PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 74
J’entends : tu ne crois pas, à ce que je vois, que le beau et le bon, le mauvais et
le laid soient la même chose.
POLOS
Non certes.
SOCRATE
Mais que vas-tu dire à ceci ? Toutes les belles choses, corps, couleurs, figures,
sons, occupations, est-ce sans motif que tu les appelles belles ? Par exemple,
pour commencer par les beaux corps, ne dis-tu pas qu’ils sont beaux, ou bien
en raison de l’usage en vue duquel ils servent, ou en raison d’un plaisir
particulier que leur aspect cause à ceux qui les regardent ? En dehors de ces
raisons, en as-tu quelque autre qui te fasse dire qu’un corps est beau ?
POLOS
Non, je n’en ai pas.
SOCRATE
N’en est-il pas de même de toutes les autres belles choses, des figures et des
couleurs ? N’est-ce pas à cause d’un certain plaisir ou de leur utilité ou des
deux à la fois que tu les appelles belles ?
POLOS
Si.
SOCRATE
N’en est-il pas de même aussi pour les sons et tout ce qui regarde la musique ?
POLOS
474e-475b
Si.
SOCRATE
De même encore, parmi les lois et les occupations, celles qui sont belles ne le
sont certainement pas pour d’autres raisons que leur utilité, ou leur agrément,
ou les deux à la fois.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 75
POLOS
Apparemment.
SOCRATE
N’en est-il pas aussi de même de la beauté des sciences ?
POLOS
Sans contredit, et tu viens de donner du beau une excellente définition, en le
définissant par l’agréable et le bon
1
.
SOCRATE
Le laid, alors, se définira bien par les contraires, le douloureux et le mauvais ?
POLOS
Nécessairement.
SOCRATE
Lors donc que, de deux belles choses, l’une est plus belle que l’autre, c’est
parce qu’elle la dépasse par l’une de ces deux qualités ou par toutes les deux
qu’elle est la plus belle, c’est-à-dire ou par le plaisir, ou par l’utilité, ou par les
deux à la fois
POLOS
Certainement.
SOCRATE
Et lorsque, de deux choses laides, l’une est plus laide que l’autre, c’est parce
qu’elle cause plus de douleur ou plus de mal quelle est plus laide ? N’est-ce
pas une conséquence forcée ?
1
On remarquera que Polos substitue au mot utile, ωφέλιµος, emplové par Socrate, le mot bon,
α̉γαθός, qui, outre le sens propre de bon, peut avoir celui d’ utile. De même Socrate, dans sa
réplique, emploie au lieu du mot nuisible, βλαбερός, le mot κακός, mauvais.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 76
POLOS
Si.
SOCRATE
Voyons maintenant : que disions-nous tout à l’heure touchant l’injustice faite
ou reçue ? Ne disais-tu pas qu’il est plus mauvais de subir l’injustice et plus
laid de la commettre ?
POLOS
Je l’ai dit en effet.
SOCRATE
Si donc il est plus laid de commettre que de souffrir l’injustice, c’est plus
douloureux et c’est plus laid,
475b-475d
d’autant que l’un l’emporte sur l’autre
par la souffrance ou le mal causés, ou par les deux. N’est-ce pas forcé aussi ?
POLOS
Sans contredit.
SOCRATE
XXXI. — Examinons en premier lieu si l’injustice commise cause plus de
douleur que l’injustice reçue et si ceux qui la commettent souffrent plus que
leurs victimes.
POLOS
Pour cela, non, Socrate.
SOCRATE
Ce n’est donc pas par la douleur que l’injustice commise l’emporte
POLOS
Non certes.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 77
SOCRATE
Si ce n’est pas par la douleur, ce n’est pas non plus par les deux qu’elle
l’emporte.
POLOS
Évidemment non.
SOCRATE
Reste donc que c’est par l’autre.
POLOS
Oui.
SOCRATE
Par le mal.
POLOS
C’est vraisemblable.
SOCRATE
Puisque faire une injustice l’emporte par le mal, la faire est donc plus mauvais
que la recevoir
POLOS
Évidemment.
SOCRATE
Or n’est-il pas admis par la plupart des hommes et ne m’as-tu pas avoué toi-
même précédemment qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la
subir
POLOS
Si.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 78
SOCRATE
Et nous venons de voir que c’est plus mauvais.
POLOS
Il paraît que oui.
SOCRATE
475d-476b
Maintenant préférerais-tu ce qui est plus laid et plus mauvais à ce qui
l’est moins ? N’hésite pas à répondre, Polos : il ne t’en arrivera aucun mal.
Livre-toi bravement à la discussion comme à un médecin et réponds par oui
ou par non à ma question.
POLOS
Non, Socrate, je ne le préférerais pas.
SOCRATE
Est-il un homme qui le préférât ?
POLOS
Il me semble que non, du moins d’après ce raisonnement.
SOCRATE
J’avais donc raison de dire que ni moi, ni toi, ni personne au monde ne
préférerait commettre l’injustice à la subir, puisque c’est une chose plus
mauvaise.
POLOS
Il y a apparence.
SOCRATE
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