De la grammatologie



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LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU

d'écriture. II s'applique aux veines des pierres et du bois,

aux constellations, représentées par des traits reliant les étoiles,

aux traces de pattes d'oiseaux et de quadrupèdes sur le sol

(la tradition chinoise veut que l'observation de ces traces

ait suggéré l'invention de l'écriture), aux tatouages ou encore,

par exemple, aux dessins qui ornent les carapaces de la

tortue. (« La tortue est sage, dit un texte ancien — c'est-à-

dire douée de pouvoirs magico-religieux — car elle porte des

dessins sur son dos ».) Le terme wen a désigné, par exten-

sion, la littérature et la politesse des mœurs. Il a pour anto-

nymes les mots wu (guerrier, militaire) et zhi (matière brute

non encore polie ni ornée) »

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.

2. Cette opération qui consiste à « faire des raies » et qui

est ainsi accueillie dans le dialecte de ce sous-groupe, Lévi-

Strauss lui reconnaît une signification exclusivement « esthé-

tique » : « Ils appelèrent d'ailleurs l'acte d'écrire : iekariu-

kedjutu, c'est-à-dire « faire des raies », ce qui présentait pour

eux un intérêt esthétique ». On se demande quelle peut être la

portée d'une telle conclusion et ce que peut signifier ici la spéci-

ficité de la catégorie esthétique. Lévi-Strauss semble non seule-

ment présumer qu'on peut isoler la valeur esthétique (ce qui

est, on le sait, fort problématique, et mieux que d'autres, les

ethnologues nous ont mis en garde contre cette abstraction), mais

il suppose aussi que dans l'écriture « proprement dite », à

laquelle les Nambikwara n'auraient pas accès, la qualité esthé-

tique est extrinsèque. Signalons seulement ce problème. D'ail-

leurs, même si l'on ne voulait pas suspecter le sens d'une telle

conclusion, on peut encore s'inquiéter des voies qui y conduisent.

L'ethnologue y est parvenu à partir d'une phrase notée dans un

autre sous-groupe : « Kihikagnere

 », traduit par

« faire des raies, c'est joli ». Conclure de cette proposition ainsi

traduite et relevée dans un autre groupe (bl), que faire des raies

présentait pour le groupe (al) un « intérêt esthétique », ce qui

sous-entend seulement esthétique, voilà qui pose des problèmes

de logique que, une fois encore, nous nous contentons de

signaler.

3. Lorsque, dans les Tristes tropiques, Lévi-Strauss remarque

que « les Nambikwara ne savent pas écrire... ne dessinent pas

22. La Chine, aspects et fonctions psychologiques de l'écriture,

EP, p. 33.



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davantage, à l'exception de quelques pointillés et zigzags sur

leurs calebasses », puisque munis des instruments par lui fournis,

ils ne tracent que « des lignes horizontales ondulées » et que

« pour la plupart l'effort s'arrêtait là », ces notations sont

brèves. Non seulement on ne les trouve pas dans la thèse, mais

celle-ci met en évidence, quatre-vingts pages plus loin (p. 123),

les résultats auxquels sont très vite parvenus certains Nambik-

wara et que Lévi-Strauss présente comme « une innovation cultu-

relle inspirée par nos propres dessins ». Or il ne s'agit pas

seulement de dessins représentatifs (cf. figure 19, p. 123) mon-

trant un homme ou un singe, mais de schémas décrivant, expli-

quant, écrivant une généalogie et une structure sociale. Et

c'est là un phénomène décisif. On sait maintenant, à partir

d'informations certaines et massives, que la genèse de l'écri-

ture (au sens courant) a été presque partout et le plus souvent

liée à l'inquiétude généalogique. On cite souvent la mémoire

et la tradition orale des générations, qui remonte parfois très

loin chez les peuples dits « sans écriture ». Lévi-Strauss le

fait lui-même dans les Entretiens (p. 29) :

« Je sais bien que les peuples que nous appelons primitifs

ont souvent des capacités de mémoire tout à fait stupéfiantes,

et on nous parle de ces populations polynésiennes qui sont

capables de réciter sans hésitation des généalogies qui portent

sur des dizaines de générations, mais cela a tout de même

manifestement des limites ».

Or c'est cette limite qui est franchie un peu partout quand

apparaît l'écriture — au sens courant — dont la fonction est

ici de conserver et de donner une objectivation supplémentaire,

d'un autre ordre, à une classification généalogique, avec tout

ce que cela peut impliquer. Si bien qu'un peuple qui accède au

dessin généalogique accède bien à l'écriture au sens courant, en

comprend la fonction et va beaucoup plus loin que ne le laissent

entendre les Tristes tropiques (« l'effort s'arrêtait là »). On

passe ici de l'archi-écriture à l'écriture au sens courant. Ce pas-

sage, dont nous ne voulons pas sous-estimer la difficulté, n'est

pas un passage de la parole à l'écriture, il s'opère à l'intérieur de

l'écriture en général. La relation généalogique et la classifica-

tion sociale sont le point de suture de l'archi-écriture, condition

de la langue (dite orale), et de l'écriture au sens commun.

« Mais le chef de la bande voyait plus loin... ». De ce chef

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de bande, la thèse nous dit qu'il est « remarquablement intel-

ligent, conscient de ses responsabilités, actif, entreprenant et

ingénieux ». « C'est un homme d'environ trente-cinq ans, marié à

trois femmes ». « ... Son attitude vis-à-vis de l'écriture est très

révélatrice. Il a immédiatement compris son rôle de signe, et la

supériorité sociale qu'elle confère ». Lévi-Strauss enchaîne alors

par un récit qui est reproduit à peu près dans les mêmes termes

dans Tristes tropiques où nous le lisons maintenant.

« Seul, sans doute, il avait compris la fonction de l'écri-

ture. Aussi m'a-t-il réclamé un bloc-note et nous sommes

pareillement équipés quand nous travaillons ensemble. Il ne me

communique pas verbalement les informations que je lui

demande, mais trace sur son papier des lignes sinueuses et

me les présente, comme si je devais lire sa réponse. Lui-

même est à moitié dupe de sa comédie ; chaque fois que sa

main achève une ligne, il l'examine anxieusement, comme si

la signification devait en jaillir, et la même désillusion se peint

sur son visage. Mais il n'en convient pas ; et il est tacite-

ment entendu, entre nous, que son grimoire possède un sens

que je feins de déchiffrer ; le commentaire verbal suit pres-

que immédiatement, et me dispense de réclamer les éclair-

cissements nécessaires ».

La suite correspond à un passage qui se trouve, dans la thèse,

séparé de celui-ci par plus de quarante pages (p. 89) et

concerne, fait significatif sur lequel nous reviendrons, la fonc-

tion du commandement.

« Or à peine avait-il rassemblé tout son monde qu'il tira

d'une hotte un papier couvert de lignes tortillées qu'il fit

semblant de lire et où il cherchait, avec une hésitation affectée,

la liste des objets que je devais donner en retour des cadeaux

offerts : à celui-ci un arc et des flèches, un sabre d'abattis !

à tel autre, des perles ! pour ses colliers... Cette comédie se

prolongea pendant deux heures. Qu'espérait-il ? Se tromper

lui-même, peut-être ; mais plutôt étonner ses compagnons, les

persuader que les marchandises passaient par son intermé-

diaire, qu'il avait obtenu l'alliance du blanc et qu'il participait

à ses secrets. Nous étions en hâte de partir, le moment le plus

redoutable était évidemment celui où toutes les merveilles que

j'avais apportées seraient réunies dans d'autres mains. Aussi je

ne cherchai pas à approfondir l'incident et nous nous mîmes

en route, toujours guidés par les Indiens ».

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