PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 91
SOCRATE
Et celui-là, c’est l’homme qu’on avertit, qu’on réprimande et qui paye sa
faute ?
POLOS
Oui.
SOCRATE
L’homme qui mène la vie la plus malheureuse est donc celui qui garde son
injustice, au lieu de s’en débarrasser.
POLOS
C’est évident.
SOCRATE
Or n’est-ce pas justement le cas de l’homme qui, tout
478e-479d
en commettant
les plus grands crimes et tenant la conduite la plus injuste, réussit à se mettre
au-dessus des avertissements, des corrections,
des punitions, comme l’a fait,
dis-tu, Archélaos, ainsi que les autres tyrans, les orateurs et les potentats ?
POLOS
Il le semble.
SOCRATE
@
XXXV. — Ces gens-là, excellent Polos, se sont à peu près conduits comme
un homme qui, atteint des plus graves maladies, se serait arrangé pour ne
point rendre compte aux médecins de ses tares physiques et pour échapper à
leur traitement, craignant,
comme un enfant, qu’on ne lui appliquât le feu et le
fer, parce que cela fait mal. N’est-ce pas ainsi que tu te figures leur état ?
POLOS
Si.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 92
SOCRATE
La raison, c’est qu’il ignorerait, ce semble, le prix de la santé et du bon état du
corps. A en juger par les principes sur lesquels nous sommes à présent
d’accord, ceux qui cherchent à éviter la punition ont bien l’air de se conduire
de la même manière, Polos. Ils voient ce qu’elle a de douloureux, mais ils sont
aveugles sur ce qu’elle a d’utile et ils ne savent pas combien on est plus à
plaindre d’habiter avec une âme malsaine, gâtée, injuste, impie, qu’avec un
corps malsain. De là vient qu’ils mettent tout en œuvre
pour ne point expier
leur faute et n’être pas délivrés du plus grand des maux ; ils tâchent de se
procurer des richesses et des amis et d’être aussi habiles que possible à
persuader au moyen du discours. Mais si nos principes sont justes, vois-tu ce
qui résulte de notre discussion, ou veux-tu que nous en tirions les
conclusions ?
POLOS
Oui, s’il te plaît.
SOCRATE
N’en résulte-t-il pas que le plus grand des maux, c’est d’être injuste et de
vivre dans l’injustice ?
POLOS
Si, évidemment.
SOCRATE
D’autre part, n’avons-nous pas reconnu qu’on se délivrait de ce mal en payant
sa faute ?
POLOS
C’est possible.
SOCRATE
Et que l’impunité ne faisait que l’entretenir ?
POLOS
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 93
479d-480b
Oui.
SOCRATE
Par conséquent,
pour la grandeur du mal, commettre l’injustice n’est qu’au
second rang ; mais l’injustice impunie est le plus grand et le premier de tous
les maux.
POLOS
Il semble.
SOCRATE
N’est-ce pas sur ce point, cher ami, que nous étions en contestation ? Tu
soutenais, toi, qu’Archélaos est heureux, parce que, commettant les plus
grands crimes, il échappe à toute punition ; moi, au contraire, je pensais
qu’Archélaos ou tout autre qui ne paye point ses
crimes est naturellement le
plus malheureux de tous les hommes, que celui qui commet une injustice est
toujours plus malheureux que celui qui la subit et celui qui ne paye pas sa
faute plus que celui qui l’expie. N’est-ce point là ce que je disais ?
POLOS
Si.
SOCRATE
N’est-il pas démontré que j’avais la vérité pour moi ?
POLOS
Il le semble.
SOCRATE
XXXVI. — Voilà qui est entendu ; mais si cela est vrai, Polos, où est donc la
grande utilité de la rhétorique ? Il faut en effet, d’après les principes sur
lesquels nous sommes à présent d’accord, se garder
avant tout de commettre
l’injustice, vu que ce serait déjà un mal suffisant. N’est-ce pas vrai ?
POLOS
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 94
Tout à fait.
SOCRATE
Et si l’on a commis une injustice, ou soi-même, ou toute autre personne à qui
l’on s’intéresse, il faut aller de son plein gré là où on l’expiera le plus vite
possible, chez le juge, comme on irait chez le médecin, et se hâter, de peur
que la maladie de l’injustice devenue chronique ne produise dans l’âme un
ulcère inguérissable. Autrement que pouvons-nous dire, Polos, si nos
prémisses demeurent fermes ? N’est-ce pas la seule manière d’accorder notre
conclusion avec elles ?
POLOS
Que pourrions-nous dire d’autre, Socrate ?
SOCRATE
480b-481b
Donc, pour nous défendre d’une accusation d’injustice,
lorsque nous
en avons commis une nous-mêmes, ou nos parents, ou nos amis, ou nos
enfants, ou notre patrie, la rhétorique n’est pour nous d’aucun usage, Polos, à
moins qu’on n’admette au contraire qu’il faut s’accuser soi-même le premier,
puis ses parents et ses amis, toutes les fois qu’ils ont commis quelque
injustice, qu’il ne faut point cacher sa faute, mais l’exposer au grand jour, afin
de l’expier et de recouvrer la santé, qu’on doit se faire violence à soi-même et
aux
autres pour ne pas reculer, mais pour s’offrir les yeux fermés et avec
courage, comme on s’offre au médecin pour être amputé ou cautérisé, qu’il
faut poursuivre le bon et le beau, sans tenir compte de la douleur, et, si la faute
qu’on a commise mérite des coups, aller au-devant des coups ; si elle mérite la
prison, aller au-devant des chaînes ; si elle mérite une amende, la payer ;
l’exil, s’exiler ; la mort, la subir ; être le premier à déposer contre soi-même et
contre ses proches et pratiquer la rhétorique uniquement pour se délivrer, par
la
manifestation de ses crimes, du plus grand des maux, l’injustice. Est-ce là,
oui ou non, Polos, ce que nous devons dire ?
POLOS
Cela me paraît étrange, Socrate ; mais peut-être est-ce la conséquence de ce
que nous avons dit précédemment.
SOCRATE