De la grammatologie



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DE LA GRAMMATOLOGIE

phie pure et la phonographie pure sont deux idées de la raison.

Idées de la présence pure : dans le premier cas, présence

de la chose représentée à son imitation parfaite, dans le second

cas, présence à soi de la parole même. Chaque fois le signi-

fiant tendrait à s'effacer devant la présence du signifié.

Cette ambiguïté marque l'appréciation que toute la métaphy-

sique a portée sur sa propre écriture depuis Platon. Et le texte

de Rousseau appartient à cette histoire, y articulant une époque

remarquable. Plus rationnelle, plus exacte, plus précise, plus

claire, l'écriture de la voix correspond à une meilleure police.

Mais dans la mesure où elle s'efface mieux qu'une autre devant

la présence possible de la voix, elle la représente mieux et lui

permet de s'absenter aux moindres dommages. Servante fidèle de

la voix, on la préfère aux écritures en usage dans d'autres

sociétés, mais comme on préfère un esclave à un barbare, et



en la redoutant simultanément comme une machine de

mort.


Car sa rationalité l'éloigne de la passion et du chant, c'est-à-

dire de l'origine vivante du langage. Elle progresse avec la

consonne. Correspondant à une meilleure organisation des insti-

tutions sociales, elle donne aussi le moyen de se passer plus

facilement de la présence souveraine du peuple assemblé. Elle

tend donc à restituer la dispersion naturelle. L'écriture naturalise

la culture. Elle est cette force pré-culturelle à l'œuvre comme

articulation dans la culture, s'employant à y effacer une diffé-

rence qu'elle a ouverte. La rationalité politique — la rationalité

de fait, et non celle dont le Contrat social décrit le droit —

favorise à la fois, dans le même mouvement, l'écriture et la

dispersion.

La propagation de l'écriture, l'enseignement de ses règles, la

production de ses instruments et de ses objets, Rousseau les

pense comme une entreprise politique d'asservissement. C'est

ce qu'on lira aussi dans les Tristes tropiques. Certains gouver-

nements ont intérêt à ce que la langue s'assourdisse, à ce qu'on

ne puisse parler directement au peuple souverain. L'abus de

l'écriture est un abus politique. Celui-ci est plutôt la « raison »

de celui-là :

« ... la langue en se perfectionnant dans les livres s'altère

dans le discours. Elle est plus claire quand on écrit, plus

sourde quand on parle, la syntaxe s'épure et l'harmonie se

perd, la langue française devient de jour en jour plus philo-



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DU SUPPLÉMENT A LA SOURCE : LA THÉORIE DE L'ÉCRITURE

sophique et moins éloquente, bientôt elle ne sera plus bonne

qu'à lire et tout son prix sera dans les bibliothèques.

La raison de cet abus est comme je l'ai dit ailleurs [dans

le dernier chapitre de l'Essai], dans la forme qu'ont prise les

gouvernements et qui fait qu'on n'a plus rien à dire au

peuple que les choses du monde qui le touchent le moins et

qu'il se soucie le moins d'entendre, des sermons, des dis-

cours académiques » (Fragment sur la Prononciation,

pp. 1249-1250).

La décentralisation politique, la dispersion et le décentrement

de la souveraineté appellent, paradoxalement, l'existence d'une

capitale, d'un centre d'usurpation et de substitution. Par oppo-

sition aux cités autarciques de l'Antiquité, qui étaient à elles-

mêmes leur propre centre et s'entretenaient de vive voix, la

capitale moderne est toujours monopole d'écriture. Elle com-

mande par les lois écrites, les décrets et la littérature. Tel est le

rôle que Rousseau reconnaît à Paris dans le texte sur la Pro-



nonciation. N'oublions pas que le Contrat social jugeait incom-

patibles l'exercice de la souveraineté du peuple et l'existence

de la capitale. Et comme dans le cas des représentants, s'il

était indispensable d'y recourir, du moins fallait-il remédier au

mal en en changeant souvent. Ce qui revient à recharger l'écri-

ture de vive voix : « Toutefois, si l'on ne peut réduire l'Etat à de

justes bornes, il reste encore une ressource ; c'est de n'y point

souffrir de capitale, de faire siéger le Gouvernement alternati-

vement dans chaque ville, et d'y rassembler aussi tour à tour les

états du pays

 27

 » (p. 427). L'instance de l'écriture doit à ce



point s'effacer que le peuple souverain ne doit même pas

s'écrire à lui-même, son assemblée doit se réunir spontanément,

sans « autre convocation formelle ». Ce qui implique, et c'est là

une écriture que Rousseau ne veut pas lire, qu'il y avait pour cela

des assemblées « fixes et périodiques » que « rien ne puisse

abolir ni proroger », et donc un « jour marqué ». Cette marque

devrait se faire oralement car dès que la possibilité de l'écriture

s'introduirait dans l'opération, elle insinuerait l'usurpation dans

le corps social. Mais une marque, où qu'elle se produise, n'est-

elle pas la possibilité de l'écriture ?

27. Cf. aussi le Projet de constitution pour la Corse, pp. 911-912.

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DE LA GRAMMATGLOGIE

Le théorème et le théâtre.

L'histoire de la voix et de son écriture serait comprise entre

deux écritures muettes, entre deux pôles d'universalité se rap-

portant l'un à l'autre comme le naturel et l'artificiel : le picto-

gramme et l'algèbre. Le rapport du naturel à l'artificiel ou à

l'arbitraire serait lui-même soumis à la loi des « excès » qui

« se touchent ». Et si Rousseau suspecte l'écriture alphabétique

sans la condamner absolument, c'est qu'il y a pire. Elle n'est,

structurellement, que l'avant-dernière étape de cette histoire.

Son artifice a une limite. Déliée de toute langue particulière,

elle renvoie encore à la phonè ou à la langue en général.

Elle garde, en tant qu'écriture phonétique, un rapport essentiel

à la présence d'un sujet parlant en général, d'un locuteur trans-

cendantal, à la voix comme présence à soi d'une vie qui s'entend

parler. En ce sens l'écriture phonétique n'est pas le mal absolu.

Elle n'est pas la lettre de mort. Elle l'annonce toutefois. Dans la

mesure où cette écriture progresse avec le refroidissement

consonantique, elle permet d'anticiper le gel, le degré zéro de la

parole : la disparition de la voyelle, l'écriture d'une langue morte.

La consonne, qui s'écrit mieux que la voyelle, amorce cette

fin de la voix dans l'écriture universelle, dans l'algèbre :

« Il serait aisé de faire avec les seules consonnes une

langue fort claire par écrit, mais qu'on ne saurait parler.

L'algèbre a quelque chose de cette langue-là. Quand une

langue est plus claire par son orthographe que par sa pronon-

ciation, c'est un signe qu'elle est plus écrite que parlée :

telle pouvait être la langue savante des Egyptiens ; telles

sont pour nous les langues mortes. Dans celles qu'on charge

des consonnes inutiles, l'écriture semble même avoir précédé

la parole : et qui ne croirait la polonaise dans ce cas-là ? »

(Ch. VII.)

La caractéristique universelle, l'écriture devenue purement

conventionnelle d'avoir rompu tout lien avec la langue parlée,

tel serait donc le mal absolu. Avec la Logique de Port-Royal,



l'Essai de Locke, Malebranche et Descartes, Leibniz fut une

des premières lectures philosophiques de Rousseau

 28

. Il n'est



pas cité dans l'Essai mais dans le fragment sur la Prononciation.

28. Confessions, p. 237.

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