De la grammatologie



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DE LA GRAMMATOLOGIE

aveuglant et méconnu de la crise de la conscience européenne.

Les premiers projets d'une « histoire générale de l'écriture

(l'expression est de Warburton et elle date de 1742

 4

) sont


nés dans un milieu de pensée où le travail proprement scien-

tifique devait sans cesse surmonter cela même qui lui donnait

son mouvement : le préjugé spéculatif et la présomption idéolo-

gique. Le travail critique progresse par étapes et on peut

reconstituer après coup toute sa stratégie. Il emporte d'abord

le préjugé « théologique » : c'est ainsi que Fréret qualifie le

mythe d'une écriture primitive et naturelle donnée par Dieu,

telle l'écriture hébraïque pour Blaise de Vigenère ; dans son



Traité des chiffres ou secrètes manières d'escrire (1586), il dit

de ces caractères qu'ils sont « les plus anciens de tous, voire

formez du propre doigt du Souverain Dieu ». Sous toutes ses

formes, qu'elles soient manifestes ou sournoises, ce théologisme,

qui est en vérité autre chose et plus qu'un préjugé, a constitué

l'obstacle majeur de toute grammatologie. Aucune histoire de

l'écriture ne pouvait composer avec lui. Et d'abord aucune

histoire de l'écriture-même de ceux qu'il aveuglait : l'alphabet,

qu'il soit hébreu ou grec. L'élément de la science de l'écriture

devait rester invisible dans son histoire, et par privilège, à ceux

qui pouvaient percevoir l'histoire des autres écritures. Aussi

n'y a-t-il rien de surprenant à ce que le décentrement néces-

saire suive le devenir-lisible des écritures non-occidentales. On

n'accepte l'histoire de l'alphabet qu'après avoir reconnu la mul-

tiplicité des systèmes d'écriture et après leur avoir assigné une

histoire, qu'on soit ou non en mesure de la déterminer scien-

tifiquement.

Ce premier décentrement se limite lui-même. Il se re-centre

dans un sol anhistorique, qui, d'une manière analogue, concilie

le point de vue logico-philosophique (aveuglement sur la condi-

tion du logico-philosophique : l'écriture phonétique) et le point

de vue théologique

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. C'est le préjugé « chinois » : tous les



projets philosophiques d'écriture et de langage universels, pasi-

lalie, polygraphie, pasigraphie, appelés par Descartes, esquissés

4. D.E. p. 34 sq.

5. Ceux qu'on appelait les « Jésuites de Canton » s'attachaient

à découvrir la présence des influences occidentales (judéo-chré-

tiennes et égyptiennes) dans l'écriture chinoise. Cf. V. Pinot, La



Chine et la formation de l'esprit philosophique en France (1640-

1740), 1932, et D.E., p. 59. sq.

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DE LA GRAMMATOLOGIE COMME SCIENCE POSITIVE

par le P. Kircher, Willems

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, Leibniz, etc., encouragèrent à voir



dans l'écriture chinoise, qu'on découvrait alors, un modèle de

langue philosophique ainsi soustrait à l'histoire. Telle est en tout

cas la fonction du modèle chinois dans les projets de Leibniz. Ce

qui à ses yeux libère l'écriture chinoise de la voix est aussi

ce qui, par arbitraire et artifice d'invention, l'arrache à l'his-

toire et la rend propre à la philosophie.

L'exigence philosophique qui guide Leibniz avait été bien

des fois formulée avant lui. Parmi tous ceux dont il s'inspire,

il y a d'abord Descartes lui-même. En réponse à Mersenne

qui lui avait communiqué un placard, d'origine pour nous

inconnue, vantant un système de six propositions pour une

langue universelle, Descartes commence par dire toute sa

méfiance

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. Il considère avec dédain certaines propositions qui



ne seraient destinées selon lui qu'à « faire valoir la drogue »

et « louer la marchandise ». Et il a « mauvaise opinion du

mot « arcanum » : « sitôt que je vois seulement le mot d'ar-

canum en quelque proposition, je commence à en avoir mau-

vaise opinion ». Il oppose à ce projet des arguments qui sont,

on s'en souviendra

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, ceux de Saussure :



« ... la mauvaise rencontre des lettres, qui feraient sou-

vent des sons désagréables et insupportables à l'ouïe : car

toute la différence des inflexions des mots ne s'est faite par

l'usage que pour éviter ce défaut, et il est impossible que

votre auteur ait pu remédier à cet inconvénient, faisant sa

grammaire universelle pour toutes sortes de nations ; car ce

qui est facile et agréable à notre langue, est rude et insup-

portable aux Allemands, et ainsi des autres. »

Cette langue exigerait de surcroît que l'on apprenne les

« mots primitifs » de toutes les langues, « ce qui est trop

ennuyeux ».

Sauf à les communiquer « par écrit ». Et c'est un avantage

que Descartes ne manque pas de reconnaître :

« Car si pour les mots primitifs chacun se sert de ceux de

sa langue, il est vrai qu'il n'aura pas tant de peine, mais il ne

6. Athanase Kircher, Polygraphia nova et universalis et combi-



natoria arte detecta. John Wilkins, An essay towards a real character

and a philosophical language, 1668.

7. Lettre à Mersenne, 20 nov. 1629. Cf. aussi L. Couturat et

L. Léau, Histoire de la langue universelle, p. 10 sq.

8. Supra, p. 57.

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DE LA GRAMMATOLOGIE

sera aussi entendu que par ceux de son pays, sinon par écrit,

lorsque celui qui le voudra entendre prendra la peine de

chercher tous les mots dans le dictionnaire, ce qui est trop

ennuyeux pour espérer qu'il passe en usage... Toute l'utilité

donc que je vois qui peut réussir de cette invention, c'est

pour l'écriture : à savoir, qu'il fît imprimer un gros diction-

naire en toutes les langues auxquelles il voudrait être entendu,

et mît des caractères communs pour chaque mot primitif,

qui répondissent au sens, et non pas aux syllabes, comme un

même caractère pour aimer, amare et

 ; et ceux qui

auraient ce dictionnaire, et sauraient sa grammaire, pour-

raient en cherchant tous ces caractères l'un après l'autre inter-

préter en leur langue ce qui serait écrit. Mais cela ne serait

bon que pour lire des mystères et des révélations ; car pour

d'autres choses, il faudrait n'avoir guère à faire, pour prendre

la peine de chercher tous les mots dans un dictionnaire, et

ainsi je ne vois pas ceci de grand usage. Mais peut-être que

je me trompe ».

Et avec une ironie profonde, plus profonde peut-être qu'iro-

nique, Descartes assigne à l'erreur possible une autre cause

éventuelle que la non-évidence, le défaut d'attention ou la pré-

cipitation de la volonté : une faute de lecture. La valeur d'un

système de langue ou d'écriture ne se mesure pas à l'aune de

l'intuition, de la clarté ou de la distinction de l'idée, de la pré-

sence de l'objet dans l'évidence. Le système doit lui-même être

déchiffré.

« Mais peut-être que je me trompe ; seulement vous ai-je

voulu écrire tout ce que je pouvais conjecturer sur ces six

propositions que vous m'avez envoyées, afin que lorsque vous

aurez vu l'invention, vous puissiez dire si je l'aurai bien

déchiffrée. »

La profondeur entraîne l'ironie plus loin qu'elle ne voudrait

aller suivant son auteur. Plus loin peut-être que le fondement

de la certitude cartésienne.

Après quoi, en forme d'addition et de post-scriptum, Des-

cartes définit tout simplement le projet leibnizien. Il est vrai

qu'il y voit le roman de la philosophie : seule la philosophie

peut l'écrire, dont elle dépend donc entièrement, mais par cela

même, elle ne pourra jamais espérer le « voir en usage ».

« l'invention de cette langue dépend de la vraie philosophie ;

car il est impossible autrement de dénombrer toutes les

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