De la grammatologie



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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »

par le geste : la première, ayant pour terme la longueur du

bras, ne peut se transmettre à distance : mais l'autre atteint

aussi loin que le rayon visuel. Ainsi restent seulement

la vue et l'ouïe pour organes passifs du langage entre des

hommes dispersés. » (Nous soulignons.)

L'analyse des « instruments » du langage est donc com-

mandée par la situation de dispersion pure qui caractérise l'état

de nature. Le langage n'a pu surgir qu'à partir de la disper-

sion. Les « causes naturelles » par lesquelles on l'explique

ne sont reconnues comme telles — naturelles — que dans la

mesure où elles s'accordent avec l'état de nature, lequel

est déterminé par la dispersion. Celle-ci devrait sans doute être

vaincue par le langage mais, par cette raison même, elle en

détermine la condition naturelle.

La condition naturelle : il est remarquable que la disper-

sion originelle à partir de laquelle a surgi !e langage continue

d'en marquer le milieu et l'essence. Que le langage doive tra-

verser l'espace, soit tenu de s'espacer, ce n'est pas là un trait

accidentel mais le sceau de son origine. En vérité, la dispersion

ne sera jamais un passé, une situation pré-linguistique dans

laquelle le Tangage aurait certes pris naissance mais pour rompre

avec elle. La dispersion originelle laisse sa marque dans le lan-

gage. Nous aurons à le vérifier : l'articulation qui semble

introduire la différence comme une institution a pour sol et

pour espace la dispersion naturelle : c'est-à-dire l'espace tout

court.

A ce point, le concept de nature devient encore plus énig-



matique et si l'on veut que Rousseau ne se contredise point,

il faut faire de grandes dépenses d'analyse et de sympathie.

Le naturel est d'abord valorisé puis disqualifié : l'originel

est aussi l'inférieur retenu dans le supérieur. La langue du

geste et la langue de la voix, la vue et l'ouïe sont « égale-

ment naturelles ». Toutefois l'une est plus naturelle que l'autre

et à ce titre elle est première et meilleure. C'est la langue du

geste, qui est « plus facile et dépend moins des conventions ».

Il peut certes y avoir des conventions de la langue des gestes.

Rousseau fait plus loin allusion à un code gestuel. Mais ce

code s'éloigne moins de la nature que la langue parlée. Pour cette

raison, Rousseau commence par l'éloge de la langue des gestes

alors que, plus loin, lorsqu'il voudra démontrer la supériorité

de la passion sur le besoin, il placera la parole au-dessus du

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DE LA GRAMMATOLOGIE

geste. Cette contradiction est seulement apparente. L'immédia-

teté naturelle est à la fois origine et fin mais au double sens de

chacun de ces mots : naissance et mort, esquisse inachevée

et perfection finie. Dès lors, toute valeur est déterminée selon

sa proximité par rapport à une nature absolue. Mais comme

ce concept est celui d'une structure polaire, la proximité est

un éloignement. Toutes les contradictions du discours sont



réglées, rendues nécessaires et pourtant résolues, par cette struc-

ture du concept de nature. Avant toute détermination d'une



loi naturelle, il y a, contraignant efficacement le discours, une

loi du concept de nature.

Une contradiction ainsi réglée apparaît de manière flagrante

lorsque, louant la langue du geste, Rousseau parle d'amour.

Plus loin, il dira de cette passion qu'elle est à l'origine de la

parole chantée ; ici, il fait du dessin son meilleur interprète.

S'adresser à la vue pour déclarer l'amour est plus naturel, plus

expressif, plus vif : à la fois plus immédiat et plus vivant, donc

plus énergique, plus actuel, plus libre. Réglant ainsi toute la

contradiction, la résumant en ses deux pôles, l'Essai commence

par un éloge et se conclut par une condamnation du signe

muet. Le premier chapitre exalte la langue sans voix, celle

du regard et du geste (que Rousseau distingue de notre ges-

ticulation) : « Ainsi l'on parle aux yeux bien mieux qu'aux

oreilles. » Le dernier chapitre désigne, à l'autre pôle de l'his-

toire, l'ultime asservissement d'une société organisée par la cir-

culation de signes silencieux : « Les sociétés ont pris leur

dernière forme : on n'y change plus rien qu'avec du canon

et des écus ; et comme on n'a plus rien à dire au peuple,

sinon, donnez de l'argent, on le dit avec des placards au coin

des rues, ou des soldats dans les maisons. »

Le signe muet est signe de liberté lorsqu'il exprime dans l'im-

médiateté ; alors ce qu'il exprime et celui qu'il s'exprime à travers

lui sont proprement présents. Il n'y a ni détour ni anonymat.

Le signe muet signifie l'esclavage lorsque la médiateté re-pré-

sentative a envahi tout le système de la signification : alors à

travers la circulation et les renvois infinis, de signe en signe

et de représentant en représentant, le propre de la présence

n'a plus lieu : personne n'est là pour personne, pas même pour

soi ; on ne peut plus disposer du sens, on ne peut plus l'arrêter,

il est emporté dans un mouvement sans fin de signification.

Le système du signe n'a pas de dehors. Comme la parole a

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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »

ouvert cet abîme de la signification, qui risque toujours de

la perdre elle-même, il est tentant de revenir à un moment

archéologique, à un premier instant du signe sans parole,

lorsque la passion, au-delà du besoin mais avant l'articulation

et la différence, s'exprime par une voie inouïe : un signe



immédiat :

« Quoique la langue du geste et celle de la voix soient

également naturelles, toutefois la première est plus facile

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et dépend moins des conventions : car plus d'objets frappent

nos yeux que nos oreilles, et les figures ont plus de variété que

les sons ; elles sont aussi plus expressives et disent plus en

moins de temps. L'amour, dit-on, fut l'inventeur du dessin ; il

put aussi inventer la parole, mais moins heureusement. Peu

content d'elle, il la dédaigne : il a des manières plus vives

de s'exprimer. Que celle qui traçait avec tant de plaisir

l'ombre de son amant lui disait de choses ! Quels sons eût-

elle employés pour rendre ce mouvement de baguette ? »

Le mouvement de cette baguette qui trace avec tant de plai-

sir ne tombe pas hors du corps. A la différence du signe parlé

ou écrit, il ne se coupe pas du corps désirant de celui qui

trace ou de l'image immédiatement perçue de l'autre. Sans

doute est-ce encore une image qui se dessine au bout de la

baguette ; mais une image qui elle-même ne s'est pas tout à

fait séparée de ce qu'elle représente ; le dessiné du dessin est

presque présent, en personne, dans son ombre. La distance de

l'ombre ou de la baguette n'est presque rien. Celle qui trace,

tenant, maintenant, la baguette, est tout près de toucher ce qui

est tout près d'être l'autre lui-même, à une infime différence

près ; cette petite différence — la visibilité, l'espacement, la

49. En ses éléments du moins, cette argumentation n'est pas

propre à Rousseau. Elle doit en particulier beaucoup à la seconde

partie de l'Essai sur l'origine des connaissances humaines de Condil-

lac (Section première sur l'origine et les progrès du langage).

A travers Condillac, nous sommes aussi renvoyés à Warburton



{op. cit.) Probablement aussi aux Réflexions critiques sur la poésie et

la peinture de l'abbé Du Bos (1719) (notamment au chapitre XXXV

sur l'origine des langues), et à la Rhétorique du père Lamy qui

est d'ailleurs citée dans l'Essai. Sur ces problèmes, nous renvoyons

à l'édition du second Discours dans la « Pléiade » par J. Starobinski

(notamment à la note 1 de la p. 151) et aux belles analyses qu'il

consacre au thème du signe dans La transparence et l'obstacle

(p. 169 sq).

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