DE LA GRAMMATOLOGIE
ayant leurs lois propres, seule l'écriture ne puise en elle-
même aucun secours, ne loge pas en elle-même, est à la fois
jeu et désespoir. » (Kafka, Journal, 6 décembre 1921.)
« Que le premier langage dut être figuré » : bien que cette
proposition ne soit pas propre à Rousseau, bien qu'il ait pu
la rencontrer chez Vico
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, bien qu'il l'ait non seulement mais
sûrement lue chez Condillac qui l'avait non seulement mais
sûrement prise à Warburton, il nous faut souligner ici l'ori-
ginalité de l'Essai.
« Je suis le premier, peut-être qui ait vu sa portée » dit
Rousseau de Condillac, rappelant leurs « tête-à-tête en pic-
nic » au moment où celui-ci « travaillait à l'Essai sur l'origine
2. Vico dit avoir compris l'origine des langues au moment où
après bien des difficultés, il lui est apparu que les premières nations
« avaient été des nations de poètes ; dans ces mêmes principes,
nous reconnûmes alors la véritable origine des langues » (Scienza
nuova, 1, p. 174). La distinction de trois langues correspondrait,
mutatis mutandis, au schéma de Rousseau ; la seconde langue, qui
marque l'apparition et de la parole et de la métaphore serait le
moment de l'origine proprement dite, lorsque le chant poétique ne
s'est pas encore brisé dans l'articulation et la convention. On com-
parera : « Trois espèces de langues furent successivement parlées :
a) la première, au temps de la vie familiale : les hommes, groupés
seulement en famille, étaient depuis peu revenus à l'humanité. Cette
première langue fut une langue muette, au moyen de signes et par
le choix de certaines positions du corps pouvant présenter des
rapports avec les idées qu'elles veulent signifier ; b) la seconde,
composée d'emblèmes héroïques : ce fut une langue basée sur des
ressemblances, langue symbolique formée de comparaisons, d'images
très vives, de métaphores, de descriptions naturelles ; ces images
sont le corps principal de cette langue héroïque, qui fut parlée
alors que régnaient les héros ; c) la troisième fut la langue humaine
composée de vocables établis par les peuples, de mots dont ils
peuvent fixer le sens à leur gré. » (3, 1, p. 32). Ailleurs : « Cette
première langue ne fut point fondée sur la nature même des
choses ; ce fut une langue toute en images, en images divines
pour la plupart, qui transformait en êtres animés les choses ina-
nimées » (3, 1, p. 163). « Or si nous cherchons le principe d'une
telle origine des langues et des lettres, nous le rencontrons dans
ce fait : les premiers peuples des nations païennes, par une nécessité
qui tenait à leur nature, furent des poètes ; ils s'exprimèrent au
moyen de caractères poétiques. Cette découverte est la clé maî-
tresse de notre Science nouvelle ; elle nous a coûté de longues
recherches qui ont rempli toute notre vie de lettré. » (3, Idea del
l'Opéra, I, pp. 28-29). « Les hommes se libèrent de leurs grandes
passions en chantant... ils ne durent de devenir capables de former,
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DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE
des connaissances humaines »
(Confessions, p. 347). Rousseau
est plus proche de Condillac que de Warburton. L'Essai sur les
hiéroglyphes est certes commandé par le thème d'un langage
originairement figuré et il a inspiré, entre autres articles de
l'Encyclopédie, celui sur la métaphore, l'un des plus riches.
Mais à la différence de Vico, de Condillac
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et de Rousseau,
Warburton pense que la métaphore originaire « ne vient point,
comme on le suppose ordinairement, du feu d'une imagination
poétique ». « La métap
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. » Si la première métaphore n'est pas
en chantant, les premières langues qu'à l'aiguillon de très violentes
passions. » (3, 1, p. 95, trad. Chaix-Ruy). « Nous croyons avoir
victorieusement réfuté l'erreur commune des grammairiens qui pré-
tendent que la prose précéda les vers, et après avoir montré dans
l'origine de la poésie, telle que nous l'avons découverte,
l'origine
des langues et celle
des lettres. » (Livre II,
De la sagesse poétique,
chap. V, § 5, trad. Michelet, p. 430). Pour Vico, comme pour Rous-
seau, les progrès de la langue suivent les progrès de l'articulation.
La langue déchoit ainsi, elle s'humanise en perdant sa poésie et
son caractère divin : « La langue des dieux fut une langue muette,
à peine articulée ; la langue héroïque fut, en partie articulée, en
partie muette ; la langue humaine fut, pour ainsi dire, entièrement
articulée, formée à la fois de signes et de gestes » (3, 1, p. 178,
tr. Chaix-Ruy).
3. Condillac reconnaît, plutôt que sa dette, la convergence de
sa pensée avec celle de Warburton. Encore cette convergence, nous
le verrons à l'instant, n'est-elle pas entière : « Cette section était
presque achevée quand l'Essai sur les Hiéroglyphes, traduit de l'an-
glais de M. Warburton, me tomba entre les mains : ouvrage où
l'esprit philosophique et l'érudition règnent également. Je vis avec
plaisir que j'avais pensé, comme son auteur, que le langage a dû, dès
les commencements, être fort figuré et fort métaphorique. Mes
propres réflexions m'avaient aussi conduit à remarquer que l'écri-
ture n'avait d'abord été qu'une simple peinture ; mais je n'avais point
encore tenté de découvrir par quels progrès on était arrivé à l'inven-
tion des lettres, et il me paraissait difficile d'y réussir. La chose
a été parfaitement exécutée par M. Warburton ; j'ai extrait de son
ouvrage tout ce que j'en dis, ou à peu près. » (Ch. XIII De l'écri-
ture, § 127. p. 177).
4. P. 195, '« On peut dire que la similitude répond aux marques
ou caractères de l'écriture chinoise ; et que, comme ces marques ont
produit la méthode abrégée des lettres alphabétiques, de même
aussi pour rendre le discours plus coulant, et plus élégant, la
similitude a produit la métaphore, qui n'est autre qu'une similitude
en petit. Car les hommes étant aussi habitués qu'ils le sont aux
objets matériels, ont toujours eu besoin d'images sensibles, pour com-
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