PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 150
Si.
SOCRATE
Si donc quelque jeune homme dans cette cité, se disait à lui-même :
« Comment pourrais-je devenir puissant et me mettre à l’abri de toute
injustice ? » voici, semble-t-il, la route à suivre, c’est de s’habituer de bonne
heure à aimer et à haïr les mêmes choses que le maître et de s’arranger pour
lui ressembler le plus possible. N’est-ce pas vrai ?
CALLICLÈS
Si.
SOCRATE
Voilà l’homme qui réussira à se mettre à l’abri de l’injustice et à devenir,
comme vous dites, puissant dans la cité.
CALLICLÈS
Parfaitement.
SOCRATE
Mais réussira-t-il également à ne pas commettre
510e-511d
d’injustice ? Ou s’en
faut-il de beaucoup, s’il doit ressembler à son maître, qui est injuste, et avoir
un grand crédit près de lui ? Moi, le pense, au contraire, qu’il s’arrangera pour
pouvoir commettre le plus d’injustices possible et n’en pas être puni. Qu’en
dis-tu ?
CALLICLÈS
Il y a apparence.
SOCRATE
Il aura donc
en lui le plus grand des maux, une âme pervertie et dégradée par
l’imitation de son maître et par la puissance.
CALLICLÈS
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 151
Je ne sais pas comment tu peux, Socrate, mettre sens dessus dessous tous les
raisonnements. Ne sais-tu pas que cet imitateur fera périr, s’il le veut, celui qui
n’imite pas le tyran et lui enlèvera ses biens ?
SOCRATE
Je le sais, mon bon Calliclès. Il faudrait être sourd pour l’ignorer ; car je te l’ai
entendu dire à toi, et je l’ai entendu répéter maintes fois tout à l’heure à Polos,
et à presque tous les habitants de la ville. Mais à ton tour, écoute ceci : Oui, il
tuera, s’il veut, mais c’est un méchant qui tuera un honnête homme.
CALLICLÈS
N’est-ce pas précisément cela qui est le plus révoltant ?
SOCRATE
Non pas, du moins pour un homme sensé, comme la raison le démontre.
Crois-tu donc que le but des efforts de l’homme soit de vivre le plus
longtemps possible et de pratiquer les arts qui nous sauvent toujours des dan-
gers, comme cette rhétorique que tu me conseilles de cultiver, parce qu’elle
nous sauve dans les tribunaux ?
CALLICLÈS
Oui,
par Zeus, et mon conseil est bon.
SOCRATE
LXVII. — Mais voyons, mon excellent ami. Penses-tu que l’art de nager soit
aussi un art considérable ?
CALLICLÈS
Non, par Zeus.
SOCRATE
Et pourtant cet art aussi sauve les hommes de la mort, dans les accidents où
l’on a besoin de savoir nager. Mais si cet art te paraît mesquin, je vais t’en
nommer un plus
511d-512d
important, l’art de gouverner les vaisseaux, qui sauve
des plus grands périls non seulement les âmes, mais aussi les corps et les
biens, comme la rhétorique. Et cet art est simple et modeste ; il ne se vante
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 152
pas,
il ne prend pas de grands airs, comme s’il accomplissait des merveilles.
Bien qu’il nous procure les mêmes avantages que l’éloquence judiciaire,
quand il nous a ramenés sains et saufs d’Égine ici, il ne prend, je crois, que
deux oboles ; si c’est de l’Égypte ou du Pont, pour ce grand service, pour
avoir sauvé ce que je disais tout à l’heure, notre personne, nos enfants, nos
biens et nos femmes, en nous débarquant sur le port, il nous demande tout au
plus deux drachmes. Et l’homme qui possède cet
art et qui a accompli tout
cela, une fois descendu à terre, se promène sur le quai près de son vaisseau,
avec une contenance modeste.
C’est qu’il sait, je pense, se dire à lui-même qu’il est difficile de reconnaître
les passagers auxquels il a rendu service, en les préservant de se noyer, et ceux
auxquels il a fait tort ; car il n’ignore pas qu’en les débarquant il ne les a
laissés aucunement meilleurs qu’ils n’étaient en s’embarquant, ni pour le
corps ni pour l’âme. Il se dit donc ceci : « Si quelqu’un, atteint en son corps de
maladies
graves et incurables, n’a pas été noyé, c’est un malheur pour lui de
n’être pas mort et je ne lui ai fait aucun bien ; de même, si un autre porte en
son âme, plus précieuse que son corps, une foule de maladies incurables, il n’a
plus besoin de vivre, et je ne lui rendrai pas service en le sauvant de la mer ou
des tribunaux ou de tout autre péril. » Il sait en effet que ce n’est pas pour le
méchant un avantage de vivre, puisqu’il ne peut que vivre mal.
LXVIII. — Voilà pourquoi le pilote n’a pas l’habitude de tirer vanité
de son
art, bien qu’il nous sauve, non plus, mon admirable ami, que le constructeur
de machines, qui parfois peut sauver des choses aussi importantes, je ne dis
pas que le pilote, mais que le général d’armée ou tout autre, quel qu’il soit,
puisqu’il sauve quelquefois des villes entières.
Tu ne crois pas, n’est-ce pas,
qu’il est comparable à l’orateur judiciaire ? Pourtant, s’il voulait parler comme
vous, Calliclès, il vous accablerait de ses raisons et vous dirait et vous
conseillerait de vous faire constructeurs de machines, attendu que le reste
n’est rien ; car il ne manquerait pas d’arguments. Mais toi, tu ne l’en méprises
pas moins, lui et son art, tu lui jetterais volontiers le nom de machiniste
comme une injure et tu ne consentirais ni à donner ta fille à son fils ni à
épouser toi-même sa fille à lui. Cependant, à examiner les raisons pour les-
quelles
tu magnifies ton art, de quel droit méprises-tu le machiniste et les
autres dont je parlais tout à l’heure ? Je sais bien que tu alléguerais que tu es
meilleur qu’eux et de meilleure famille. Mais si le meilleur est autre chose que
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ce que je dis, si la vertu consiste uniquement à sauver sa personne et
ses biens, quoi qu’on vaille d’ailleurs, tu es ridicule de dénigrer le machiniste,
le médecin et les autres arts qui ont été inventés pour nous sauver.
Vois plutôt, mon bienheureux ami, si la noblesse de l’âme et le bien ne
seraient pas autre chose que de sauver les autres et se sauver soi-même du
péril. Car de vivre plus ou moins longtemps, c’est, sois-en sûr,
un souci dont
l’homme véritablement homme doit se défaire. Au lieu de s’attacher à la vie,
il doit s’en remettre là-dessus à la Divinité et croire, comme disent les