De la grammatologie



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DE LA GRAMMATOI.OGIE

sédés de la présence convoitée dans le geste de langage par lequel

nous tentons de nous en emparer. L'expérience du « voleur

volé » que Starobinski décrit admirablement dans L'œil vivant,

Jean-Jacques n'y est pas seulement livré dans le jeu de l'image

spéculaire qui « capture son reflet et dénonce sa présence »

(p. 109). Elle nous guette dès le premier mot. Le dessaisisse-

ment spéculaire qui à la fois m'institue et me déconstitue est

aussi une loi du langage. Elle opère comme une puissance de

mort au cœur de la parole vive : pouvoir d'autant plus redou-

table qu'il ouvre autant qu'il menace la possibilité de la parole.

Ayant d'une certaine manière, disions-nous, reconnu cette

puissance qui, inaugurant la parole, disloque le sujet qu'elle

construit, l'empêche d'être présent à ses signes, travaille son

langage de toute une écriture, Rousseau est néanmoins plus

pressé de la conjurer que d'en assumer la nécessité. C'est pour-

quoi, tendu vers la reconstitution de la présence, il valorise

et disqualifie a la fois l'écriture. A la fois : c'est-à-dire dans

un mouvement divisé mais cohérent. Il faudra tenter de ne pas

en manquer l'étrange unité. Rousseau condamne récriture

comme destruction de la présence et comme maladie de la

parole. Il la réhabilite dans la mesure où elle promet la réappro-

priation de ce dont la parole s'était laissée déposséder. Mais

par quoi, sinon déjà par une écriture plus vieille qu'elle et

déjà installée dans la place ?

Le premier mouvement de ce désir se formule comme une

théorie du langage. L'autre gouverne l'expérience de l'écrivain.

Dans les Confessions, au moment où Jean-Jacques tente d'ex-

pliquer comment il est devenu écrivain, il décrit le passage à

l'écriture comme la restauration, par une certaine absence et

par un type d'effacement calculé, de la présence déçue de soi

dans la parole. Ecrire alors est le seul moyen de garder ou de

reprendre la parole puisque celle-ci se refuse en se donnant.

Alors s'organise une économie des signes. Celle-ci sera d'ail-

leurs aussi décevante, plus proche encore de l'essence même

et de la nécessité de la déception. On ne peut s'empêcher de

vouloir maîtriser l'absence et pourtant il nous faut toujours

lâcher prise. Starobinski décrit la loi profonde qui commande

l'espace dans lequel Rousseau doit ainsi se déplacer :

« Comment surmontera-t-il ce malentendu qui l'empêche

de s'exprimer selon sa vraie valeur ? Comment échapper aux

risques de la parole improvisée ? A quel autre mode de com-

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« CE DANGEREUX SUPPLÉMENT... »

munication recourir? Par quel autre moyen se manifester?

Jean-Jacques choisit d'être absent et d'écrire. Paradoxalement,

il se cachera pour mieux se montrer, et il se confiera à

la parole écrite : « J'aimerais la société comme un autre,

si je n'étais sûr de me montrer non seulement à mon désavan-

tage, mais tout autre que je ne suis. Le parti que j'ai pris

d'écrire et de me cacher est précisément celui qui me conve-

nait. Moi présent, on n'aurait jamais su ce que je valais »



(Confessions). L'aveu est singulier et mérite qu'on le sou-

ligne : Jean-Jacques rompt avec les autres, mais pour se pré-

senter à eux dans la parole écrite. Il tournera et retournera

ses phrases à loisir, protégé par la solitude »



 1

.

L'économie, notons-le, se signale peut-être à ceci : l'opéra-

tion qui substitue l'écriture à la parole remplace aussi la pré-

sence par la valeur : au je suis ou au je suis présent ainsi

sacrifié on préfère un ce que je suis ou ce que je vaux. « Moi

présent, on n'aurait jamais su ce que je valais. » Je renonce

à ma vie présente, à mon existence actuelle et concrète pour

me faire reconnaître dans l'idéalité de la vérité et de la valeur.

Schéma bien connu. La guerre est ici en moi, par laquelle

je veux m'élever au-dessus de ma vie tout en la gardant, pour

jouir de la reconnaissance, et l'écriture est bien le phénomène

de cette guerre.

Telle serait donc la leçon de l'écriture dans l'existence de

Jean-Jacques. L'acte d'écrire serait essentiellement — et ici

de manière exemplaire — le plus grand sacrifice visant à la,

plus grande réappropriation symbolique de la présence. De ce

point de vue, Rousseau savait que la mort n'est pas le simple

dehors de la vie. La mort par l'écriture inaugure aussi la vie.

« Je ne commençai de vivre que quand je me regardai comme

un homme mort » (Confessions L. VI). Dès lors qu'on le déter-

mine dans le système de cette économie, le sacrifice — le

« suicide littéraire » — ne se dissipe-t-il pas dans l'apparence ?

1. La transparence et l'obstacle, p. 154. Nous ne pouvons natu-

rellement citer les interprètes de Rousseau que pour signaler des

emprunts ou circonscrire un débat. Mais il va de soi que tout lecteur

de Rousseau est aujourd'hui guidé par l'admirable édition des



Œuvres Complètes actuellement en cours dans la « Bibliothèque

de la Pléiade » et par les travaux magistraux de MM. Bouchardy,

Burgelin, Candaux, Derathé, Fabre, Foucault, Gagnebin, Gouhier,

Groethuysen, Guyon. Guyot, Osmont. Poulet, Raymond, Stelling-

Michaud et tout particulièrement ici de Jean Starobinski.

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DE LA GRAMMATOLOGIE

Est-il autre chose qu'une réappropriation symbolique ? Ne

renonce-t-il pas au présent et au propre pour mieux les maîtriser

dans leur sens, dans la forme idéale de la vérité, de la pré-

sence du présent et de la proximité ou de la propriété du

propre ? On serait obligé de conclure à la ruse et à l'apparence

si l'on s'en tenait en effet à ces concepts (sacrifice, dépense,

renoncement, symbole, apparence, vérité, etc.) qui déterminent

ce que nous appelons ici l'économie en termes de vérité et

d'apparence et à partir de l'opposition présence/absence.

Mais le travail de l'écriture et l'économie de la différance

ne se laissent pas dominer par cette conceptualité classique,

par cette ontologie ou cette épistémologie. Elles lui fournissent

au contraire ses prémisses cachées. La différance ne résiste

pas à l'appropriation, elle ne lui impose pas une limite exté-

rieure. Elle a commencé par entamer l'aliénation et elle finit

par laisser entamée la réappropriation. Jusqu'à la mort. La

mort est le mouvement de la différance en tant qu'il est néces-

sairement fini. C'est dire que la différance rend possible l'oppo-

sition de la présence et de l'absence. Sans la possibilité de la

différance, le désir de la présence comme telle ne trouverait

pas sa respiration. Cela veut dire du même coup que ce désir

porte en lui le destin de son inassouvissement. La différance pro-

duit ce qu'elle interdit, rend possible cela même qu'elle rend

impossible.

Si l'on reconnaît la différance comme l'origine oblitérée de

l'absence et de la présence, formes majeures du disparaître

et de l'apparaître de l'étant, il resterait à savoir si l'être, avant

sa détermination en absence ou en présence est déjà impliqué

dans la pensée de la différance. Et si la différance comme

projet de maîtrise de l'étant doit être comprise à partir du sens

de l'être. Ne peut-on penser l'inverse ? Puisque le sens de

l'être ne s'est jamais produit comme histoire hors de sa déter-

mination en présence, n'a-t-il pas toujours déjà été pris

dans l'histoire de la métaphysique comme époque de la pré-

sence ? C'est peut-être ce qu'a voulu écrire Nietzsche et ce

qui résiste à la lecture heideggerienne : la différence dans son

mouvement actif — ce qui est compris, sans l'épuiser, dans

le concept de différance — est ce qui non seulement pré-

cède la métaphysique mais aussi déborde la pensée de l'être.

Celle-ci ne dit rien d'autre que la métaphysique, même si elle

l'excède et la pense comme ce qu'elle est dans sa clôture.

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