DE LA GRAMMATOLOGIE
suffit à Dieu pour émouvoir le monde. L'action divine se
conforme au modèle du signe le plus éloquent, tel qu'il obsède
par exemple les Confessions et l'Essai. Dans l'un et dans l'autre
texte, l'exemple du signe muet est le « simple mouvement de
doigt » le « petit signe du doigt
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», un « mouvement de
baguette ».
Le doigt ou la baguette sont ici des métaphores. Non qu'elles
désignent autre chose. Il s'agit de Dieu. Dieu n'a pas de main,
il n'a besoin d'aucun organe. La différenciation organique est le
propre et le mal de l'homme. Ici le mouvement silencieux ne
remplace même pas une élocution. Dieu n'a pas besoin de
bouche pour parler, ni d'articuler des voix. Le Fragment sur
les climats est ici plus aigu que l'Essai :
« Si l'écliptique se fût confondu avec l'équateur, peut-
être n'y eût-il jamais eu d'émigration de peuple, et chacun,
faute de pouvoir supporter un autre climat que celui où il
était né, n'en serait jamais sorti. Incliner du doigt l'axe du
monde ou dire à l'homme : Couvre la terne et sois sociable,
ce fut la même chose pour Celui qui n'a besoin ni de
main pour agir ni de voix pour parler » (p. 531).
Il s'agit certainement de Dieu car la généalogie du mal est
en même temps une théodicée. L'origine catastrophique des
sociétés et des langues a en même temps permis d'actualiser
les facultés virtuelles qui dormaient en l'homme. Seule une cause
fortuite pouvait faire passer à l'acte des puissances naturelles
qui ne comportaient en elles-mêmes aucune motivation suffi-
sante pour s'éveiller à leur propre finalité. La téléologie est en
quelque sorte externe, c'est ce que signifie la forme catastro-
phique de l'archéologie. Si bien qu'entre ce doigt donnant le
mouvement à partir de rien et cette auto-affection de l'ima-
gination qui, nous l'avons vu, s'éveille elle-même à partir de
rien et donne ensuite l'éveil à toutes les autres virtualités, l'affi-
nité est essentielle. L'imagination est dans la nature et pourtant
rien dans la nature ne peut expliquer son éveil. Le supplément
à la nature est dans la nature comme son jeu. Qui dira
jamais si le manque dans la nature est dans la nature, si
la catastrophe par laquelle la nature s'écarte d'elle-même est
encore naturelle ? Une catastrophe naturelle se conforme aux
lois pour bouleverser la loi.
61. Cf. J. Starobinski, La transparence et l'obstacle, pp. 190-191.
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L' « ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES »
Qu'il y ait quelque chose de catastrophique dans le mouve-
ment qui fait sortir de l'état de nature et dans l'éveil de l'imagina-
tion qui actualise les facultés naturelles — et essentiellement la
perfectibilité — c'est une proposition de l'Essai dont on trouve
le logement ou le dessin philosophique à la fin de la première
partie du Discours :
« Après avoir prouvé que l'Inégalité est à peine sensible
dans l'état de Nature, et que son influence y est presque
nulle, il me reste à montrer son origine et ses progrès dans
les développements successifs de l'Esprit humain. Après avoir
montré que la perfectibilité, les vertus sociales, et les autres
facultés que l'homme Naturel avait reçues en puissance, ne
pouvaient jamais se développer d'elles-mêmes, qu'elles avaient
besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes
étrangères, qui pouvaient ne jamais naître, et sans lesquelles
il fût demeuré éternellement dans sa condition primitive ; il me
reste à considérer et à rapprocher les différents hasards qui ont
pu perfectionner la raison humaine, en détériorant l'espèce,
rendre un être méchant en le rendant sociable, et d'un terme
si éloigné, amener enfin l'homme et le monde au point
où nous le voyons » (p. 162).
Ce que nous appelons ici téléologie externe permet de fixer
une sorte de discours de la méthode : la question d'origine
n'est ni événementielle ni structurelle ; elle échappe à l'alterna-
tive simple du fait et du droit, de l'histoire et de l'essence. Le
passage d'une structure à l'autre — par exemple de l'état de
nature à l'état de société — ne peut être expliqué par aucune
analyse structurelle : un factum extérieur, irrationnel, catastro-
phique doit faire irruption. Le hasard ne fait pas partie du
système. Et quand l'histoire est incapable de déterminer ce fait
ou les faits de cet ordre, la philosophie doit, par une sorte
d'invention libre et mythique, produire des hypothèses factuelles
jouant le même rôle, expliquant le surgissement d'une nouvelle
structure. Il serait donc abusif de réserver les faits à l'histoire
et le droit ou la structure à la philosophie. Le simplisme de cette
dichotomie est intolérable à une forme de question d'origine qui
requiert l'intervention de « causes très légères » dont la « puis-
sance » est « surprenante ».
« Ceci me dispensera d'étendre mes réflexions sur la
manière dont le laps de temps compense le peu de vraisem-
blance des événements ; sur la puissance surprenante des
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DE LA GRAMMATOLOGIE
causes très légères, lorsqu'elles agissent sans relâche ; sur
l'impossibilité où l'on est d'un côté de détruire certaines hypo-
thèses, si de l'autre on se trouve hors d'état de leur donner
le degré de certitude des faits ; sur ce que deux faits étant
donnés comme réels à lier par une suite de faits intermédiaires,
inconnus ou regardés comme tels, c'est à l'histoire, quand on
l'a, de donner les faits qui les lient ; c'est à la Philosophie à
son défaut, de déterminer les faits semblables qui peuvent les
lier ; Enfin sur ce qu'en matière d'événements la similitude
réduit les faits à un beaucoup plus petit nombre de classes
différentes qu'on ne se l'imagine. Il me suffit d'offrir ces
objets à la considération de mes Juges : il me suffit d'avoir
fait en sorte que les Lecteurs vulgaires n'eussent pas besoin
de les considérer » (pp. 162-163).
Le passage de l'état de nature à l'état de langage et de société,
l'avènement de la supplémentarité, se tient donc hors de prise
pour la simple alternative de la genèse et de la structure, du
fait et du droit, de la raison historique et de la raison philoso-
phique. Rousseau explique le supplément à partir d'une négati-
vité parfaitement extérieure au système qu'elle vient bouleverser,
y intervenant donc à la manière d'un factum imprévisible, d'une
force nulle et infinie, d'une catastrophe naturelle qui n'est ni
dans la nature ni hors de la nature et reste non-rationnelle
comme doit l'être l'origine de la raison (et non simplement irra-
tionnelle comme une opacité dans le système de la rationalité).
Le graphique de la supplémentarité est irréductible à la logique,
et d'abord parce qu'il la comprend comme un de ses cas et
peut seul en produire l'origine. C'est pourquoi la catastrophe
de la supplémentarité, comme celle qui procura à Jean-Jacques
le « dangereux supplément » et le c funeste avantage » est
bien — c'était, on s'en souvient, le mot des Confessions —
« inconcevable à la raison ». La possibilité de la raison, du
langage, de la société, la possibilité supplémentaire est inconce-
vable à la raison. La révolution qui lui donna naissance ne
peut être comprise selon les schèmes de la nécessité rationnelle.
Le second Discours parle de « funeste hasard » ; Rousseau est
en train d'évoquer la société naissante — barbare — entre
l'état de nature et l'état social. C'est le moment du « prin-
temps perpétuel » de l'Essai, l' « époque la plus heureuse et la
plus durable » selon le Discours :
« Plus on y réfléchit, plus on trouve que cet état était le
moins sujet aux révolutions, le meilleur à l'homme, et qu'il
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