DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE
connus de Rousseau ? N'est-ce pas la définition qu'en donnait
l'Encyclopédie
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?
Or pour répéter le jaillissement premier de la métaphore,
Rousseau ne part ni du bon sens ni de la rhétorique. Il ne se
donne pas la disposition du sens propre. Et il doit, s'installant
en un lieu antérieur à la théorie et au sens commun qui se
donnent la possibilité constituée de ce qu'ils veulent déduire,
nous montrer comment sont possibles et le sens commun et
la science stylistique. Tel est du moins son projet et la visée
originale de sa psycho-linguistique des passions. Mais malgré
son intention et bien des apparences, il part aussi, nous allons
le voir, du sens propre. Et il y vient car le propre doit être et
à l'origine et à la fin. Et un mot, il rend à l'
expression des
émotions une propriété qu'il accepte de perdre, dès l'origine,
dans la désignation des objets.
Voici la difficulté et le principe de la solution :
« Or, je sens bien qu'ici le lecteur m'arrête, et me demande
comment une expression peut être figurée avant d'avoir Un
sens propre, puisque ce n'est que dans la translation du sens
que consiste la figure. Je conviens de cela ; mais pour m'en-
tendre il faut substituer l'idée que la passion nous présente
au mot que nous transposons ; car on ne transpose les mots
que parce qu'on transpose aussi les idées : autrement le
langage figuré ne signifierait' rien. »
La métaphore doit donc s'entendre comme processus de i'idée
5. MÉTAPHORE, S.F. (gram.) « C'est, dit M. du Marsais, une
figure par laquelle on transporte, pour ainsi dire, la signification
propre d'un nom (j'aimerais mieux dire d'un mot) à une autre signi-
fication qui ne lui convient qu'en vertu d'une comparaison qui
est dans l'esprit. Un mot pris dans un sens métaphorique perd sa
signification propre, et en prend une nouvelle qui ne se présente
à l'esprit que par la comparaison que l'on fait entre le sens propre
de ce mot, et ce qu'on lui compare : par exemple, quand on dit
que le mensonge se pare souvent des couleurs de la vérité... » Et
après de larges citations de Marsais : « J'ai quelquefois ouï reprocher
à M. de Marsais d'être un peu prolixe ; et j'avoue qu'il était pos-
sible, par exemple, de donner moins d'exemples de la métaphore,
et de les développer avec moins d'étendue : mais qui est-ce qui
ne porte point envie à une si heureuse prolixité ? L'auteur d'un
dictionnaire de langue ne peut pas lire cet article de la méta-
phore sans être frappé de l'exactitude étonnante de notre grammai-
rien, à distinguer le sens propre du sens figuré, et à assigner dans
l'un le fondement de l'autre... »
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DE LA GRAMMATOLOGIE
ou du sens (du signifié, si l'on veut) avant de l'être comme
jeu de signifiants. L'idée est le sens signifié, ce que le mot
exprime. Mais c'est aussi un signe de la chose, une représen-
tation de l'objet dans mon esprit. Enfin cette représentation
de l'objet, signifiant l'objet et signifiée par le mot ou par le
signifiant linguistique en général, peut aussi indirectement signi-
fier un affect ou une passion. C'est dans ce jeu de l'idée repré-
sentative (qui est signifiant ou signifié selon tel ou tel rapport)
que Rousseau loge son explication. Avant de se laisser prendre
dans des signes verbaux, la métaphore est le rapport de signi-
fiant à signifié dans l'ordre des idées et des choses, selon ce
qui relie l'idée à ce dont elle est l'idée, c'est-à-dire déjà le
signe représentatif. Alors le sens propre sera le rapport de
l'idée à l'affect qu'elle exprime. Et c'est l'inadéquation de la
désignation (la métaphore) qui exprime proprement la pas-
sion. Si la peur me fait voir des géants où il n'y a que des
hommes, le signifiant — comme idée de l'objet — sera méta-
phorique, mais le signifiant de ma passion sera propre. Et si
je dis alors « je vois des géants », cette fausse désignation
sera une expression propre de ma peur. Car je vois en effet
des géants et il y a là une vérité certaine, celle d'un cogito
sensible, analogue à celle que Descartes analyse dans les
Regulae : phénoménologiquement, la proposition « je vois
jaune » est irrécusable, l'erreur ne devient possible que dans
le jugement « le monde est jaune
6
».
Néanmoins, ce que nous interprétons comme expression
propre dans la perception et la désignation des géants reste
une métaphore que rien n'a précédée ni dans l'expérience ni
dans le langage. La parole ne se passant pas de référence à
un objet, que « géant » soit propre comme signe de la peur
6. Sur ce point, la doctrine de Rousseau est très cartésienne. Elle
s'interprète elle-même comme une justification de la nature. Les sens,
qui sont naturels, ne nous trompent jamais. C'est notre jugement qui,
au contraire, nous égare et trompe la nature. « Jamais la nature
ne nous trompe ; c'est toujours nous qui nous trompons. » Passage
de l'Emile (p. 237) que le manuscrit autographe avait remplacé par
celui-ci : « Je dis qu'il est impossible que nos sens nous trompent
car il est toujours vrai que nous sentons ce que nous sentons. »
Les Epicuriens sont loués de l'avoir reconnu mais critiqués d'avoir
prétendu que « les jugements que nous faisions sur nos sensa-
tions n'étaient jamais faux ». « Nous sentons nos sensations, mais
nous ne sentons pas nos jugements. »
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