PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 156
SOCRATE
Maintenant donc, ô le meilleur des hommes, que toi-même tu viens de débuter
dans la carrière politique, que tu m’y appelles et que tu me reproches de n’y
pas prendre part, n’est-ce pas le moment de nous examiner l’un l’autre et de
dire : « Voyons, Calliclès a-t-il déjà rendu meilleur quelque citoyen ? En est-il
un qui, étant auparavant méchant, injuste, dissolu, insensé, soit devenu
honnête homme grâce à Calliclès, étranger ou citoyen, esclave ou homme
libre ? » Dis-moi, si on te questionnait là-dessus, que répondrais-tu ? Qui
citerais-tu que ton commerce ait rendu meilleur ? Pourquoi hésites-tu à
répondre, s’il est vrai qu’il y ait une œuvre de toi, que tu aies faite dans la vie
privée, avant d’aborder les affaires publiques ?
CALLICLÈS
Tu veux toujours avoir le dessus, Socrate.
SOCRATE
LXXI. — Ce n’est pas pour avoir le dessus que je
515b-515e
t’interroge, c’est
parce que j’ai un véritable désir de savoir ton opinion sur la manière dont il
faut traiter la politique chez nous. T’occuperas-tu, une fois arrivé aux affaires,
d’autre chose que de faire de nous des citoyens aussi parfaits que possible ?
N’avons-nous pas déjà reconnu mainte fois que tel était le devoir de l’homme
d’État ? L’avons-nous reconnu, oui ou non ? Réponds. Oui, nous l’avons
reconnu, puisqu’il faut que je réponde pour toi. Si donc tel est l’avantage que
l’homme de bien doit ménager à sa patrie, rappelle-toi les hommes dont tu
parlais tout à l’heure et dis-moi si tu crois toujours qu’ils ont été de bons
citoyens, les Périclès, les Cimon, les Miltiade, les Thémistocle.
CALLICLÈS
Oui, je le crois.
SOCRATE
S’ils étaient bons, il est évident que chacun d’eux rendait ses concitoyens
meilleurs qu’ils n’avaient été jusqu’alors. Le faisaient-ils, ou non ?
CALLICLÈS
Oui.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 157
SOCRATE
Donc, lorsque Périclès commença à parler en public, les Athéniens étaient
moins bons que lorsqu’il prononça ses derniers discours ?
CALLICLÈS
Peut-être.
SOCRATE
Ce n’est pas peut-être, excellent Calliclès, c’est nécessairement qu’il faut dire,
d’après les principes que nous avons reconnus, s’il est vrai que cet homme
d’État était un bon citoyen.
CALLICLÈS
Et après ?
SOCRATE
Rien. Mais réponds encore à cette question : les Athéniens passent-ils pour
être devenus meilleurs grâce à Périclès, ou, au contraire, ont-ils été corrompus
par lui ? J’entends dire en effet que Périclès a rendu les Athéniens paresseux,
lâches, bavards, et avides d’argent, en établissant le premier un salaire pour
les fonctions publiques
1
.
CALLICLÈS
C’est aux laconisants aux oreilles déchirées
2
que tu as entendu dire cela,
Socrate.
SOCRATE
Eh bien, voici une chose que je n’ai pas apprise par ouï-dire, mais que je sais
positivement et toi aussi, c’est qu’au
515e-516c
début, Périclès avait une bonne
réputation et que les Athéniens ne votèrent contre lui aucune peine infamante,
au temps où ils avaient moins de vertu, mais lorsqu’ils furent devenus
d’honnêtes gens grâce à lui, vers la fin de sa vie, ils le condamnèrent pour
1
Périclès institua la solde pour l’armée et l’indemnité aux jurés, celle-ci en — 462, — 461.
2
Les admirateurs des Lacédémoniens s’adonnaient à la boxe comme eux, et leurs oreilles
portaient la trace des coups de poing. Cf.
Protagoras, 342 b
[‘XXVIII.’]
.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 158
vol ; ils faillirent même lui infliger la peine de mort, évidemment parce qu’ils
le jugeaient méchant
1
.
CALLICLÈS
Eh bien, Périclès était-il méchant pour cela ?
SOCRATE
En tout cas, un gardien d’ânes, de chevaux ou de bœufs serait jugé mauvais
s’il était dans le cas de Périclès, si, ayant reçu à garder des animaux qui ne
ruaient pas, qui ne frappaient pas de la corne, qui ne mordaient pas, il les avait
rendus sauvages au point de faire tout cela. Ne tiens-tu pas pour mauvais tout
gardien d’animaux, quels qu’ils soient, qui, les ayant reçus plus doux, les a
rendus plus sauvages qu’il ne les a reçus ? Est-ce ton avis, ou non ?
CALLICLÈS
Oui, pour te faire plaisir.
SOCRATE
Fais-moi donc encore le plaisir de répondre à ceci l’homme fait-il, ou non,
partie des animaux ?
CALLICLÈS
Sans doute.
SOCRATE
Or, c’était des hommes que Périclès avait à conduire ?
CALLICLÈS
Oui.
SOCRATE
1
Sur le procès que les Athéniens firent à Périclès et sur le véritable caractère de ce grand
homme, cf.
Thucydide, II, 65
, et Plutarque,
Vie de Périclès
,
[‘XXXI.’]
et
[‘XXXV.’]
.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 159
Eh bien, n’auraient-ils pas dû, comme nous venons d’en convenir, devenir par
ses soins plus justes qu’ils ne l’étaient avant, si Périclès avait pour les diriger
les qualités d’un homme d’État ?
CALLICLÈS
Certainement.
SOCRATE
Or les justes sont doux, au dire d’Homère
1
. Qu’en dis-tu ? N’est-ce pas ton
avis ?
CALLICLÈS
Si.
SOCRATE
Cependant il les a rendus plus féroces qu’il ne les
516c-517a
avait reçus, et cela
contre lui-même, le dernier qu’il eût voulu voir attaquer.
CALLICLÈS
Tu veux que je te l’accorde ?
SOCRATE
Oui, s’il te paraît que je dis la vérité.
CALLICLÈS
Soit donc.
SOCRATE
Mais en les rendant plus féroces, il les a rendus plus injustes et plus mauvais ?
CALLICLÈS
Soit.
1
Odyssée, VI, 120
et ailleurs.
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