PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 163
plus ! Ne trouves-tu pas cela absurde, camarade ? Tu m’as réduit, Calliclès, à
faire une véritable harangue en refusant de me répondre.
CALLICLÈS
@
LXXV. — Mais toi-même, ne saurais-tu parler sans qu’on te réponde ?
SOCRATE
Peut-être. En tout cas, je tiens à présent de longs discours, parce que tu refuses
de me répondre. Mais, au nom du dieu de l’amitié, dis-moi, mon bon ami, ne
trouves-tu pas absurde de prétendre qu’on a rendu bon un homme et, quand
cet homme est devenu et qu’il est bon grâce à nous, de lui reprocher d’être
méchant ?
CALLICLÈS
C’est mon avis.
SOCRATE
N’entends-tu pas tenir le même langage à ceux qui font profession de former
les hommes à la vertu ?
CALLICLÈS
Si, mais pourquoi parles-tu de gens qui ne méritent aucune considération ?
SOCRATE
Et toi, que diras-tu de ces hommes qui font profession de gouverner la cité et
de travailler à la rendre la meilleure possible et qui l’accusent ensuite, à
l’occasion, d’être extrêmement corrompue ? Vois-tu quelque différence entre
ceux-ci et ceux-là ? Sophistique et rhétorique, mon bienheureux ami, c’est
tout un, ou du moins voisin et ressemblant, ainsi que je le disais à Polos. Mais
toi, dans ton ignorance, tu crois que l’une, la rhétorique, est une chose
parfaitement belle et tu méprises l’autre. Mais en
520b-520e
réalité la sophistique
l’emporte en beauté sur la rhétorique autant que la législation sur la
jurisprudence et la gymnastique sur la médecine
1
. Pour moi, je croyais que les
orateurs politiques et les sophistes étaient les seuls qui n’eussent pas le droit
de reprocher à celui qu’ils éduquent eux-mêmes d’être mauvais à leur égard,
1
La gymnastique, qui fortifie le corps et prévient les maladies par l’hygiène, l’emporte sur la
médecine qui les guérit.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 164
qu’autrement ils s’accusent eux-mêmes du même coup de n’avoir fait aucun
bien à ceux qu’ils prétendent améliorer. N’est-ce pas vrai ?
CALLICLÈS
Certainement.
SOCRATE
Ce sont aussi, je crois, les seuls qui pourraient vraisemblablement donner
leurs services sans exiger de salaire, si ce qu’ils disent est vrai. Pour toute
autre espèce de service, par exemple, pour avoir appris d’un pédotribe à courir
vite, il se pourrait que le bénéficiaire voulût frustrer son maître de la
reconnaissance qu’il lui doit, si celui-ci lui avait donné ses leçons de
confiance et sans stipuler qu’il toucherait son salaire au moment même, autant
que possible, où il lui communiquerait l’agilité. Car ce n’est pas la lenteur, je
pense, qui fait qu’on est injuste, c’est l’injustice. Est-ce vrai ?
CALLICLÈS
Oui.
SOCRATE
Donc, si c’est précisément l’injustice que le maître lui retire, le maître n’a pas
à craindre l’injustice de son disciple, et, seul, il peut en toute sûreté placer ce
service sans condition, s’il est réellement capable de faire des hommes
vertueux. N’est-ce pas vrai ?
CALLICLÈS
J’en conviens.
SOCRATE
LXXVI. — C’est pour cette raison, semble-t-il, que pour toute autre espèce de
conseil, par exemple à propos d’architecture et des autres arts, il n’y a aucune
honte à recevoir de l’argent.
CALLICLÈS
Il le semble.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 165
SOCRATE
Mais s’il s’agit de la méthode à suivre pour devenir aussi bon que possible et
pour administrer parfaitement sa maison ou la cité, c’est une opinion établie
qu’il est honteux de n’accorder ses conseils que contre argent. Est-ce vrai ?
CALLICLÈS
Oui.
SOCRATE
520e-521c
La raison en est évidemment que parmi les bienfaits, c’est le seul qui
inspire à celui qui l’a reçu le désir de le rendre, de sorte qu’on regarde comme
un bon signe si l’auteur de ce genre de bienfaits est payé de retour, et comme
mauvais, s’il ne l’est pas. Les choses sont-elles comme je dis ?
CALLICLÈS
Oui.
SOCRATE
Quelle méthode veux-tu donc que je choisisse pour prendre soin de l’État :
dois-je combattre les Athéniens afin de les rendre les meilleurs possible,
comme fait un médecin, ou les servir et chercher à leur complaire ? Dis-moi la
vérité, Calliclès ; car il est juste que, comme tu as commencé par être franc
avec moi, tu continues à dire ce que tu penses. Parle donc nettement et
bravement.
CALLICLÈS
Eh bien, je te conseille de les servir.
SOCRATE
A ce compte, c’est au métier de flatteur, mon noble ami, que tu m’appelles.
CALLICLÈS
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 166
De Mysien, si tu préfères ce nom
1
; car si tu ne fais pas ce que je dis...
SOCRATE
Ne me répète pas ce que tu m’as déjà dit mainte fois, que je serais mis à mort
par qui voudra, si tu ne veux pas qu’à mon tour je te répète que ce sera un
méchant qui fera mettre à mort un honnête homme, ni que je serai dépouillé
de mes biens, si tu ne veux pas que je te répète aussi que mon spoliateur ne
saura pas en faire usage, mais que, comme il les aura enlevés injustement, il
en usera injustement, quand il en sera le maître, et s’il en use injustement, il en
usera honteusement et, mal, parce que honteusement.
CALLICLÈS
LXXVII. — Tu me parais bien confiant, Socrate, de croire qu’il ne t’arrivera
rien de semblable, parce que tu vis à l’écart, et que tu ne seras pas traîné
devant un tribunal par un homme peut-être foncièrement méchant et
méprisable.
SOCRATE
Je serais effectivement bien sot, Calliclès, si je ne croyais pas que, dans cette
ville, n’importe qui peut avoir à souffrir un jour ou l’autre un pareil accident.
Mais il y a une
521c-522b
chose dont je suis sûr, c’est que, si je parais devant un
tribunal et que j’y coure un des risques dont tu parles, celui qui m’y citera sera
un méchant homme ; car jamais homme de bien n’accusera un innocent. Et il
n’y aurait rien d’étonnant que je fusse condamné à mort. Veux-tu que je te
dise pourquoi je m’y attends ?
CALLICLÈS
Oui, certes.
SOCRATE
Je crois que je suis un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui
s’attache au véritable art politique, et qu’il n’y a que moi qui le pratique
aujourd’hui. Comme chaque fois que je m’entretiens avec quelqu’un, ce n’est
pont pour plaire que je parle, mais que je vise au plus utile et non au plus
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Passage de sens controversé. Calliclès semble vouloir dire : « Tu peux même dire métier de
Mysien au lieu de métier de flatteur, c’est-à-dire : tu peux le qualifier d’un terme encore plus
méprisable que celui de flatteur, mais exerce-le malgré tout, si tu ne veux pas qu’il t’arrive
malheur. » Les Mysiens étaient un peuple barbare et méprisé.
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