De la grammatologie



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DE LA GRAMMATOLOGIE

Ici les problèmes du droit naturel, des rapports entre la

nature et la société, les concepts d'aliénation, d'altérité et d'al-

tération, s'adaptent très spontanément au problème pédago-

gique de la substitution des mères et des enfants :

« De cet avantage même résulte un inconvénient qui seul

devrait ôter à toute femme sensible le courage de faire nourrir

son enfant par une autre, c'est celui de partager le droit de

mère ou plutôt de l'aliéner ; de voir son enfant aimer une

autre femme autant et plus qu'elle... » (ibid).

Si, préméditant le thème de l'écriture, nous commençons par

parler de la substitution des mères, c'est que, comme Rous-

seau le dit lui-même, « Ceci tient à plus de choses qu'on ne

pense » :

« Combien j'insisterais sur ce point, s'il était moins décou-

rageant de rebattre en vain des sujets utiles ! Ceci tient à

plus de choses qu'on ne pense. Voulez-vous Tendre chacun à

ses premiers devoirs ? Commencez par les mères ; vous serez

étonnés des changements que vous produirez. Tout vient

successivement de cette première dépravation : tout l'ordre

moral s'altère ; le naturel s'éteint dans tous les cœurs... »

(p. 18).


L'enfance est la première manifestation de la déficience qui,

dans la nature, appelle la suppléance. La pédagogie éclaire

peut-être plus crûment les paradoxes du supplément. Comment

une faiblesse naturelle est-elle possible ? Comment la nature

peut-elle demander des forces qu'elle ne fournit pas ? Com-

ment un enfant en général est-il possible ?

« Loin d'avoir des forces superflues, les enfants n'en ont

pas même de suffisantes pour tout ce que leur demande la

nature ; il faut donc leur laisser l'usage de toutes celles qu'elle

leur donne et dont ils ne sauraient abuser. Première maxime.

Il faut les aider et suppléer à ce qui leur manque, soit en

intelligence, soit en force, dans tout ce qui est du besoin

physique. Deuxième maxime » (p. 50).

Toute l'organisation et tout le temps de l'éducation seront

réglés par ce mal nécessaire : « suppléer à ce qui manque »

et remplacer la nature. Ce qu'il faut faire le moins possible

et le plus tard possible. « Un des meilleurs préceptes de la

bonne culture est de tout retarder tant qu'il est possible »

(p. 274). « Laissez longtemps agir la nature, avant de



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« CE DANGEREUX SUPPLÉMENT... »

vous mêler d'agir à sa place » (p. 102. Nous soulignons).

Sans l'enfance, aucun supplément n'apparaîtrait jamais dans

la nature. Or le supplément est ici à la fois la chance de

l'humanité et l'origine de sa perversion. Le salut de la race

humaine :

« On façonne les plantes par la culture, et les hommes par

l'éducation. Si l'homme naissait grand et fort, sa taille et

ses forces lui seraient inutiles jusqu'à ce qu'il eût appris à

s'en servir ; elles lui seraient préjudiciables, en empêchant

les autres de songer à l'assister ; et abandonné à lui-même,

il mourrait de misère avant d'avoir connu ses besoins. On se

plaint de l'état d'enfance ; on ne voit pas que la race humaine

eût péri, si l'homme n'eût commencé par être enfant »

(p. 67).

La menace de perversion :

« En même temps que l'Auteur de la nature donne aux

enfants le principe actif, il prend soin qu'il soit peu

en leur laissant peu de force pour s'y livrer. Mais sitôt

qu'ils peuvent considérer les gens qui les environnent comme

des instruments qu'il dépend d'eux de faire agir, ils s'en servent

pour suivre leur penchant et suppléer à leur propre faiblesse.

Voilà comment

 deviennent incommodes, tyrans, impérieux,

méchants, indomptables ; progrès qui ne vient pas d'un esprit

naturel de domination, mais qui le leur donne ; car il ne faut

pas une longue expérience pour sentir combien il est agréable

d'agir par les mains d'autrui, et de n'avoir besoin que de

remuer la langue pour faire mouvoir l'univers » (p. 49.

soulignons).

Le supplément, ce sera toujours remuer la langue ou

agir par les mains d'autrui. Tout est ici rassemblé : le progrès

comme possibilité de perversion, la régression vers un mal

qui n'est pas naturel et qui tient au pouvoir de suppléance

qui nous permet de nous absenter et d'agir par procuration,

par représentation, par les mains d'autrui. Par écrit. Cette sup-

pléance a toujours la forme du signe. Que le signe, l'image

ou le représentant deviennent forces et fassent « mouvoir l'uni-

vers », tel est le scandale.

Ce scandale est tel, et les méfaits en sont parfois si irré-

parables, que le monde semble tourner à l'envers (et nous

verrons plus loin ce que peut signifier pour Rousseau une

telle catastrophe) : alors la nature devient le supplément de

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DE LA GRAMMATOLOGIE

l'art et de la société. C'est le moment où le mal paraît incu-

rable : « Faute de savoir se guérir, que l'enfant sache être

malade : cet art supplée à l'autre, et souvent réussit beaucoup

mieux ; c'est l'art de la nature » (p. 31). C'est aussi le moment

où la nature maternelle, cessant d'être aimée, comme elle le

devrait, pour elle-même et dans une immédiate proximité (« O

nature ! O ma mère ! me voici sous ta seule garde ; il n'y a

point d'homme adroit et fourbe qui s'interpose entre toi et

moi ! ». Confessions L. XII.) devient le substitut d'un autre

amour et d'un autre attachement :

« La contemplation de la nature eut toujours un très

grand attrait pour son cœur : il y trouvait un supplément aux

attachements dont il avait besoin ; mais il eût laissé le supplé-

ment pour la chose, s'il en avait eu le choix, et il ne se

réduisit à converser avec les plantes qu'après de vains efforts

pour converser avec des humains » (Dialogues, p. 794).

Que la botanique devienne le supplément de la société, c'est là

plus qu'une catastrophe. C'est la catastrophe de la catastrophe.

Car dans la nature, la plante est ce qu'il y a de plus naturel.

C'est la vie naturelle. Le minéral se distingue du végétal en ce

qu'il est nature morte et utile, servile à l'industrie de l'homme.

Lorsque celui-ci a perdu le sens et le goût des vraies richesses

naturelles — les végétales — il fouille les entrailles de sa

mère et il y risque la santé :

« Le règne minéral n'a rien en soi d'aimable et d'attrayant ;

ses richesses enfermées dans le sein de la terre semblent

avoir été éloignées des regards des hommes pour ne pas

tenter leur cupidité. Elles sont là comme en réserve pour

servir un jour de supplément aux véritables richesses qui

sont plus à sa portée et dont il perd le goût à mesure qu'il

se corrompt. Alors il faut qu'il appelle l'industrie, la peine et

le travail au secours de ses misères ; il fouille les entrailles

de la terre, il va chercher dans son centre aux risques de sa

vie et aux dépens de sa santé des biens imaginaires à la

place des biens réels qu'elle lui offrait d'elle-même quand il

savait en jouir. // fuit le soleil et le jour qu'il n'est plus

digne de voir »

 3

.



3. Rêveries. Septième promenade, (Pléiade, T. I, p. 1066-1067.

Nous soulignons). On pourra objecter que l'animal représente une

vie naturelle encore plus vivante que la plante, mais on ne peut

le traiter que mort. « L'étude des animaux n'est rien sans l'ana-

tomie » (p. 1068).

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