DE LA GRAMMATOLOGIE
poétique, c'est qu'elle n'est pas chantée mais agie. Selon War-
burton, on passe par une transition continue du langage d'ac-
tion au langage de parole. Ce sera aussi la thèse de Condillac.
Rousseau est donc le seul à marquer une rupture absolue entre
la langue d'action ou langue du besoin et la parole ou langue
de la passion. Sans le critiquer directement sur ce point, il
s'oppose de la sorte à Condillac. Pour celui-ci, « la parole, en
succédant au langage d'action, en conserva le caractère. Cette
nouvelle manière de communiquer nos pensées ne pouvait être
imaginée que sur le modèle de la première. Ainsi, pour tenir
la place des mouvements violents du corps, la voix s'éleva et
s'abaissa par des intervalles fort sensibles » (II, I, 11, § 13).
Cette analogie et cette continuité sont incompatibles avec les
thèses de Rousseau quant à la formation des langues et quant
aux différences locales. Et pour Condillac et pour Rousseau
le nord incite sans doute à la précision, à l'exactitude et à
la rationalité. Mais pour des raisons inverses : l'éloignement
de l'origine accroît l'influence du langage d'action pour Rous-
seau, il la réduit pour Condillac, puisque tout commence selon
lui par le langage d'action continué dans la parole : « La préci-
sion du style fut connue beaucoup plus tôt chez les peuples du
nord. Par un effet de leur tempérament froid et flegmatique,
ils abandonnèrent plus facilement tout ce qui se ressentait du
langage d'action. Ailleurs, les influences de cette manière de
communiquer ses pensées se conservèrent longtemps. Aujour-
d'hui même, dans les parties méridionales de l'Asie, le pléo-
nasme est regardé comme une élégance du discours. § 67. Le
style, dans son origine, a été poétique... » (p. 149).
La position de Condillac est plus difficile à tenir. Elle doit
concilier l'origine poétique (Rousseau) et l'origine pratique
muniquer leurs idées abstraites. » (Essai sur les hiéroglyphes, T. I,
pp. 85-86.) « Telle est l'origine véritable de l'expression figurée, et
elle ne vient point, comme on le suppose ordinairement, du feu d'une
imagination poétique. Le style des Barbares de l'Amérique, quoiqu'ils
soient d'une complexion très froide et très flegmatique, le démontre
encore aujourd'hui... Leur phlegme a bien pu rendre leur style concis,
mais il n'a pu en retrancher les figures. Ainsi l'union de ces carac-
tères différents montre clairement que la métaphore est due à
la nécessité et non au choix... La conduite de l'homme, comme nous
voyons, a toujours été, soit dans le discours et dans l'écriture, soit
dans le vêtement et le logement, de changer ses besoins et ses
nécessités en parade et en ornement » (pp. 195-197).
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DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE
(Warburton). Sur la trame de ces difficultés et de ces diffé-
rences, l'intention de Rousseau se précise. L'histoire va vers
le nord en s'éloignant de l'origine. Mais alors que pour
Condillac, cet éloignement suit une ligne simple, droite et
continue, elle reconduit pour lui en-deçà de l'origine, vers le
non-métaphorique, la langue des besoins et le langage d'ac-
tion.
Malgré tous les emprunts, toutes les convergences, le sys-
tème de l'Essai reste donc original. En dépit de toutes les dif-
ficultés, la césure y est maintenue entre le geste et la parole,
le besoin et la passion :
« Il est donc à croire que les besoins dictèrent les premiers
gestes, et que les passions arrachèrent les premières voix.
En suivant avec ces distinctions la trace des faits, peut-être
faudrait-il raisonner sur l'origine des langues tout autrement
qu'on n'a fait jusqu'ici. Le génie des langues orientales, les
plus anciennes qui nous soient connues, dément absolument
la marche didactique qu'on imagine dans leur composition.
Ces langues n'ont rien de méthodique et de raisonné ; elles
sont vives et figurées. On nous fait du langage des premiers
hommes des langues de géomètres, et nous voyons que ce
furent des langues de poètes. »
La distinction entre le besoin et la passion ne se justifie
en dernière instance que par le concept de « pure nature ».
La nécessité fonctionnelle de ce concept-limite et de cette fic-
tion juridique apparaît aussi de ce point de vue. Car le prédicat
essentiel de l'état de pure nature est la dispersion ; et la culture
est toujours l'effet du rapprochement, de la proximité, de la
présence propre. Or le besoin, qu'il se manifeste en jait avant
ou après la passion, maintient, prolonge ou répète la disper-
sion originelle. Il est, en tant que tel, et dans la mesure où il
ne naît pas d'une passion antérieure qui le modifie, pure force
de dispersion.
« Cela dût être. On ne commença pas par raisonner, mais
par sentir. On prétend que les hommes inventèrent la parole
pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paraît insou-
tenable. L'effet naturel des premiers besoins fut d'écarter
les hommes et non de les rapprocher. Il le fallait ainsi pour
que l'espèce vînt à s'étendre, et que la terre se peuplât
promptement ; sans quoi le genre humain se fût entassé dans
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DE LA GRAMMATOLOGIE
un coin du monde, et tout le reste fût demeuré désert. »
Si « tout ceci n'est pas /rai sans distinction », c'est que le
besoin, structurellement antérieur à la passion, peut toujours
en fait lui succéder. Mais s'agit-il seulement d'un fait, d'une
éventualité empirique ? Si le principe de dispersion reste à
l'œuvre, est-ce un accident ou un résidu ? En vérité le besoin
est nécessaire pour expliquer la veille de la société, ce qui
précède sa constitution, mais il est indispensable pour rendre
compte de l'extension de la société. Sans besoin, la force de
présence et d'attraction jouerait librement, la constitution serait
une concentration absolue. On comprendrait comment la société
résiste à la dispersion, on ne s'expliquerait plus qu'elle se dis-
tribue et se différencie dans l'espace. L'extension de la société,
qui peut en effet aboutir à la dislocation du « peuple assemblé »,
n'en contribue pas moins à l'organisation, à la différenciation
et à la division organiques du corps social. Dans le Contrat
social, les dimensions idéales de la cité, qui ne doit être ni
trop petite ni trop grande, requièrent une certaine extension
et une certaine distance entre les citoyens. La dispersion, comme
loi de l'espacement, est donc à la fois la pure nature, le prin-
cipe de vie et le principe de mort de la société. Aussi, bien
que l'origine métaphorique du langage s'analyse comme la
transcendance du besoin par la passion, le principe de disper-
sion n'y est pas étranger.
Rousseau ne peut en effet, comme le font Warburton et
Condillac, alléguer la continuité du langage de sons et du lan-
gage d'action qui nous retenait dans des « conceptions gros-
sières ». Il doit tout expliquer par la structure de la passion
et de l'affectivité. Il se tire laborieusement d'embarras dans
un raccourci très dense et très complexe sous son apparence.
Quel est son point de départ dans ce second paragraphe du
troisième chapitre ?
Non pas la difficulté de rendre compte de la métaphore
par la passion ; la chose à ses yeux va de soi. Mais la diffi-
culté de faire accepter l'idée en effet surprenante d'un langage
primitivement figuré. Car le bon sens et la bonne rhétorique,
qui s'accordent à considérer la métaphore comme un déplace-
ment de style, ne requièrent-ils pas que l'on procède du sens
propre pour constituer et pour définir la figure ? Celle-ci n'est-
elle pas un transfert du sens propre ? un transport ? N'est-ce
pas ainsi que la définissaient les théoriciens de la rhétorique
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