PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 140
Et notre âme ? Sera-t-elle bonne si elle est déréglée, ou si elle est réglée et
ordonnée ?
CALLICLÈS
D’après ce que nous avons dit précédemment, c’est la deuxième hypothèse qui
s’impose.
SOCRATE
Et dans le corps, quel nom faut-il donner à l’effet que produisent la règle et
l’ordre ?
CALLICLÈS
Tu veux parler sans doute de la santé et de la force ?
SOCRATE
Oui. Et à l’effet que la règle et l’ordre produisent dans l’âme, quel nom lui
donnerons-nous ? Essaye de le trouver et dis-le-moi, comme tu l’as fait pour
le corps.
CALLICLÈS
Pourquoi ne le dis-tu pas toi-même, Socrate ?
SOCRATE
Je le dirai, si tu le préfères. De ton côté, si tu approuves ce que je vais dire,
conviens-en ; sinon, réfute-moi et arrête-moi. Pour moi, il me paraît que le
nom de sain convient à l’ordre qui règne dans le corps et que de là vient la
santé, ainsi que toutes les autres qualités physiques. Est-ce exact, ou non ?
CALLICLÈS
504c-505b
C’est exact.
SOCRATE
L’ordre et la règle dans l’âme s’appellent légalité et loi, et c’est ce qui fait les
hommes justes et réglés ; et c’est cela qui constitue la justice et la tempérance.
L’accordes-tu, ou non ?
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 141
CALLICLÈS
Soit.
SOCRATE
@
LX. — Voilà donc ce que l’orateur dont je parle, celui qui suit l’art et la
vertu, aura en vue dans tous les discours qu’il adressera aux âmes, et dans
toutes ses actions, et, soit qu’il donne, soit qu’il ôte quelque chose au peuple,
il songera sans cesse aux moyens de faire naître la justice dans l’âme de ses
concitoyens et d’en bannir l’injustice, d’y faire germer la tempérance et d’en
écarter l’incontinence, en un mot d’y introduire toutes les vertus et d’en
exclure tous les vices. M’accordes-tu cela, ou non ?
CALLICLÈS
Je te l’accorde.
SOCRATE
A quoi sert-il en effet, Calliclès, d’offrir à un corps malade et mal en point des
aliments en abondance, des boissons exquises et tout autre délice qui parfois
ne lui profitera pas plus, à en bien juger, que le traitement contraire, qui lui
profitera même moins ? Est-ce vrai ?
CALLICLÈS
Soit.
SOCRATE
Ce n’est pas, je pense, un avantage pour un homme de vivre avec un corps
misérable, car il est, en ce cas, condamné à une vie misérable aussi. N’est-ce
pas exact ?
CALLICLÈS
Si.
SOCRATE
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 142
N’est-il pas vrai que les médecins permettent généralement, quand on est bien
portant, de satisfaire ses désirs, par exemple de manger autant qu’on veut,
quand on a faim, de boire quand on a soif, tandis que, si l’on est malade, ils ne
permettent pour ainsi dire jamais de se rassasier de ce qu’on désire. Es-tu
d’accord avec moi sur ce point ?
CALLICLÈS
Oui.
SOCRATE
Et pour l’âme, excellent Calliclès, la règle n’est-elle
505b-505d
pas la même ?
Tant qu’elle est mauvaise, parce qu’elle est déraisonnable, incontinente,
injuste, impie, il faut l’éloigner de ce qu’elle désire et ne pas lui permettre de
faire autre chose que ce qui doit la rendre meilleure. Es-tu de cet avis ou non ?
CALLICLÈS
Je suis de cet avis.
SOCRATE
N’est-ce pas là ce qui vaut le mieux pour l’âme elle-même ?
CALLICLÈS
Assurément.
SOCRATE
Mais éloigner quelqu’un de ce qu’il désire, n’est-ce pas le châtier ?
CALLICLÈS
Si.
SOCRATE
Donc le châtiment est meilleur pour l’âme que l’incontinence, contrairement à
ce que tu pensais tout à l’heure ?
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 143
CALLICLÈS
Je ne sais ce que tu veux dire, Socrate. Interroge un autre que moi.
SOCRATE
Cet homme-là ne souffre pas qu’on lui rende service, et ne peut supporter la
chose même dont nous parlons, le châtiment.
CALLICLÈS
Je ne me soucie aucunement de ce que tu dis et je ne t’ai répondu que pour
faire plaisir à Gorgias.
SOCRATE
Soit. Mais alors que faire ? Allons-nous rompre l’entretien sans l’achever ?
CALLICLÈS
C’est à toi d’en décider.
SOCRATE
Il n’est pas permis, dit-on, de laisser en plan même un conte : il faut lui donner
une tête, pour qu’il ne circule pas sans tête. Réponds donc encore pour ce qui
reste, afin de donner une tête à notre entretien.
CALLICLÈS
LXI. — Quel tyran tu fais, Socrate ! Mais, si tu m’en crois, tu laisseras tomber
cette discussion, ou tu discuteras avec un autre que moi.
SOCRATE
505d-506c
Alors quel autre consent à discuter ? Nous ne pouvons certes pas
laisser la discussion inachevée.
CALLICLÈS
Ne pourrais-tu pas la poursuivre toi-même, soit en parlant tout seul, soit en te
répondant à toi-même ?
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