisse agir et l'autre sentir, ils parvien-

dront à se communiquer enfin tout autant d'idées qu'ils en

auront. Les animaux ont pour cette communication une orga-

nisation plus que suffisante, et jamais aucun d'eux n'en a

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