DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE
celles du besoin et de l'action, entendues en un sens homogène,
simpliste et objectiviste. Mais d'un autre côté, il neutralise ce
qui s'annonçait comme irréductiblement économique dans le
système de Warburton et de Condillac. Et nous savons com-
ment procèdent dans son discours les ruses de la raison théolo-
gique.
Approchons-nous de son texte. Aux impératifs techniques et
économiques de l'espace objectif, l'explication de Rousseau ne
fait qu'une concession. Encore est-ce sans doute pour rectifier
discrètement le simplisme de Warburton et de Condillac.
Il s'agit de l'écriture par sillons. Le sillon, c'est la ligne, telle
que la trace le laboureur : la route — via rupta — fendue par
le soc de la charrue. Le sillon de l'agriculture, nous nous en
souvenons, ouvre la nature à la culture. Et l'on sait aussi que
l'écriture naît avec l'agriculture qui ne va pas sans la sédentari-
sation.
Or comment procède le laboureur ?
Economiquement. Parvenu au bout du sillon, il ne revient
pas au point de départ. Il retourne la charrue "et le bœuf.
Puis repart en sens inverse. Bénéfice de temps, d'espace et
d'énergie. Amélioration du rendement et diminution du temps
de travail. L'écriture à retour de bœuf — boustrophédon —,
l'écriture par sillons a été un moment de l'écriture linéaire et
phonographique
17
. Au bout de la ligne parcourue de gauche
à droite, on repart de droite à gauche et inversement. Pourquoi
a-t-elle été abandonnée à un moment donné par les Grecs, par
exemple ? Pourquoi l'économie du scripteur a-t-elle rompu avec
celle du laboureur ? Pourquoi l'espace de l'un n'est-il pas l'espace
de l'autre ? Si l'espace était « objectif », géométrique, idéal,
aucune différence d'économie ne serait possible entre les deux
systèmes d'incision.
Mais l'espace de l'objectivité géométrique est un objet ou un
signifié idéal produit à un moment de l'écriture. Avant lui, il
n'y a pas d'espace homogène, soumis à un seul et même type de
technique et d'économie. Avant lui, l'espace s'ordonne tout
entier à l'habitation et à l'inscription en lui du corps « propre ».
17. Sur le problème de l'écriture boustrophédon, cf. J. Février
et M. Cohen, op. cit. Et sur les rapports entre l'écriture, la via
rupta et l'inceste, cf. Freud et la scène de l'écriture in L'écriture' et
la différence.
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DE LA GRAMMATOLOGIE
Encore y a-t-il, à l'intérieur d'un espace auquel se rapporte un
seul et même corps « propre », des facteurs d'hétérogénéité
et par conséquent des impératifs économiques différents, voire
incompatibles, entre lesquels il faut choisir et parmi lesquels des
sacrifices sont nécessaires, et une organisation des hiérarchies.
Ainsi, par exemple, la surface de la page, l'étendue du par-
chemin ou de toute autre substance réceptrice se distribue diffé-
remment selon qu'il s'agit d'écriture ou de lecture. Une écon-
nomie originale est chaque fois prescrite. Dans le premier cas,
et pendant toute une époque de la technique, elle devait
s'ordonner au système de la main. Dans le second cas, et pen-
dant la même époque, au système de l'œil. Dans les deux cas,
il s'agit d'un parcours linéaire et orienté, dont l'orientation n'est
pas indifférente et réversible dans un milieu homogène. En un
mot, il est plus commode de lire mais non d'écrire par sillons.
L'économie visuelle de la lecture obéit à une loi analogue à
celle de l'agriculture. Il n'en va pas de même pour l'économie
manuelle de l'écriture et celle-ci a dominé dans une aire et
une période déterminées de la grande époque phonographique-
linéaire. Sa vague survit aux conditions de sa nécessité : elle
continue à l'âge de l'imprimerie. Notre écriture et notre lecture
sont encore massivement déterminées par le mouvement de la
main. La machine à imprimerie n'a pas encore libéré l'orga-
nisation de la surface de son asservissement immédiat au geste
manuel, à l'outil d'écriture.
Rousseau, donc, s'étonnait déjà :
« D'abord les Grecs n'adoptèrent pas seulement les carac-
tères des Phéniciens, mais même la direction de leurs lignes
de droite à gauche. Ensuite ils s'avisèrent d'écrire par sillons,
c'est-à-dire, en retournant de la gauche à la droite, puis de
la droite à la gauche, alternativement. Enfin, ils écrivirent,
comme nous faisons aujourd'hui, en recommençant toutes les
lignes de gauche à droite. Ce progrès n'a rien que de naturel :
l'écriture par sillons est, sans contredit, la plus commode à
lire. Je suis même étonné qu'elle ne se soit pas établie avec
l'impression ; mais étant difficile à écrire à la main, elle
dut s'abolir quand les manuscrits se multiplièrent. »
L'espace de l'écriture n'est donc pas un espace originaire-
ment intelligible. Il commence toutefois à le devenir dès l'ori-
gine, c'est-à-dire dès que l'écriture, comme toute œuvre de
signes, y produit la répétition et donc l'idéalité. Si l'on appelle
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lecture ce moment qui vient aussitôt doubler l'écriture origi-
naire, on peut dire que l'espace de la pure lecture est toujours
déjà intelligible, celui de la pure écriture toujours encore sensible.
Nous entendons provisoirement ces mots à l'intérieur de la
métaphysique. Mais l'impossibilité de séparer purement et sim-
plement l'écriture et la lecture disqualifie d'entrée de jeu cette
opposition. En la maintenant par commodité, disons néanmoins
que l'espace de l'écriture est purement sensible, au sens où
l'entendait Kant : espace irréductiblement orienté dans lequel
la gauche ne recouvre pas la droite. Encore faut-il aussi tenir
compte de la prévalence d'une direction sur l'autre dans le
mouvement. Car il s'agit ici d'une opération et non seulement
d'une perception. Or les deux côtés ne sont jamais symétriques
du point de vue de l'aptitude ou simplement de l'activité du
corps propre.
Ainsi le « retour de bœuf » convient mieux à la lecture qu'à
l'écriture. Entre ces deux prescriptions économiques, la solu-
tion sera un compromis labile qui laissera des résidus, entraînera
des inégalités de développement et des dépenses inutiles. Com-
promis, si l'on veut, entre l'œil et la main. Dans l'époque de cette
transaction, on n'écrit pas seulement, on lit un peu en aveugle,
guidé par l'ordre de la main.
Est-il encore utile de rappeler tout ce qu'une telle nécessité
économique a rendu possible ?
Or ce compromis est déjà fort dérivé, bien tard venu, si l'on
songe qu'il ne prévaut qu'au moment où un certain type d'écri-
ture, lui-même chargé d'histoire, était déjà pratiqué : la phono-
graphie linéaire. Le système de la parole, le s'entendre-parler,
l'auto-affection qui semble suspendre tout emprunt de signifiants
au monde et se rendre ainsi universelle et transparente au
signifié, la phonè qui semble commander la main n'a jamais pu
en précéder le système ni lui être, dans son essence même, étran-
gère. Elle n'a jamais pu se représenter comme ordre et prédomi-
nance d'une linéarité temporelle qu'en se voyant et plutôt se
maniant dans sa propre lecture de soi. // ne suffit pas de dire que
l'œil ou les mains parlent. Déjà, dans sa propre représenta-
tion, la voix se voit et se maintient. Le concept de tempora-
lité linéaire n'est qu'une manière de la parole. Cette forme de
successivité s'est imposée en retour à la phonè, à la conscience
et à la préconscience depuis un certain espace déterminé de son
inscription. Car la voix a toujours déjà été investie, sollicitée,
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