PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 160
SOCRATE
A ce compte, Périclès n’était donc pas un bon politique ?
CALLICLÈS
C’est toi qui le dis.
SOCRATE
Et toi aussi, par Zeus, si je m’en rapporte à tes aveux. Mais maintenant
parlons de Cimon. N’a-t-il pas été frappé d’ostracisme par ceux dont il prenait
soin, pour que de dix ans ils n’eussent plus à entendre sa voix ? Et Thémis-
tocle n’a-t-il pas été traité de même et de plus condamné à l’exil ? Quant à
Miltiade, le vainqueur de Marathon, n’avaient-ils pas voté qu’il serait jeté
dans le barathre
1
et, sans le prytane, n’y aurait-il pas été précipité ? Si
cependant tous ces hommes avaient eu la vertu que tu leur attribues, ils
n’auraient jamais été traités de la sorte. Il n’est pas naturel que les bons
cochers restent fermes sur leur char au début de leur carrière et qu’ils en
tombent juste au moment où ils ont dressé leurs chevaux et sont devenus
eux-mêmes plus habiles. C’est ce qui n’arrive ni dans l’art de conduire un
attelage, ni dans aucun autre. N’est-ce pas ton avis ?
CALLICLÈS
Si.
SOCRATE
Nous avions donc raison, à ce qu’il paraît, quand nous disions dans nos
précédents discours qu’il n’y avait jamais eu, à notre connaissance, de bon
politique dans notre ville. Tu avouais toi-même qu’il n’y en a point parmi nos
contemporains, mais qu’il y en avait eu jadis et à ceux-là tu donnais une place
à part. Mais nous avons reconnu qu’ils étaient exactement pareils à ceux de
nos jours, en sorte que, s’ils ont été des orateurs, ils n’ont fait
517a-518a
usage ni
de la véritable rhétorique, autrement ils n’auraient pas été renversés, ni de la
rhétorique flatteuse.
CALLICLÈS
1
Miltiade, ayant échoué au siège de Paros, fut condamné à une forte amende et mourut en
prison. Les historiens sont muets sur cette décision des Athéniens de précipiter Miltiade dans
le barathre.
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 161
LXXIII. — Il s’en faut pourtant de beaucoup, Socrate, qu’aucun des politiques
d’aujourd’hui ait jamais fait quelque chose de comparable aux œuvres de l’un
quelconque de ceux-là.
SOCRATE
Moi non plus, mon admirable ami, je ne les blâme pas, en tant que serviteurs
de l’État. Je crois même qu’à ce titre ils ont été supérieurs à ceux
d’aujourd’hui et plus habiles à procurer à la cité ce qu’elle désirait. Mais pour
ce qui est de faire changer ses désirs et d’y résister, en l’amenant par la
persuasion ou par la contrainte aux mesures propres à rendre les citoyens
meilleurs, il n’y a, pour ainsi dire, pas de différence entre ceux-ci et ceux-là.
Or c’est là l’unique tâche d’un bon citoyen. A l’égard des vaisseaux, des
murailles, des arsenaux et de beaucoup d’autres choses du même genre, je
conviens avec toi qu’ils ont été plus habiles à en procurer que ceux
d’aujourd’hui. Cela étant, nous faisons, toi et moi, à discuter ainsi, une chose
ridicule : depuis le temps que nous conversons, nous n’avons pas cessé de
tourner dans le même cercle, sans nous entendre l’un l’autre.
En tout cas, je suis sûr que tu as plus d’une fois avoué et reconnu qu’il y a
deux manières de traiter le corps et l’âme : l’une servile, par laquelle il est
possible de procurer au corps, s’il a faim, des aliments ; s’il a soif, des
boissons ; s’il a froid, des vêtements, des couvertures, des chaussures, bref,
tout ce que le corps peut désirer. C’est à dessein que j’emploie les mêmes
exemples, afin que tu me comprennes plus facilement. Quand on est en état de
fournir ces objets, soit comme négociant ou marchand au détail, soit comme
fabricant de quelqu’un de ces mêmes objets, boulanger, cuisinier, tisserand,
cordonnier, tanneur, il n’est pas surprenant qu’en ce cas on se regarde soi-
même et qu’on soit regardé par les autres comme chargé du soin du corps, si
l’on ne sait pas qu’outre tous ces arts il y a un art de la gymnastique et de la
médecine qui constitue la véritable culture du corps, et auquel il appartient de
commander à tous ces arts et de se servir de leurs produits, parce qu’il sait ce
qui, dans les aliments ou les boissons, est salutaire ou nuisible à la santé du
corps, et que tous les autres l’ignorent. C’est pour cela qu’en ce qui regarde le
soin du corps, ces arts sont réputés serviles, bas, indignes d’un homme libre,
tandis que la gymnastique et la musique passent à bon droit pour être les
maîtresses de ceux-là.
Qu’il en soit de même en ce qui concerne l’âme, tu sembles le comprendre au
moment même où je te le dis et tu en conviens en homme qui a compris ma
pensée ;
518b-519b
mais, un moment après, tu viens me dire qu’il y a d’honnêtes
citoyens dans notre ville, et, quand je te demande lesquels, tu mets en avant
des hommes qui me paraissent exactement tels en matière de politique que, si,
interrogé par moi, en matière de gymnastique, sur ceux qui ont été ou sont
habiles à dresser les corps, tu me citais avec le plus grand sérieux Théarion, le
boulanger, Mithaïcos, celui qui a écrit sur la cuisine sicilienne, et Sarambon,
PLATON — GORGIAS
— traduction d’Émile CHAMBRY 162
le marchand de vin, parce qu’ils s’entendent merveilleusement à prendre soin
du corps, en apprêtant admirablement, l’un le pain, l’autre les ragoûts et le
troisième le vin.
LXXIV. — Peut-être t’indignerais-tu si je te disais : Tu n’entends rien, l’ami,
à la gymnastique. Tu me nommes des gens qui sont des serviteurs et des
pourvoyeurs de nos besoins, mais qui n’entendent rien à ce qui est beau et bon
en cette matière. Le hasard peut faire qu’ils remplissent et épaississent les
corps de leurs clients et qu’ils soient loués par eux ; mais ils finiront par leur
faire perdre même leur ancienne corpulence. Ceux-ci, de leur côté, sont trop
ignorants pour accuser ceux qui les régalent d’être les auteurs de leurs
maladies et de la perte de leur poids primitif ; mais, si par hasard il se trouve
là des gens qui leur donnent quelque conseil, au moment où les excès qu’ils
ont faits sans égard pour leur santé auront longtemps après amené la maladie,
ce sont ceux-là qu’ils accuseront, qu’ils blâmeront, qu’ils maltraiteront, s’ils le
peuvent, tandis que, pour les premiers, qui sont la cause de leurs maux, ils
n’auront que des éloges.
Toi, Calliclès, tu agis exactement comme eux. Tu vantes des hommes qui ont
régalé les Athéniens en leur servant tout ce qu’ils désiraient, et qui ont, dit-on,
agrandi l’État. Mais on ne voit pas que l’agrandissement dû à ces anciens
politiques n’est qu’une enflure où se dissimule un ulcère. Car ils n’avaient
point en vue la tempérance et la justice, quand ils ont rempli la cité de ports,
d’arsenaux, de remparts, de tributs et autres bagatelles semblables. Quand
viendra l’accès de faiblesse, les Athéniens accuseront ceux qui se trouveront
là et donneront des conseils, mais ils n’auront que des éloges pour
Thémistocle, pour Cimon, pour Périclès, auteurs de leurs maux. Peut-être
est-ce à toi qu’ils s’attaqueront, si tu n’y prends garde, ou à mon ami
Alcibiade, quand avec leurs acquisitions ils perdront leurs anciennes
possessions, quoique vous ne soyez pas les auteurs du mal, mais seulement
peut-être des complices.
Au reste, il y a une chose déraisonnable que je vois faire aujourd’hui et que
j’entends dire également des hommes d’autrefois. Je remarque que, lorsque la
cité met en cause un de ses hommes d’État préjugé coupable,
519b-520b
ils
s’indignent et se plaignent de l’affreux traitement qu’ils subissent. Ils ont
rendu mille services à l’État, s’écrient-ils, et l’État les perd injustement. Mais
c’est un pur mensonge ; car jamais un chef d’État ne peut être opprimé
injustement par la cité même à laquelle il préside. Il semble bien qu’il faut
mettre ceux qui se donnent pour des hommes d’État sur la même ligne que les
sophistes. Les sophistes, gens sages en tout le reste, se conduisent d’une
manière absurde en ceci. Ils se donnent pour professeurs de vertu et souvent
ils accusent leurs disciples d’être injustes envers eux, en les privant de leur
salaire et ne leur témoignant pas toute la reconnaissance due à leurs bienfaits.
Or y a-t-il rien de plus inconséquent qu’un tel discours ? Des hommes
devenus bons et justes par les soins d’un maître qui leur a ôté l’injustice et les
a mis en possession de la justice pourraient lui faire tort avec ce qu’ils n’ont
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