DE LA GRAMMATOLOGIE
nous avait laissé perplexe, l'origine de l'écriture répondait à
une nécessité plus « sociologique » qu' « intellectuelle ». La
page qui suit doit donc faire apparaître non seulement cette
nécessité sociologique — ce qui serait un pauvre truisme et
qui concernerait assez peu la spécificité sociologique de l'écriture,
— mais aussi que cette nécessité sociale est celle de la « domi-
nation », de 1' « exploitation », de 1' « asservissement » et
de la « perfidie ».
Pour lire convenablement cette page, il faut la différencier en
ses strates. L'auteur présente ici ce qu'il appelle son « hypo-
thèse » : « Si mon hypothèse est exacte, il faut admettre que la
fonction primaire de la communication écrite est de faciliter
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l'asservissement. » A un premier niveau, cette hypothèse est
si vite confirmée qu'elle mérite à peine son nom. Ces faits
sont bien connus. On sait depuis longtemps que le pou-
voir de l'écriture aux mains d'un petit nombre, d'une caste
ou d'une classe, a toujours été contemporain de la hiérarchisa-
tion, nous dirons de la différance politique : à la fois distinction
des groupes, des classes et des niveaux du pouvoir économico-
technico-politique, et délégation de l'autorité, puissance différée,
abandonnée à un organe de capitalisation. Ce phénomène se
produit dès le seuil de la sédentarisation, avec la constitution
de stocks à l'origine des sociétés agricoles. Ici les choses sont
si patentes
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qu'on pourrait à l'infini enrichir l'illustration
empirique qu'en esquisse Lévi-Strauss. Toute cette structure
apparaît dès qu'une société commence à vivre comme société,
c'est-à-dire dès l'origine de la vie en général, quand, à des
niveaux fort hétérogènes d'organisation et de complexité, il est
possible de différer la présence, c'est-à-dire la dépense ou la con-
sommation, et d'organiser la production, c'est-à-dire la réserve
en général. Cela se produit bien avant l'apparition de l'écriture
au sens étroit, mais il est vrai, et on ne peut le négliger, que
l'apparition de certains systèmes d'écriture, il y a trois à quatre
mille ans, est un saut extraordinaire dans l'histoire de la vie.
D'autant plus extraordinaire qu'un accroissement prodigieux du
pouvoir de différance n'a été accompagné, du moins pendant ces
27. « Faciliter », « favoriser », « renforcer », tels sont les
mots choisis pour décrire l'opération de l'écriture. N'est-ce pas
s'interdire toute détermination essentielle, principielle, rigoureuse ?
28. Cf. par ex. Leroi-Gourhan. Le geste et la parole. Cf. aussi
L'écriture et la psychologie des peuples.
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LA VIOLENCE DE LA LETTRE : DE LÉVI-STRAUSS A ROUSSEAU
quelques millénaires, d'aucune transformation notable de l'orga-
nisme. C'est justement le propre du pouvoir de différance que
de modifier de moins en moins la vie à mesure qu'il s'étend.
S'il devenait infini — ce que son essence exclut a priori —
la vie elle-même serait rendue à une impassible, intangible et
éternelle présence : la différance infinie, Dieu ou la mort.
Cela nous conduit à un deuxième niveau de lecture. Il va
faire apparaître à la fois l'intention dernière de Lévi-Strauss,
ce vers quoi la démonstration oriente les évidences factuelles,
et l'idéologie politique qui, sous le titre de l'hypothèse marxiste,
s'articule avec le plus bel exemple de ce que nous avons appelé
« métaphysique de la présence ».
Plus haut, le caractère empirique des analyses concernant
le statut de la science et l'accumulation des connaissances ôtait
toute rigueur à chacune des propositions avancées et permet-
tait de les considérer avec une égale pertinence comme vraies
ou fausses. C'est la pertinence de la question qui paraissait
douteuse. La chose ici se reproduit. Ce qui va être appelé
asservissement peut aussi légitimement se nommer libération.
Et c'est au moment où cette oscillation est arrêtée sur la signi-
fication d'asservissement que le discours est paralysé en une
idéologie déterminée et que nous jugerions inquiétante si telle
était ici notre première préoccupation.
Dans ce texte, Lévi-Strauss ne fait aucune différence entre
hiérarchisation et domination, entre autorité politique et exploi-
tation. La note qui commande ces réflexions est celle d'un anar-
chisme confondant délibérément la loi et l'oppression. L'idée de
loi et de droit positif, qu'il est difficile de penser dans leur
formalité, dans cette généralité que nul n'est censé ignorer,
avant la possibilité de l'écriture, est déterminée par Lévi-Strauss
comme contrainte et asservissement. Le pouvoir politique ne
peut être que le détenteur d'une puissance injuste. Thèse clas-
sique et cohérente, mais ici avancée comme allant de soi, sans
que le moindre dialogue critique soit amorcé avec les tenants
de l'autre thèse, selon laquelle la généralité de la loi est au
contraire la condition de la liberté dans la cité. Aucun dialogue
par exemple avec Rousseau qui eût sans doute frémi de voir
se réclamer de lui un disciple définissant ainsi la loi.
« Si l'écriture n'a pas suffi à consolider les connaissances,
elle était peut-être indispensable pour affermir les dominations.
Regardons plus près de nous : l'action systématique des Etats
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