De la grammatologie



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DE LA GRAMMATOLOGIE

jeu (car le mot « ambiguïté » requiert la logique de la pré-

sence, même quand il commence à y désobéir), porte en soi

les problèmes de la lettre et de l'esprit, du corps et de l'âme

et de tous les problèmes dont nous avons rappelé l'affinité

première. Tous les dualismes, toutes les théories de l'immor-

talité de l'âme ou de l'esprit, aussi bien que les monismes,

spiritualistes ou matérialistes, dialectiques ou vulgaires, sont

le thème unique d'une métaphysique dont toute l'histoire a dû

tendre vers la réduction de la trace. La subordination de la

trace à la présence pleine résumée dans le logos, l'abaissement

de l'écriture au-dessous d'une parole rêvant sa plénitude, tels

sont les gestes requis par une onto-théologie déterminant le

sens archéologique et eschatologique de l'être comme présence,

comme parousie, comme vie sans différance : autre nom de la

mort, historiale métonymie où le nom de Dieu tient la mort en

respect. C'est pourquoi, si ce mouvement ouvre son époque

dans la forme du platonisme, il s'accomplit dans le moment

de la métaphysique infinitiste. Seul l'être infini peut réduire

la différence dans la présence. En ce sens, le nom de Dieu,

tel du moins qu'il se prononce dans les rationalismes classiques,

est le nom de l'indifférence même. Seul l'infini positif peut

lever la trace, la « sublimer » (on a proposé récemment de

traduire l' Aufhebung hegelienne par sublimation ; cette traduc-

tion vaut ce qu'elle vaut en tant que traduction, mais ce rap-

prochement nous intéresse ici). On ne doit donc pas parler

de « préjugé théologique », fonctionnant ici ou là quand il

est question de la plénitude du logos : le logos comme subli-

mation de la trace est théologique. Les théologies infinitistes

sont toujours des logocentrismes, qu'elles soient ou non des

créationnismes. Spinoza lui-même disait de l'entendement —

ou logos — qu'il était le mode infini immédiat de la substance

divine, l'appelant même son fils éternel dans le Court Traité.

C'est encore à cette époque, s' « achevant » avec Hegel, avec

une théologie du concept absolu comme logos, qu'appartiennent

tous les concepts non critiques accrédités par la linguistique,

dans la mesure du moins où elle doit confirmer — et comment

une science y échapperait-elle ? — le décret saussurien décou-

pant le « système interne de la langue ».

Ces concepts sont précisément ceux qui ont permis l'exclu-

sion de l'écriture : image ou représentation, sensible et intelli-

gible, nature et culture, nature et technique, etc. Ils sont soli-

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LINGUISTIQUE ET GRAMMATOLOGIE

daires de toute la conceptualité métaphysique et en particulier

d'une détermination naturaliste, objectiviste et dérivée de la

différence entre le dehors et le dedans.

Et surtout d'un « concept vulgaire du temps ». Nous emprun-

tons cette expression à Heidegger. Elle désigne, à la fin de



Sein und Zeit, un concept du temps pensé à partir du mou-

vement spatial ou du maintenant, et qui domine toute la phi-

losophie, de la Physique d'Aristote à la Logique de Hegel

 34


.

Ce concept, qui détermine toute l'ontologie classique, n'est pas

né d'une faute de philosophe ou d'une défaillance théorique.

Il est intérieur à la totalité de l'histoire de l'Occident, à ce

qui unit sa métaphysique à sa technique. Et nous le verrons

plus loin communiquer avec la linéarisation de l'écriture et le

concept linéariste de la parole. Ce linéarisme est sans doute

inséparable du phonologisme : il peut élever la voix dans la

mesure même où une écriture linéaire peut sembler s'y sou-

mettre. Toute la théorie saussurienne de la « linéarité du signi-

fiant » pourrait être interprétée de ce point de vue.

« Les signifiants acoustiques ne disposent que de la ligne

du temps ; leurs éléments se présentent l'un après l'autre ; ils

forment une chaîne. Ce caractère apparaît immédiatement dès

qu'on les représente par l'écriture... » « Le signifiant, étant de

nature auditive, se déroule dans le temps seul et a les carac-

tères qu'il emprunte au temps : a) il représente une étendue, et,

b) cette étendue est mesurable dans une seule dimension :

c'est une ligne »

 35


.

C'est un point sur lequel Jakobson se sépare de Saussure de

manière décisive en substituant à l'homogénéité de la ligne

la structure de la portée musicale, « l'accord en musique »

 36

.

Ce qui est ici en question, ce n'est pas l'affirmation par Saus-



sure de l'essence temporelle du discours mais le concept de

temps qui conduit cette affirmation et cette analyse : temps

conçu comme successivité linéaire, comme « consécutivité ».

Ce modèle fonctionne seul et partout dans le Cours mais Saus-

sure en est moins assuré, semble-t-il, dans les Anagrammes.

34. Nous nous permettons de renvoyer ici à un essai (à paraître),



Ousia et Grammè, note sur une note de Sein und Zeit.

35. P. 103. Voir aussi tout ce qui concerne le « temps homo-

gène », p. 64 sq.

36. Op. cit., p. 165. Cf. aussi l'article de Diogène déjà cité.

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DE LA GRAMMATOLOGIE

Sa valeur lui paraît en tout cas problématique et un précieux

paragraphe élabore une question laissée en suspens :

« Que les éléments qui forment un mot se suivent, c'est

là une vérité qu'il vaudrait mieux ne pas considérer, en lin-

guistique, comme une chose sans intérêt parce qu'évidente,

mais qui donne d'avance au contraire le principe central de

toute réflexion utile sur les mots. Dans un domaine infini-

ment spécial comme celui que nous avons à traiter, c'est

toujours en vertu de la loi fondamentale du mot humain en

général que peut se poser une question comme celle de la

consécutivité ou non-consécutivité »

 37

.

Ce concept linéariste du temps est donc l'une des plus pro-



fondes adhérences du concept moderne de signe à son histoire.

Car à la limite, c'est bien le concept de signe lui-même qui

reste engagé dans l'histoire de l'ontologie classique, et la dis-

tinction, si ténue soit-elle, entre la face signifiante et la face

signifiée. Le parallélisme, la correspondance des faces ou des

plans n'y change rien. Que cette distinction, apparue d'abord

dans la logique stoïcienne, ait été nécessaire à la cohérence

d'une thématique scolastique dominée par la théologie infini-

tiste, voilà qui nous interdit de traiter comme une contingence

ou une commodité l'emprunt qu'on lui fait aujourd'hui. Nous

l'avions suggéré en commençant, peut-être les raisons en appa-

raissent-elles mieux maintenant. Le signatum renvoyait toujours,

comme à son réfèrent, à une res, à un étant créé ou en tout

cas d'abord pensé et dit, pensable et dicible au présent éternel

dans le logos divin et précisément dans son souffle. S'il venait

à avoir rapport à la parole d'un esprit fini (créé ou non ; en

tout cas d'un étant intra-cosmique) par l'intermédiaire d'un

signons, le signatum avait un rapport immédiat avec le logos

divin qui le pensait dans la présence et pour lequel il n'était

pas une trace. Et pour la linguistique moderne, si le signifiant

est trace, le signifié est un sens pensable en principe dans la

présence pleine d'une conscience intuitive. La face signifiée,

37. Mercure de France, fév. 1964, p. 254. Présentant ce texte,

J. Starobinski évoque le modèle musical et conclut : « Cette lec-

ture se développe selon un autre tempo (et dans un autre temps) :

à la limite, l'on sort du temps de la « consécutivité » propre au

langage habituel ». On pourrait sans doute dire propre au concept



habituel du temps et du langage.

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